Préparez-vous pour la bagarre (avatar)

Préparez-vous pour la bagarre

Autrice féministe

Abonné·e de Mediapart

5 Billets

0 Édition

Billet de blog 8 mars 2021

Préparez-vous pour la bagarre (avatar)

Préparez-vous pour la bagarre

Autrice féministe

Abonné·e de Mediapart

Décryptage de la lettre d'un violeur en Une de Libération

Dans l'introduction du Deuxième sexe, Simone de Beauvoir cite le philosophe et pro-féministe du 17e siècle Poulain de la Barre : « Tout ce qui a été écrit par les hommes est suspect, car ils sont à la fois juge et partie ». En ce jour de lutte pour les droits des femmes et des minorités de genre, Libération publie la lettre d'un violeur à sa victime. Analyse de texte.

Préparez-vous pour la bagarre (avatar)

Préparez-vous pour la bagarre

Autrice féministe

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est peut être parce que les hommes se pensent comme la norme, ou l'incarnation de la neutralité, qu’ils se sentent autorisés à parler de l’oppression dont ils sont les agents actifs et passifs ? Libération a décidé en cette journée internationale des droits des femmes et minorités de genre, de partager la lettre d’un violeur à sa victime, et de la mettre en Une. Mais rassurez-vous : car si « La force intellectuelle, la fougue de ce texte peuvent aussi susciter le rejet et jouer en sa défaveur (…) il apporte du matériau humain à une question douloureuse, complexe et taboue. ». Faut-il ne pas s’intéresser à la question des violences sexistes et sexuelles pour ignorer que le matériau  - la parole des agresseurs - se trouve partout : dans les salles de tribunal, dans les articles médiatiques, dans les oeuvres et dans les travaux d'autrices, chercheuses, juristes, psychiatres, sociologues (liste non-exhaustives) féministes et spécialistes de la question des agresseurs. J’ai bien pris note que la victime avait donné son accord pour la publication de cette lettre. Et que Libération s’engageait à ne pas respecter le secret des sources - et à transmettre les coordonnées de Samuel à la police - en cas de procédure judiciaires. Ca ne fait pas de ce projet une bonne initiative. Comment une source « brut », comme ce texte partagé sans analyse critique de sa forme et sans expertise, pourrait participer à une quelconque déconstruction de la culture du viol et des violences de genre  ? 

J’ai l’habitude d’analyser des textes écrits par des journalistes, mais c’est la première fois que j’ai à faire aux paroles d’un violeur «  à la source » si je peux dire. Et, bien qu’on m’ait promis  un « matériau humain » inédit, j’y ai retrouvé tous les mécanismes habituels de la culture du viol. 

La déresponsabilisation 

Traditionnellement dans les articles que j’ai pu analyser, quand il impossible de nier que les violences ont eu lieu, que la culpabilité est « prouvée » ou admise, on s’intéresse à la question de la responsabilité. Il y a trois parades habituelles pour déresponsabiliser les accusés, qui peuvent s’utiliser seules ou en combinaison :

C’est la faute des « pulsions irrépressibles » 

Samuel est sujet du verbe "violer" et c’est assez rare pour être souligné. Pourtant, les minutes avant le viol semblent lui échapper. Il n'agit plus, il "sent" un déferlement d’émotions ou de pulsions arriver et déclencher l'acte de viol. « J’ai senti une cascade de rage se déverser en moi. »  « J’ai perdu le contrôle. » « Je sentais une rage profonde » « Je n’ai rapidement plus existé que par les émotions extrêmes et rares que j’éprouvais ». «  mon regard devenu primal et animal ». En lisant cette lettre, je m'attendais à comprendre l'état d'esprit d'un homme au moment où il fait le choix de violer en conscience, parce qu'il en a la possibilité. Cette réalité n'est jamais racontée.

C’est la faute des femmes de l’entourage de l'homme ou de la victime

Il s’associe à sa victime Alma, dans un « nous » qui participe littéralement à la « construction d’une objectivité qui a invisibilité les pires actes, dont ce viol fait partie ». Voilà Alma co-responsable de son propre viol. Tout comme comme dans ces formules évoquant la réciprocité du gout du danger au sein du couple : « Si l’un de nous deux proposait de nouvelles bandes blanches à ne pas franchir, il était immédiatement moqué. Et on aimait ça. » «la violence que l’on se portait » « Les seules limites qu’on découvrait étaient nos destructions mutuelles » «  nous partagions tous les deux cette fascination pour le sombre, le rejeté, le borderline. » Alma l’aurait-elle cherché ? Samuel décrit la relation qui l'unissait à Alma, comme «  passionnelle, sans limites ni garde-fou, extrême ». Il aurait été nécessaire de ne pas qualifier une dynamique basée sur la domination, et qui débouche sur un viol de epassione. Les violences sexistes et sexuelles ne sont jamais la conséquence de l’amour, même si confondre les deux est un sport national en France. Elles ne tombent pas du ciel, un jour, à l’occasion d’un écart (pas de côté) ou d’un excès (trop plein).

C’est la faute de la société et/ou du destin (ou tout autre élément extérieur) 

La société serait-elle coupable ?  « La manière dont j’ai été sociabilisé comme «homme» m’a fait intégrer des dynamiques d’états et d’actions inconscientes qui, par définition, me sont profondément invisibles. Le façonnage d’un homme est partout puisqu’il est la norme. J’ai appris à privilégier mon plaisir aux dépens de celui des autres, à être habitué à des positions de pouvoir, à brider mes émotions, à masquer mes faiblesses et mes difficultés…(...) Ces déterminismes peuvent et doivent être identifiés, mais façonnent déjà ce que je suis et ce que je fais. Comment ai-je pu me construire un récit dans lequel il semblait cohérent que ce viol n’en était pas un ? La culture du viol agit directement sur ma manière d’envisager les femmes, leurs désirs, les miens, le viol et les violeurs. Tout cela ne doit en aucun cas tendre vers de la justification ou, pire, de la déresponsabilisation. La question est : comment tout faire pour que des actes comme celui que j’ai fait n’aient plus jamais lieu ? Les musées, livres et films regorgent de violences sexuelles qui ne sont pas catégorisées comme telles. D’autre part règne dans notre société une invisibilisation des phénomènes de violences. L’humour et les réactions qu’il implique masquent parfois des normalisations de crimes. Les remarques sexistes, homophobes, transphobes et plus généralement toutes les jugements violents ou insultes entretiennent un ignoble schéma dans lequel le viol est nourri. »

Tiercé gagnant. 

La victime, c'est moi  

Si vous suivez la page vous savez ce qui arrive ensuite. C’est l’inversion du statut de victime, amorcée ici d’une manière spectaculaire et inédite : «  Oui je ressasse ces souvenirs partiellement détruits par le traumatisme de m’être dissocié. ». En cas de traumatisme, l’amygdale cérébrale produit une grande quantité d’adrénaline et de cortisol qui pourrait littéralement provoquer un arrêt cardiaque chez les victimes de violences sexuelles (et autres violences). Le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel ce qui interrompt la production des hormones de stress « L’amygdale cérébrale est isolée du cortex ce qui entraîne une déconnection de la victime avec ses perceptions sensorielles, algiques, et émotionnelles, avec une anesthésie émotionnelle, c’est ce qu’on nomme la dissociation traumatique. »1 Si l’agresseur se dissocie, ce n’est pas parce qu’il subit une violence, mais parce qu’il a besoin de s’anesthésier émotionnellement pour faire face à ses comportements. Samuel n'est pas traumatisé par le viol dont il parle, il en est l'acteur. 

Dites le avec des hommes 

En guise de conclusion, je vous offre un bonus du mansplaining2 de Samuel, reprenant tout ce que les féministes rabâchent depuis les années 70, mais qui semble toujours plus « intellectuel » et « fougueux » quand c’est un homme, et peut être surtout un violeur, qui les dit. 

« je souhaite une remise en question. Une remise en question individuelle et collective de ce qui fait que des violences comme celles-ci peuvent exister et peuvent passer inaperçues. Je ne souhaite à personne d’être victime de ce que j’ai fait et, par prolongement, de faire ce que j’ai fait. Cette histoire n’est pas de l’ordre du privé et ne doit pas le rester. Changer les choses c’est aussi changer soi-même et agir. C’est pourquoi je refuse que mon récit se cantonne à mes proches. Il doit toucher les femmes et les hommes, les féministes et les autres, les violeurs qui se reconnaissent comme tels et les autres. Le viol n’est pas une affaire privée et j’invite celles et ceux qui lisent ces lignes à parler. Parler et écouter pour vaincre le doute, parler pour redécouvrir notre histoire, parler pour mettre fin à cela. Il est nécessaire d’élargir son champ de partage pour tendre vers une objectivité qui ne soit ni sexuée ni genrée. Du silence peuvent naître les pires excuses, les pires désirs et les pires conceptions d’autrui. Plus globalement, il est urgent de repenser les prismes de genres par lesquels nous sommes éduqué⋅e⋅s et nous éduquons. Certaines masculinités, certains mécanismes de groupe, certaines généralités, conscientes ou pas, jouent leur rôle dans la domination masculine et, par prolongement, dans les violences faites aux femmes. Les valeurs essentielles d’empathie, de respect, d’ouverture d’esprit (souvent décrites comme «féminines») doivent être des invariants de l’enseignement humain. Les éducations sexuelles et sociales s’entremêlent et doivent se faire de manière permanente et adaptée dès le plus jeune âge. Ce n’est pas le cas et c’est criminel. La première étape est de s’informer des viols, des violences, de leurs formes et de leurs sources, tout en faisant cela avec la conviction que ces sujets nous concernent. S’éduquer doit en partie permettre de ne pas détruire. J’aimerais être l’exception qui confirme cette règle. Je nous invite donc tou⋅te⋅s à nous pencher sur des témoignages, des écrits, des podcasts qui traitent beaucoup mieux que moi ces questions et qui surtout apportent des réponses.’Libérer l’écoute est aussi important que libérer la parole. Il est primordial de créer des espaces dans lesquels les partages et les discussions sont encouragés, tant pour les victimes que pour les agresseurs. Les monstres n’existent pas, ou alors nous en sommes les créateur⋅trice⋅s. Tous. Parler de «criminels», de «violeurs», de «dérangés» ne sert qu’à se démarquer lâchement des actes violents dont la source est le monde que nous avons créé et que nous entretenons chaque jour. Nous sommes tou⋅te⋅s responsables. Je suis responsable du viol que j’ai commis mais aussi de tous les autres. Toutes les violences sont liées et le sont par nous. Ce discours n’est pas fataliste mais dérange puisqu’il nous ramène à une même communauté humaine qui produit les pires actes. Nous avons donc pleinement le pouvoir de faire changer les choses. Cet écrit ne relate pas l’ampleur de la rage que j’ai à la vue de notre passivité aveugle. Je n’en peux plus et je ne suis pas seul. Certain⋅e.s sont broyé⋅e⋅s silencieusement par un système que nous laissons croître. Des vies sont détruites, parfois même sans le savoir. Et nous regardons, spectateur⋅rice⋅s d’un théâtre funeste duquel nous sommes acteur⋅rice⋅s. Il est temps de dire «stop». Cette situation n’est plus possible. Ecoutez-vous, écoutons-nous et avançons. »

1 Les mécanismes de la dissociation. Site Mémoire Traumatique et victimologie. Muriel Salmona

2 Réexplication par les hommes de ce que les femmes savent déjà.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.