Disclaimer mansplaining : Inutile de venir me présenter la preuve numéro 127 diffusée à 12h47 le 7 mai 2022 lors du procès en direct car je ne suis pas juge (et vous non plus). Je n'analyse pas les éléments du procès mais une certaine ambiance en ligne. Je suis légitime à le faire car c'est mon métier à plusieurs titres : en tant que communicante de crise sur les réseaux sociaux pour de grandes entreprises, créatrice d'une page féministe Préparez_vous_pour_la_bagarre suivie par 211 000 personnes et autrice d'un livre sur le sexisme : Défaire le discours sexiste dans les médias aux Éditions JCLattès.
« L’actualité n’existe pas en soi. Elle est la somme de ce que les journalistes valident. Labellisent. ». C'est Alice Coffin qui l’écrit dans Le Génie lesbien. Les rédactions sont nombreuses en France à avoir décidé que le procès Amber Heard - Johnny Depp relevait de la brève de fait divers, de la rubrique people ou même de la non-information. Il est habituel d'assister au déclassement de l'actualité relevant de la culture pop et de la téléréalité, pourtant, en plus d'être une affaire d’une importance capitale pour l'histoire du mouvement #metoo, elle raconte un emballement réactionnaire.
Rappel des faits
Ce que des millions d'internautes suivent en ce moment sur youtube, c’est un procès en diffamation engagé par Johnny Depp, contre son ex Amber Heard parce qu’elle a écrit dans le Washington Post en 2018 un édito où elle se présente comme victime de violences conjugales, sans citer son nom. Il estime qu'à la suite de cet article, sa carrière s'est effondrée et il demande 50 millions de dollars de réparation. Elle contre-attaque en demandant 100 millions d'euros à son ex-compagnon qu'elle accuse d’être à l'origine d’une campagne de harcèlement et de dénigrement sur les réseaux sociaux. Il est important de noter que Johnny Depp a déjà perdu un procès en diffamation en 2020 contre le journal britannique The Sun.
Un sujet journalistique
Le procès Heard - Depp écrit l’histoire du mouvement #metoo, et mérite d’être suivi et raconté par les journalistes. Cette affaire s’inscrit dans l’air du temps et dans une tendance à utiliser les plaintes en diffamation et en dénonciation calomnieuse contre les accusatrices de violences sexistes et sexuelles qui parlent publiquement. En France, la cour de cassation a rendu une décision historique le 11 mai concernant notamment la plainte en diffamation d'Eric Brion contre Sandra Muller, l'instigatrice de #balancetonporc. La plus haute instance juridique française a reconnu à Sandra Muller le bénéfice de la bonne foi et reconnaît que la dénonciation des violences sexistes relève de l’intérêt général. Cette décision dessine le contour d’une jurisprudence qui protège les futures lanceuses d’alerte et victimes en cas de dénonciations publiques. Pourtant, le vieux monde s’accroche et PPDA engage quasi dans le même temps un procès contre 16 femmes qui l'accusent d'agressions sexuelles et de viols : il se joue quelque chose de sociétal, de structurel autour de ce que certaines féministes appellent les procédures baillons.
Au delà du droit, une autre histoire se raconte autour de ce procès : celle de la bataille culturelle en cours dans l'opinion et sur les réseaux sociaux.
L'empire des hommes contre-attaque
L'affaire Amber Heard - Johnny Depp, c'est une histoire de vengeance. La revanche d'une catégorie d'hommes qui se vit dominée par les femmes et menacée par les avancées du mouvement #metoo. Ces hommes pensent que Johnny Depp est un martyr lynché par des médias et les entreprises culturelles comme les studios Disney à la solde de l'idéologie woke, et qu'il faut tout mettre en œuvre pour faire éclater la réalité de la domination féminine. Comme pour toutes les théories du complot, inutile de rappeler les chiffres sur les violences, ou de se remémorer qui dirige les foyers, les entreprises, les nations, les organisations internationales, le monde et même les vols dans l'espace : s'opposer à eux c'est n'avoir pas assez suivi l'affaire ou être à la botte d'un lobby misandre international. Ces groupes d’hommes anonymes se nourrissent de ce que les éditorialistes réactionnaires déversent chaque jour dans les médias. Des paroles comme celles de Pascal Bruckner - pour ne citer qu'un exemple - sur une chaine du service public en 2021 décrivant un "féminisme de procès qui crucifie l'homme blanc" frappent exactement au cœur des complotistes masculinistes et alimentent une machine à produire la haine des femmes.
Une adhésion aux mythes misogynes qui aura de grandes conséquences
Sans contre-feux médiatique pour décrypter et analyser le procès, la machine déraille. Pendant les trois premières semaines du procès Johnny Depp a été entendu sans contradictoire et le déferlement a commencé. Faux comptes, montages, mèmes. Amber Heard est humiliée, critiquée en commentaire. Si elle pleure : elle joue la comédie et ment. Si elle reste impassible, et ne pleure pas assez : elle ment. Sur Tik Tok on lui reproche d'être une comédienne, et de jouer le rôle de sa vie. Rappelez moi la profession de Johnny Depp ?
Cette campagne de dénigrement misogyne porte ses fruits notamment chez de jeunes féministes qui croient être subversives en prenant le parti d'un homme qu'on leur présente comme victime d'une sorcière. Elles semblent oublier que même si les violences étaient mutuelles, Amber Heard n'a pas menti en se déclarant victime de violences conjugales. Elles oublient aussi les effets dramatiques de cette séquence sur les victimes qui assistent à l'humiliation publique d'une femme qui a osé parler. Cette affaire donne la consigne de se taire, sous peine de se retrouver scrutées, humiliées, harcelées, menacées de mort. On passe le message, qu'à moins de coller au profil des "bonnes" victimes - innocentes, pures, stables, passives - on ne sera pas crues et même pire, punies. C'est ce qui me frappe le plus je crois : l'organisation d'une véritable campagne punitive contre Amber Heard parce qu'elle n'est pas parfaite. Sommes-nous condamnées nous les imparfaites, à subir des relations violentes sans répondre ou à en mourir pour être des victimes légitimes ?
Quelque soit l’issue du procès, Johnny Depp et l'argumentaire masculiniste ont gagné la bataille de l'opinion.
Mais pas la guerre.