Article publié sur 19 mai 2022 sur medium.com
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Adaptation de l'article publié le 11 avril 2022 dans le journal en ligne Universa UOL. Autrice : Larissa Ibúmi Moreira. Traduit de l'anglais par Karine Rybaka, à partir de la traduction portugais > anglais de Júlia Bittencourt.
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Depuis son ouverture le 11 avril 2022 devant le Tribunal du Comté de Fairfax en Virginie (USA), la bataille judiciaire longue et mouvementée qui oppose Amber Heard et Johnny Depp divise l'opinion et questionne notre société sur les notions fondamentales de genre. La fin des débats est proche.
"Méduse n'est pas la méchante qu'on s'imagine."
Un jour, ma fille est rentrée de l'école et m'a dit qu'elle connaissait l'histoire de Méduse. Cela ne m'a pas étonnée — je me souvenais avoir moi-même appris, il y a bien longtemps, comment la femme à la chevelure de serpents venimeux transformait ceux qui croisaient son regard en statues de pierre. Toutefois, ma fille connaissait déjà la partie principale de l'histoire, et elle me dit avec un petit air rebelle : "Méduse n'est pas la méchante qu'on s'imagine." Ça, je ne l'avais jamais appris à l'école. Bien sûr, elle est trop jeune pour connaître les détails de la légende — à savoir que Méduse a été condamnée et punie pour avoir été violée par le dieu Poséïdon. Néanmoins, ma fille savait que Méduse était la victime de l'histoire.
La légende de Méduse nous informe sur les rôles de genre d'une manière tout à fait exemplaire. L'homme, un dieu, peut prendre ce qu'il désire par la force. La femme désirable, Méduse, la prêtresse la plus belle et la plus dévouée du temple d'Athéna, est jugée et punie pour une seule raison : avoir subi la violence d'un homme sur son corps. Comme si la violence initiale ne suffisait pas, elle est humiliée, devient un monstre et est condamnée à ramper jusqu'à la fin de ses jours. Peu importe ce que Poséïdon lui a fait subir, elle restera une méchante pour l'éternité, jusqu'à ce que personne ne se souvienne de celle qu'elle était avant.
Revenons maintenant au 21e siècle : je me demande comment c'est, d'être un "dieu" des temps modernes. Une superstar de la constellation hollywoodienne, adulée par des générations sur plusieurs continents pour les rôles charismatiques qu'on a interprétés. Un homme dont les défauts sont considérés comme de simples "excentricités", mais aussi un homme dont le passé violent compte trois arrestations. Un homme connu pour son usage de stupéfiants et pour des faits d'agression, mais dont on justifie les actes comme étant typiques d'une "rock star". Je parle de Johnny Depp, arrêté en 1989 après avoir agressé l'agent de sécurité d'un hôtel au Canada, en 1994 après avoir vandalisé la chambre d'hôtel où il logeait avec son ex petite amie, la top model Kate Moss, et en 1999 après avoir agressé un paparazzo à Londres. En dépit de ces incidents, il reste intouchable, et sa carrière n'en finit par de prospérer.
Enfin, jusqu'à ce que le monde apprenne qu'il avait été violent physiquement et psychologiquement envers celle qui était alors son épouse, l'actrice Amber Heard. Depuis, toute recherche sur le nom "Amber Heard" conduit immanquablement à un flot de haine, d'attaques quotidiennes, d'injures et de menaces de mort à son encontre et à celle de sa petite fille. Amber Heard a récemment fait partie d'une étude du CCDH (Center for Countering Digital Hate - Centre de lutte contre la haine en ligne), qui dénonce la violence subie par les femmes sur Instagram. Amber Heard affirme recevoir fréquemment, entre autres formes de harcèlement, des messages lui suggérant de mettre fin à ses jours et menaçant sa fille. Uniquement parce qu'elle a osé ternir l'image impeccable du "dieu", le tout-puissant Johnny Depp, dont le passé violent est totalement oublié.
"Les agressions ont dû être terrifiantes"
Heard et Depp se marient en 2015 et 15 mois plus tard, l'actrice demande le divorce et obtient une injonction, fondée sur les photos d'ecchymoses sur son visage, prises après une agression de son mari. The Sun, tabloïde anglais, publiera en couverture un gros titre qualifiant Depp "d'homme qui bat sa femme". Convaincu qu'il allait continuer à profiter de son impunité, l'acteur intente un procès au journal pour diffamation. Heard témoigne sur l'exactitude de l'accusation et la cour apporte la preuve de 12 épisodes d'agression. Le juge statuera que Heard a craint pour sa vie au moins 3 fois. En rendant sa sentence, le juge Andrew Nicol dira : "Il est établi qu'elle a été victime d'agressions soutenues et multiples de la part de M. Depp" et "Les agressions ont dû être terrifiantes". Deux juges de la Cour d'Appel confirmeront la décision du juge Nicol.
Après une triple confirmation par les tribunaux que Depp est en effet un "mari violent", la vie de l'ancien couple devient publique. Quiconque souhaite avoir accès aux preuves et au dossier n'a qu'à faire une recherche rapide pour trouver les documents officiels du procès (sur le site judiciary.uk). Parmi ces documents, un témoignage a attiré mon attention : la transcription de la déclaration de l'un des témoins du mariage de Depp et Heard, l'auteur iO Tillett Wright : “La première chose que Johnny m'a dite après la cérémonie, en allant à la réception, c'est 'Maintenant je peux lui casser la figure, et personne ne pourra dire quoi que ce soit'." Être marié l'autorisait-il à la violer ?
Une campagne coordonnée
Mais les dieux ont leurs compagnons sur le Mont Olympe. Dans un échange de messages présenté devant la cour, Johnny Depp et son ami Paul Bettany, l'acteur qui joue Vision dans les Marvel, parlent de noyer Amber Heard et de "défoncer son corps brûlé ensuite pour s'assurer qu'elle soit bien morte". Ce sont les termes de Depp.
En 2018, Amber Heard écrit un éditorial dans le Washington Post — un article d'intérêt public appelant à la protection juridique des victimes de violences domestiques, dans lequel elle évoque son expérience personnelle sans nommer son bourreau. Bien que son nom ne soit pas cité dans l'article, Depp la poursuit pour diffamation et se tourne vers le tribunal des réseaux sociaux. Il lance une campagne de calomnie, en rendant publics des faux documents, des enregistrements audio tronqués et de fausses informations ayant pour but d'inverser les rôles, de discréditer Heard et d'encourager la haine et le harcèlement à son encontre. Ses propres termes sont : "Elle cherche à être humiliée devant le monde entier". Il faut faire d'elle le monstre à la chevelure de serpents, la méchante. La campagne est tellement intense que le juge révoque Adam Waldman, l'avocat de Depp, l'accusant d'avoir manipulé des informations afin de nuire à Heard.
L'analyste Christopher Bouzy, qui a révélé une campagne de haine contre Meghan Markle, nous apprend dans le documentaire "Johnny vs Amber", diffusé sur Discovery+, l'existence du même schéma concernant Amber Heard. Il déclare : "Début 2020, nous avons été contactés pour contrôler l'activité sur Twitter, et nous avons pu identifier environ 6.000 faux comptes qui visaient Mlle Heard". Il ajoute : "C'était clairement une campagne de calomnie, une campagne très coordonnée".
L'inversion de la charge
C'est un cas typique de déni, d'attaque et d'inversion des rôles de victime et coupable. Identifiée par la psychologue Jennifer Freyd, l'expression désigne une stratégie courante parmi les coupables qui commencent par nier que les violences ont existé, puis attaquent la victime et manipulent la vérité afin que l'opinion publique pense que ce sont eux, les coupables, qui sont les véritables victimes. La victime devient alors la coupable. Mais la stratégie ne fonctionne que parce que réduire au silence et discréditer la parole d'une femme, d'une victime de violences, est monnaie courante dans notre société.
En examinant de près les données, on peut distinguer les faits réels des fausses informations qui émergent du procès. Par exemple, Amber Heard n'a jamais été accusée d'agression par son ex petite amie, ni sous le coup d'une enquête pour parjure. Elle n'a jamais volé l'histoire du viol à une ancienne employée. L'histoire d'Amber est hélas vraie. Elle n'a jamais coupé le doigt de Depp, il s'est coupé lui-même et l'a ensuite accusée, comme le montrent les messages envoyés à son médecin. Elle n'a jamais agressé son ex petite amie, la photographe Tasya van Ree, qui témoignera même en faveur de Heard en Virginie. Bizarrement, les ex compagnes de Depp, Winona Ryder et Vanessa Paradis, ne témoignent quant à elles pas en faveur de Depp. En revanche, son ex petite amie Ellen Barkin est sur la liste des témoins de Heard, car elle déclare que Depp a été violent envers elle.
Amber Heard n'a pas le profil de la bonne victime
Il se trouve que Amber Heard n'est pas la victime parfaite. C'est une victime qui se défend. Les gens tendent à discréditer les violences quand la victime se défend. La divulgation d'un enregistrement d'une session de thérapie de couple, modifié et rendu public par Waldman, dans lequel Heard dit avoir frappé Depp, fait immédiatement d'elle l'agresseur, et Depp devient la victime. On commence à entendre des phrases qui commencent par : "Mais elle a aussi…", alors que la vérité, c'est qu'elle ne s'est pas laissée frapper sans rien dire. La société ne pardonne pas à une femme qui ne se laisse pas battre en silence. Quand une femme signale des violences, on se demande ce qui ne va pas chez elle, la victime, au lieu de se demander ce qui ne va pas chez l'agresseur.
Bombardé quotidiennement avec des vidéos manipulées, des fausses preuves et une narration très bien écrite par l'agresseur, l'internet a transformé Amber Heard en Méduse. Dans l'histoire, elle apparaît comme la méchante, celle qui a tout organisé, simplement pour détruire la carrière d'une immense star. Pendant combien de temps la carrière d'un homme vaudra-t-elle plus que la vie d'une femme ?
Malgré le fait que 12 épisodes d'agression ont été prouvés et confirmés par trois juges (et on sait à quel point la loi privilégie les hommes blancs et riches — pour qu'un homme aussi puissant que Depp perde, la situation devait être très grave), malgré les photos, malgré les déclarations de maquilleur.euse.s et de coiffeur.euse.s sur les blessures camouflées par leurs soins, malgré les témoignages d'employé.e.s, malgré les courageuses allégations de viol, malgré les vidéos où l'on voit Depp maltraiter Heard psychologiquement, et malgré une montagne de preuves disponible sur le site web du tribunal, le public reste persuadé que Heard est coupable, simplement parce qu'elle s'est défendue.
Contrôler le récit
Au fond, en engageant ces poursuites pour diffamation alors que toutes les preuves sont contre lui, Johnny Depp souhaite une seule chose : contrôler le récit. Peu importe s'il perd à nouveau devant un tribunal, ce qui compte c'est de sauver sa carrière en manipulant l'opinion publique contre Amber Heard.
Et j'en reviens donc à Méduse. Le dieu la viole, et c'est elle qui est punie, transformée en être détestable qui détruit la vie de quiconque croise son chemin. C'est ce qu'on entend et ce qu'on lit partout dans les médias et sur les réseaux sociaux à propos d'Amber Heard. Pourtant, ce qui est intéressant, dans la légende de Méduse, c'est que la déesse Athéna est celle qui juge et punit Méduse, alors que les autres dieux et déesses gardent le silence. Poséïdon la viole, mais c'est Athéna qui punit Méduse. Nous devons arrêter de protéger les hommes qui agressent et violent les femmes, sous prétexte que ce sont des "dieux", ou parce que la femme semble être la méchante de l'histoire. Si nous laissons les femmes qui dénoncent leurs agresseurs passer pour des méchantes, alors nous risquons de toutes devenir des Méduse.