Le 25 avril 2025, Aboubacar Cissé, 22 ans, a été assasiné de dix-sept coups de couteau dans la mosquée de La Grand-Combe, dans le Gard. Ce meurtre, commis dans un lieu de culte, aurait dû susciter l’émoi de la nation. Mais à la place d’un deuil collectif ou d’une reconnaissance politique, le silence. Ce silence n’est pas neutre. Il est l’expression d’un déni profond et structurel : celui de l’islamophobie en France.
Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur et chef des renseignements français , a justifié l’absence de prise de contact avec la famille en invoquant l'irrégularité de sa situation administrative. Comme si la dignité d’un mort dépendait de ses papiers. Dans un même temps, la famille est reçue à l’Assemblée nationale. Retailleau, garant de la sécurité publique, est allé jusqu’à qualifier le crime de « meurtre anti-islamiste », inversant la charge symbolique pour détourner le regard de la haine réelle. La ligne est fine, ici, entre un ministre et l’avocat d’un meurtrier. On aurait pu attendre de lui un mot sur la violence, la haine, la stigmatisation. Il a choisi l’effacement.
Ce silence n’est pas accidentel. Il s’inscrit dans une logique plus vaste, où l’usage du mot « terrorisme » est soumis à des enjeux politiques. Le terme « terrorisme » n’est pas qu’un concept juridique il est aussi - et surtout- un outil (géo)politique, mobilisé pour disqualifier certains acteurs, jamais d’autres. On désigne certains crimes comme terroristes, mais jamais ceux commis par des individus d’extrême droite contre des musulmans. Or, selon les services de renseignement français eux-mêmes, l’extrême droite représente aujourd’hui la deuxième menace terroriste du pays. Et pourtant, ses actes sont encore traités comme des faits divers.
Le traitement réservé à l’assassinat d’Aboubacar Cissé illustre de manière implacable cette hiérarchie raciale dans la reconnaissance de la souffrance. La République protège, mais pas tout le monde. Elle nomme certaines violences, mais pas toutes. Elle célèbre certaines mémoires, en efface d’autres. Et l’islamophobie, dans ce contexte, n’est pas comprise comme une haine raciale, mais comme une controverse religieuse. C’est là l’erreur majeure.
Comme l’a brillamment formulé Kaoutar Harchi, il ne s’agit pas ici d’un débat sur l’islam, ni d’une question théologique. Il s’agit d’un processus de racialisation du religieux. L’islamophobie transforme une appartenance réelle ou supposée en identité fixe, suspecte, immuable. Elle construit le musulman comme un corps radicalement autre, porteur d’une altérité menaçante. L’islamophobie n’est pas la simple peur de l’islam : c’est une machine à produire de l’exclusion, de l’infériorisation, de la discrimination, de la violence physiques et institutionnelle.
Ce mécanisme s’ancre dans une histoire coloniale profonde. Le premier usage du mot « islamophobie » a été recensé dans les années 1910, mais c’est un fonctionnaire français, durant la guerre d’Algérie, qui l’a utilisé pour décrire le traitement discriminatoire infligé aux musulmans « indigènes ». La République a ainsi une dette, une mémoire, et une responsabilité. Mais encore aujourd’hui, elle refuse de regarder cette histoire en face.
Le crime qui a coûté la vie à Aboubacar Cissé n’a pas seulement été marqué par la violence extrême de l’acte : il l’a aussi été par les mots de son assassin. « Ton Allah de merde », a-t-il proféré avant de frapper. Il ne s’agit pas d’un simple meurtre. Il s’agit d’un acte islamophobe, nourri d’une haine explicite à l’encontre d’une religion et de ceux qui la pratiquent.
Nous sommes en droit de nous demander : Sur quels fondements le Parquet national antiterroriste écarte-t-il la qualification terroriste, alors que l’auteur du crime a poignardé sa victime en prière, dans une mosquée, en proférant 'Ton Allah de merde ?
Ce silence politique et institutionnel autour d’Aboubacar Cissé n’est pas une simple négligence. Il est l’expression d’un ordre racial, où certaines victimes sont pleurées, et d’autres ignorées. Où certaines violences sont nommées, et d’autres dissoutes dans l’indifférence. Aboubacar Cissé n’était pas une menace. Il était un jeune homme, croyant, priant. Il a été assassiné dans un lieu de paix. Et la République ne lui a même pas accordé un mot.
Il est temps que cela change. Il est temps que les institutions nomment cette haine pour ce qu’elle est. Il est temps que l’on reconnaisse que l’islamophobie tue. Qu’elle tue des corps, mais aussi des appartenances, des vies possibles, des récits entiers. Aboubacar Cissé aurait dû être pleuré comme l’un des nôtres. Il est mort dans le silence. Mais nous, nous avons le devoir de parler.