En 2015, dans L'Occident terroriste : d'Hiroshima à la guerre des drones, Noam Chomsky dénonce un double standard qui traverse les politiques internationales. Alors que les interventions militaires de l’Occident sont souvent justifiées pour des raisons humanitaires, des actions similaires menées par d’autres nations sont qualifiées de terrorisme. Cette contradiction s'incarne particulièrement dans la pensée néoconservatrice, portée par des figures comme Bernard Kouchner et Mario Bettati, qui théorisent un "droit à l'ingérence humanitaire", un droit essentiellement préventif et non reconnu par le droit international public, invoqué lors des interventions en Syrie et en Irak.
Cette distorsion des normes internationales trouve son origine dans l'absence de définition claire du terrorisme en droit international. Toutefois, cette absence de consensus peut se justifier, car le terrorisme transnational s’est radicalement transformé. Comme l'indique Ghassan Salamé dans La Tentation de Mars, le terrorisme contemporain par son aspect protéiforme échappe à toute définition simple :” il est sans théâtre, ni lieu fixe, ni acteurs déterminés,” ce qui le rend difficile à cerner. Cette évolution du terrorisme renforce l’asymétrie des perceptions, où les mêmes actes peuvent être considérés comme de la résistance pour certains, et comme des actes terroristes pour d’autres, selon les rapports de force et les intérêts politiques.
L'usage politique des listes d’organisations terroristes
Face à cette imprécision, un outil commun a émergé pour lutter contre le terrorisme : les listes d’organisations terroristes. Alexis Coskun, dans son article “Les listes d’organisations terroristes, un instrument juridique éminemment politique”, critique l’usage de ces listes, soulignant qu'elles sont utilisées à des fins politiques et qu’elles portent atteinte aux droits fondamentaux. En effet, ces listes, bien qu’elles reposent sur un consensus global contre le terrorisme, manquent de garanties juridiques et sont souvent opérées sans justification publique, ce qui empêche les entités concernées de se défendre de manière équitable. En d’autre terme, elle constitue pour le juge de l’union européenne lui-même une atteinte au droit de la défense à un procès équitable, un principe élémentaire de nos états de droit (art 6 CEDH).
Les récentes décisions de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ont mis en évidence les limites de ce système. Si la Cour reconnaît la nécessité de garantir la sécurité nationale, elle insiste également sur l’obligation de transparence, notamment lors des réexamens. Ainsi, des arrêts récents, comme celui concernant le Hamas, ont renforcé cette exigence, précisant que des preuves fondées uniquement sur des articles de presse ne sont pas suffisantes pour justifier une inscription sur les listes. Dans l'affaire des Moudjahidines du peuple d'Iran, un groupe fut retiré de la liste pour absence de justification suffisante, illustrant les risques liés à une telle approche. Cela révèle l'usage politique de ces listes, où les États peuvent agir sans devoir fournir de preuves tangibles, tout en violant les droits des individus inscrits.
Justice d’exception et dérives sécuritaires
Le recours à des dispositifs de justice d'exception est une autre facette de cette lutte contre le terrorisme. Les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et de l’Hyper Cacher ont poussé à une réévaluation du rôle de l’autorité judiciaire dans la lutte antiterroriste. Vanessa Codaccioni, politologue, a observé qu’historiquement, cette dynamique trouve ses racines dans la création de la Cour de sûreté de l'État en 1963, destinée à réprimer les menaces terroristes internes, comme l’OAS ou les indépendantistes bretons et corses ou des mouvements maoïstes. Cette juridiction a introduit des dispositifs dérogatoires au droit commun pour gérer ce que l’on qualifiait alors d'« ennemis intérieurs », une logique qui perdure dans les législations anti terroristes actuelles.
Aujourd’hui, ces pratiques se sont institutionnalisées avec l’introduction de peines aggravées, de gardes à vue prolongées, et de tribunaux spécialisés sans jury pour certains crimes. Cette justice d’exception transforme peu à peu la lutte contre le terrorisme en un combat administratif plus qu’un combat judiciaire, où les restrictions aux libertés fondamentales deviennent des préalables pour garantir la sécurité. Ce glissement s'est accentué avec l’adoption de lois antiterroristes qui, sous prétexte de protéger la société, empiètent sur les principes de l’État de droit et le bon fonctionnement de la justice. Encore recemment , Marc Trévidic, ancien juge antiterroriste, déplore lui-même l’usage détourné de la loi du 13 novembre 2014 contre l’apologie du terrorisme, qu’il avait pourtant soutenue. Avant son transfert dans le code pénal par le législateur par la loi du 13 novembre 2014, “l’apologie du terrorisme” était reprimée par la loi de 1881 sur la liberté de la presse en son article 24. Ce durcissement des mesures, bien que motivé par une augmentation des signalements, semble s’éloigner de l’objectif initial de la loi, selon le juge Trévidic, tout en empiétant sur les libertés publiques.
Le « terrorisme » comme outil politique
Mais ce sont les usages contemporains du terme « terrorisme » qui soulèvent les plus grandes interrogations.
Aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme, couplée à la déshumanisation de l’"ennemi" – comme le montre Kaoutar Harchi dans Ainsi, l’animal et nous – permet de justifier des violations du droit international par les démocraties occidentales. Cela va jusqu’à légitimer ce que Didier Fassin appelle "le consentement à la destruction de Gaza". Dans cette logique, il semble plus juste de qualifier des actes comme terroristes, plutôt que des organisations, ce qui pourrait nuancer le jugement sur des entités comme le Hamas ou le PKK, classées terroristes par certains, mais pas par d’autres, comme l’ONU.
Dans le contexte post-colonial, cette dynamique perdure. Les puissances occidentales, tout en luttant contre les formes de terrorisme qu’elles désignent, n’hésitent pas à recourir à des pratiques similaires lorsqu’elles défendent leurs intérêts géopolitiques. Cette hypocrisie est particulièrement évidente en Israël/Palestine, mais également en Afrique du Nord, où l’Occident intervient militairement tout en désignant les acteurs locaux, comme les groupes islamistes, comme des terroristes. Cela montre bien que le terme « terrorisme » n’est pas un concept neutre, mais un outil au service des rapports de force géopolitiques.
La nécessité d’une approche plus nuancée
Il apparaît donc qu'une approche plus nuancée est nécessaire pour analyser les actes terroristes, en privilégiant une définition centrée sur les actions concrètes plutôt que sur les identités des organisations. Une telle approche permettrait de mieux différencier les actions du FLN des actes terroristes de sa branche armée, l’ALN, ou de la résistance palestinienne et des attaques terroristes du 7 octobre 2023 de la branche armée Hamas. Cela permettrait également d'éviter la réduction systématique des luttes anticoloniales à du terrorisme, une tendance qui a longtemps été utilisée pour délégitimer les mouvements de libération nationale.
Le terme « terrorisme » ne doit pas être un instrument politique servant à justifier des actes de guerre ou des violations du droit international, comme c’est le cas avec l’usage qui en est fait par les puissances occidentales. En agissant ainsi, l’Occident semble oublier que la lutte contre le terrorisme ne peut être menée de manière efficace que si elle respecte les principes fondamentaux du droit international et des droits humains.
En fin de compte, la lutte contre le terrorisme, loin de justifier des atteintes aux droits humains, doit se concentrer sur des actions concrètes et mesurables. Les listes d’organisations terroristes et la justice d’exception, bien qu’elles apportent des solutions rapides à des menaces complexes, soulèvent des questions essentielles concernant les libertés individuelles et la transparence des processus judiciaires. Plutôt que d’alimenter une vision binaire et idéologique du terrorisme, il est impératif de réévaluer les moyens de lutte, en mettant l’accent sur des critères objectifs et respectueux des principes de l’État de droit.
Autrement, l’Occident risquerait d'oublier qu’on ne peut pas combattre le terrorisme par des moyens qui contredisent les valeurs qu’il prétend défendre.