Le 7 janvier dernier a marqué un double symbole, lourd de résonances pour notre histoire collective. D’un côté, la disparition de Jean-Marie Le Pen, patriarche d’une extrême droite française qui a trop longtemps prospéré sur la haine et la division – un "menhir" antisémite, raciste et ancien tortionnaire durant la guerre d’Algérie. De l’autre, le 10ᵉ anniversaire des attentats de Charlie Hebdo, qui ont marqué une fracture irréversible dans nos consciences.
Depuis ce 7 janvier 2015, la peur s’est transformée en levier politique. Depuis, les laïcards comme Sophia Aram, Caroline Fourest ou Richard Malka se sont fait ou refait un nom sur l’horreur. Depuis, l’Occident génocide Gaza. Depuis, Emmanuel Macron, ce Brüning français, gouverne avec des airs de modernité mais creuse les sillons d’une société à deux vitesses. Depuis, une internationale fasciste, silencieuse mais résolue, sème ses graines dans le terreau fertile des crises. Depuis, nous sommes là, témoins d’une normalisation lente mais implacable, où l’extrême droite ne s’impose pas seulement par les urnes mais par les idées, insidieuses, métastasées au cœur de nos institutions.
Jean-Marie Le Pen : disparition d’un antisémite, implantation d’une idéologie
Les réactions qui ont suivi ces événements, bien que variées, ont toutes révélé une charge émotionnelle intense, presque palpable. Sur les chaînes d’information en continu, la hiérarchisation des priorités s’est rapidement imposée. Sur BFM, par exemple, le souvenir des attentats de Charlie Hebdo, moment fondateur d’une certaine mobilisation collective autour de la liberté d’expression, a été effacé en un clin d’œil par la mise en lumière de la veuve Le Pen, érigée en témoin d’un héritage qu’aucun mot n’aurait dû réhabiliter aussi vite.
Pendant ce temps, dans une tout autre atmosphère, la jeunesse de gauche – et particulièrement ces petits-enfants issus de l’immigration maghrébine – s’est rassemblée place de la République. Ils y commémorent, non pas avec tristesse, mais avec un mélange de soulagement et de défi, la disparition de celui qui incarnait les blessures infligées à leurs familles. Celui qui avait torturé leurs grands-pères, marqué leurs mères d’un mépris indélébile, jeté dans la Seine leurs pères, et laissé une trace sombre et tenace, comme une cicatrice sur l’identité des générations suivantes. Car oui, Jean-Marie Le Pen a maintenant les deux yeux fermés. Au-delà de cette euphorie collective se profile une lucidité implacable :l’extrême droite, insidieuse et vorace, s’est ancrée partout, des failles sociales jusqu’à l’intelligentsia parisienne, où elle impose désormais sa doxa dans les médias et les maisons d’édition.
François Bayrou, chef de file du MoDem et Premier ministre en exercice, s’est contenté de qualifier Jean-Marie Le Pen de "personnalité de la vie politique française", évoquant une figure marquée par "les polémiques". Derrière cette posture feutrée, c’est moins un hommage qu’une compromission qui s’exprime. Une complaisance qui dépasse l’enjeu tactique de neutraliser une seconde censure portée par le RN à l’Assemblée nationale, pour révéler un ancrage plus profond dans une tradition de droite accommodante. Il faut s’en souvenir : l’UDF, dont le MoDem est l’héritier, offrait à la Libération un refuge à la droite antigaulliste. Une continuité idéologique qui, aujourd’hui encore, ne cesse d’interroger.
L’AFP, quant à elle, a d'abord fait l'erreur de présenter Jean-Marie Le Pen comme un "tribun hors pair" et un "provocateur sulfureux". Ce n’est qu’ensuite, dans une rectification bien que tardive mais salutaire, qu'elle a mentionné son antisémitisme.
Knafo/Dray : un débat pour blanchir Zemmour, réhabiliter Le Pen et accabler Mélenchon
Dans le même temps, l’extrême droite a inséré une nouvelle pièce dans la machine de la bataille culturelle, proposant aux Français un débat “d’esprits libres” made in Figaro TV, entre Sarah Knafo, députée européenne de Reconquête, et Julien Dray, ancien député PS de l’Essonne et co-fondateur de SOS Racisme. Un débat qui n’a de libre que l’apparence, où les antagonismes sont aussi artificiels que les prétendues divergences idéologiques. Patrick Buisson peut reposer en paix : la gramscisation de droite poursuit son inexorable avancée.
Devecchio consacre les premières minutes de ce débat à tracer un parallèle entre Jean-Marie Le Pen et Éric Zemmour, mais dès que la question de l'antisémitisme se pose, il bifurque soudainement pour orienter la discussion vers une comparaison avec Jean-Luc Mélenchon. Pourquoi avoir abandonné cette comparaison entre Zemmour et Le Pen à un moment aussi crucial ? Une telle rupture laisse perplexe et soulève des interrogations sur les véritables objectifs de cette mise en scène médiatique.
Pourquoi ne pas revenir sur le "Suicide Français" d’Éric Zemmour, et plus précisément sur son chapitre "Robert Paxton, notre maître à tous" ? Eric Zemmour tente, en filigrane, dans ce livre une réhabilitation du Régime de Vichy en remettant en cause Paxton et légitime les propos condamnés de JM Lepen énonçant que la collaboration ce n'était pas si horrible que ça. Pour rappel, les travaux de Paxton ont redéfini notre perception de la collaboration française avec l’Allemagne nazie. Il a démoli le mythe du Pétain sauveur, prouvant que Vichy n’a pas seulement obéi aux ordres allemands mais a souvent anticipé et appliqué des politiques antisémites de son propre chef. Paxton a aussi mis en lumière le rôle des élites françaises, de l’administration aux intellectuels, dans cette collaboration active, ainsi que l'antisémitisme d'État orchestré par Vichy, comme en témoignent des mesures telles que le Statut des Juifs de 1940 ou les rafles, dont celle du Vél’ d’Hiv. En clair, avant Paxton on disait "C'était la guerre, Pétain a fait ce qu'il a pu." Une analyse qui, loin des récits réconfortants du passé, fait éclater la vérité dans toute sa complexité.
Julien Dray poursuit son intervention en déroulant la thèse de son livre, selon laquelle Jean-Luc Mélenchon serait antisémite. Ne trouvant aucun argument tangible, Dray se lance alors dans une psychanalyse douteuse. Pour étayer cette accusation, il évoque les origines espagnoles catholiques de Mélenchon, prétendant que celles-ci le relient à une époque où l'antisémitisme gangrenait certaines populations. En somme, une tentative, plus que fragile, de créer un portrait à charge là où l’inexistence d’éléments probants impose le silence.
Pour expliquer le récent intérêt de Jean-Luc Mélenchon pour la situation des musulmans et des Arabes en France, lui qui déclarait en 2015 : "Je conteste le terme d'islamophobie", Julien Dray se réfère aux théories trotskistes de Tony Cliff sur les “masses islamiques”. Selon ces théories, ces masses incarneraient à la fois un esprit révolutionnaire et une opposition à l’impérialisme américain, deux éléments structurants de la pensée mélenchoniste. À ce moment-là, on est bien plus enclin à croire l’analyse de Dray, qui, tout comme Mélenchon, a été un trotskiste. Certes, l’un était pabliste quand l’autre était lambertiste, mais ils partageaient cette même matrice révolutionnaire, qui continue aujourd’hui de nourrir la pensée de Mélenchon. Emmanuel de Waresquiel, dans son dernier ouvrage "Il nous fallait des mythes", ressort les thèses de Fouchet sur la Révolution française et l’islam, cette étrange parenté entre les deux mondes. Et qu’a-t-il trouvé en commun entre ces deux phénomènes apparemment éloignés ? La quête de vertu, à une époque où chacun doit chercher en soi cette pureté originelle, et la passion révolutionnaire qui, comme une flamme, dévore tout sur son passage. C’est là qu’est la connexion, ce fil tendu entre des visions du monde qui, malgré leurs différences, se nourrissent de cette même fièvre de changement radical, d’un désir de tout renverser. Une alchimie où l’idéologie, et non l’histoire, impose ses propres lois.
En clair, la gauche d’aujourd’hui se revendique de Robespierre, tandis que l’extrême droite, elle, peine encore à se détacher de son héritage pétainiste. Et Pétain ce n’est pas la France, c’est le IIIème Reich. On peut (ou non) rejeter le jacobinisme comme modèle, mais il reste, indéniablement, un élément fondamental de l’histoire française. Bref, Mélenchon c’est du made in France.
Zemmour, en se réclamant de Napoléon, réécrit l’histoire à sa façon. Loin de l’image du héros national qu’il veut promouvoir, Napoléon, comme le montre Ahmed Youssef dans Bonaparte. Napoléon, une passion arabe ?, admirait l’islam et Mahomet, qu’il voyait comme un conquérant plutôt que comme un prophète. Il s’inspirait du Coran pour son Code Napoléon et, bien qu'il n'ait jamais voulu se convertir, respectait les croyances des Égyptiens, allant jusqu’à permettre à ses officiers de le faire. Ce portrait de Napoléon contraste fortement avec l’image que Zemmour cherche à imposer.
De son côté, S.Knafo, en s’appuyant sur l’héritage d’Albert Memmi, instrumentalise son identité juive pour attaquer d’autres minorités, notamment musulmanes. Elle en fait un outil pour revendiquer une "supériorité culturelle", tout en excluant ceux qu’elle considère comme "étrangers" ou "parasitaires". En reprenant l’expression “masses islamistes” et non "islamiques"— qu’elle adopte. Ainsi, le débat semble davantage être un moyen pour l'un et l'autre de se nourrir idéologiquement que de véritablement se contredire.
“Dray parle comme Jean-Marie Le Pen”
"Dray parle comme JMP" affirme Bruno Gollnisch, ex numéro 2 du RN, mais en réalité, il semble déjà avoir franchi ce cap. La question qu’on doit se poser est simple : vote-t-il Marine Le Pen ? L’homme qui, en 1988, luttait contre Jean-Marie Le Pen, prend aujourd’hui soin de différencier la fille du père. Il refuse de voir en Marine Le Pen l’antisémitisme qui marquait Jean-Marie. Mais alors, qu’en est-il du racisme ? Là, Dray se tait. Et ce silence parle plus fort que tout. Depuis les attentats de l’Hyper Cacher et, surtout, depuis le 7 octobre, la bataille culturelle menée par l’extrême droite prend une ampleur nouvelle. La doxa dominante a désormais trouvé sa ligne : pour les Juifs, la menace principale vient des “Arabes”. Ces mêmes Arabes avec qui, pourtant, ils ont vécu pendant des décennies. Ceux qui, encore aujourd’hui, comme lors de rassemblements dans le 95 en 2024, continuent de scander : "Juifs et musulmans, même combat". Le combat des dominés, disait Marx. Ces mêmes Arabes qui s’identifient toujours à Frantz Fanon, ce dernier qui écrivait : "Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l'oreille, on parle de vous."
S.Knafo, visiblement satisfaite, l’incite à poursuivre dans cette veine, se félicitant que seul CNEWS, Le Figaro et la droite lui offrent une tribune. Finalement, il franchit le pas et qualifie les actions de Jean-Luc Mélenchon de “criminelles”. Dans la foulée, il martèle que la “gauche républicaine” doit rompre radicalement avec l’héritage mitterrandien, appelant à la désunion de la gauche. Il n’hésite pas à invoquer Mendès France, rappelant son rejet des communistes, alors liés à Moscou, pour souligner son propre positionnement.
Finalement, S.Knafo reproche à J.Dray le rôle qu’a joué le « vote musulman » dans l’élection de F.Hollande en 2012, tout en étant pleinement consciente des motivations actuelles de J.Dray et de l’enjeu stratégique qu’il représente désormais dans sa lutte culturelle. Elle lui reproche d’avoir mis sur le même plan racisme et antisémitisme, alors qu’elle se consacre à combattre ce dernier tout en tolérant, voire en cultivant, le racisme. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle lui reproche, lui qui s’est spécialisé dans la dimension sécuritaire lors de ses mandats, de ne pas avoir vu le voile de Creil, là où Elisabeth Badinter l’avait bien perçu.
La réalité, c’est que si le baron noir a pu basculer avec l’extrême droite, c’est parce qu’il réduit le racisme à une simple faute morale, une vision qui ignore la véritable nature du racisme, un enjeu avant tout politique. Après le 7 octobre, la morale ne suffit plus : aujourd’hui, lorsqu’on attaque un Arabe, ce n’est pas la même chose que lorsqu’on attaque un Juif.
S.Knafo : l’oubli de l’histoire coloniale au service de la bataille culturelle
Celle qui se pose en héritière de Marie-France Garaud et prône l’idée d’un front commun dans ce qu’elle qualifie de « guerre des tranchées » entre Français catholiques et juifs d'une part, et Français musulmans de l'autre, semble, par ses propos, appeler tacitement à une guerre civile. Elle choisit délibérément d'ignorer un fait historique fondamental : ce sont des tirailleurs africains et musulmans, en 1940, qui ont été déterminants pour empêcher que la France ne devienne un Land de l'Allemagne. Le regrette-t-elle seulement, ou préfère-t-elle l’oublier ?
Ce silence sur l’histoire coloniale et la contribution des soldats africains prend une résonance d'autant plus forte lorsque l’on repense aux événements du 1er décembre dernier. À l’occasion de la commémoration des massacres de Thiaroye, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a rappelé à l'État français ce qu’il doit au Sénégal, soulignant avec insistance "l’importance de reconnaître et d’honorer cette mémoire partagée". Un rappel nécessaire, qui met en lumière l'amnésie persistante de la France sur le rôle fondamental joué par les tirailleurs africains dans son histoire.
Lors du débat, S.Knafo revient sur la polémique qu'elle a suscitée avec l'Algérie concernant l'Agence Française de Développement (AFD). L'AFD est un établissement public français qui finance des projets de développement dans les pays en développement, principalement sous forme de prêts (environ 80 %) et, dans une moindre mesure, de subventions (environ 20 %). Ces financements ont pour objectif d’améliorer les conditions de vie, l’accès à l’éducation, à la santé, à l’environnement et de promouvoir le développement durable. Cependant, l’AFD ne se limite pas à des dons humanitaires. Les projets financés peuvent inclure des contrats stipulant que des entreprises françaises réalisent une partie des infrastructures, ce qui permet à celles-ci de bénéficier des fonds alloués. Cette orientation a conduit certains à critiquer l’AFD pour son approche qui mêle développement et intérêts économiques, parfois au détriment d’une aide strictement humanitaire. Comparer l'Algérie, comme le fait S.Knafo, à une femme divorcée, à qui l’on aurait donné son indépendance, et qui mendierait une pension alimentaire à travers l'AFD, constitue effectivement une réécriture profonde (et erronée) de l’histoire. L'Algérie a conquis son indépendance dans le sang, au prix d’une lutte acharnée et d’une guerre de décolonisation violente. Pourtant, il est plus facile pour certains, comme Reconquête, de prétendre que la France l’a simplement accordée, dans un geste de générosité. Parler de « divorce » implique implicitement l’idée d’un « mariage » et suggère un « consentement mutuel » à la colonisation, ce qui revient, en définitive, à nier la réalité de la colonisation elle-même.
L'extrême centre, à travers l'article de Gabriel Attal publié hier dans Le Figaro Vox, remet en question l’accord franco-algérien de 1968. C’est du « petit lait » (encore) pour le camp Zemmour. Car si les médias ne nous disent pas explicitement comment penser, ils nous orientent subtilement sur ce à quoi penser. Faire entrer dans l'agenda politique et médiatique les relations entre la France et l’Algérie, c'est (encore) donner raison à l’extrême droite.