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Billet de blog 24 janvier 2025

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Quitter X ? : l’échec de la gauche à affirmer son indépendance communicationnelle

X n’est pas seulement un réseau social : c’est le théâtre d’une guerre culturelle que l’extrême droite gagne de plus en plus. Quitter la plateforme suffit-il à enrayer l’influence qu’elle exerce sur le débat public, ou cela marque-t-il simplement une désertion dans une bataille culturelle que la gauche peine déjà à mener ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 20 janvier 2025, jour de l’investiture de Donald Trump, une partie de la classe politico-médiatique française a lancé l’action #HelloQuitteX.

Ce jour-là, plusieurs figures de proue, à l’instar de Le MondeLibérationMediapart, l’ONG Oxfam, et de nombreux élus écologistes tels que Grégory Doucet, maire de Lyon, Cyrielle Chatelain, présidente du groupe Écologistes à l’Assemblée nationale, et Sandrine Rousseau, ont pris la décision de quitter X, le réseau social propriété d’Elon Musk, soutien affiché du nouveau président républicain.

Ce geste, présenté comme une réponse aux dérives idéologiques et à la polarisation amplifiée par X, soulève une question essentielle : quitter la plateforme suffit-il à enrayer l’influence qu’elle exerce sur le débat public, ou cela marque-t-il simplement une désertion dans une bataille culturelle que la gauche peine déjà à mener ?

Trois jours après les faits, force est de constater que les leaders de la gauche française – de Jean-Luc Mélenchon à Olivier Faure, en passant par Marine Tondelier – continuent d’être actifs sur X, s’adonnant à leur exercice quotidien de « com ». Et cela, tout en fustigeant avec vigueur « l’horreur du salut nazi » attribuée au PDG de la plateforme ainsi que les dérives qu’elle alimente. Une incohérence qui mérite d’être interrogée.

Dès l’apparition de cette application, les débats sur son impact sur nos démocraties ont jailli. Nous avons rapidement compris qu’en transformant chacun en journaliste, X diluait toute responsabilité, technique et éthique journalistique : tout le monde devenait journaliste, donc plus personne ne l’était vraiment. Cette dérégulation de l’information a ouvert la voie à la prolifération de contenus inappropriés, à une recrudescence de délits de presse, tandis que le législatif peinait à formuler des réponses pénales adaptées.

Plus inquiétant encore, X est devenu un théâtre de « mises à mort sociales », comme en témoigne la campagne pour les municipales parisiennes de 2020. À travers l’emballement médiatique et les lynchages publics qu’elle facilite, la plateforme montre à quel point elle est devenue un espace toxique pour le débat démocratique.

Et pourtant, malgré ces constats alarmants, les responsables politiques, notamment ceux qui prétendent incarner une alternative progressiste, restent scotchés à leurs comptes, prisonniers d’une mécanique qui ne cesse de miner la qualité de nos démocraties. Peut-on dénoncer les dérives d’un système tout en y participant sans réserve ? La question reste posée. 

X n’est pas seulement un réseau social : c’est le théâtre d’une guerre culturelle que l’extrême droite gagne de plus en plus.

La place qu’a prise X dans la vie politique et médiatique française est devenue vertigineuse, au point de transformer l’ensemble des acteurs de l’information en dépendants de cette plateforme. Pour les politiques, X est un outil indispensable de communication : qui, en effet, irait écouter une intervention en hémicycle à 23 heures ou suivre une commission à 9 heures du matin le lendemain ?

Sur X, ils diffusent leurs positions, mettent en scène leurs divergences avec leurs adversaires et affichent leur soutien, transformant leur rôle en une fabrique constante d’information. Les journalistes, quant à eux, y trouvent un moyen de démontrer leur impact : l’audimat traditionnel est désormais complété, voire supplanté, par les vues et les partages de leurs reportages ou articles. Pour les pigistes, X devient un levier professionnel, remplaçant France Travail en offrant des opportunités via des messages privés ou en organisant des « dej presse » à revendre aux rédactions, garantissant un accès exclusif aux personnalités du débat public.

Les programmateurs télé n’échappent pas à cette dynamique : ils scrutent la plateforme pour repérer les politiques ou intervenants ayant « percé » grâce à une déclaration marquante ou une invective virale. Autour de cette mécanique, tout un écosystème gravite : attachés de presse dont la crédibilité repose sur leur carnet d’adresses et leur réactivité, ou encore des apprentis « spin doctors » qui cherchent l’analyse percutante et opportune, toujours en avance sur les autres. En somme, X est devenu le cœur d’un microcosme de pouvoir qui fonctionne par et pour cette plateforme, révélant une dépendance devenue indéniable.

Sous Musk, X n’est plus un simple réseau social ou un outil de la vie politique. X devient une arme idéologique, un CNEWS en 280 caractères : un espace où la haine prospère et les idées extrêmes se normalisent. Cette évolution n’est pas le fruit du hasard, mais elle est la vision incarnée par Elon Musk lui-même, une figure ambivalente oscillant entre un libertarianisme revendiqué et des dérives flirtant avec le proto-fascisme, dessinant ainsi les contours d’un libéralisme autoritaire.

Sous prétexte de défendre une liberté d’expression absolue, il a transformé X en un terrain où désinformation et violence symbolique prolifèrent librement, tout en muselant les voix opposées à ses intérêts. Il a placé la « liberté d’expression » au-dessus des libertés individuelles de la même façon qu’il place la liberté économique au-dessus de tout. C’est à cela que l’on reconnaît les prémices du fascisme : la hiérarchie des libertés tant prônée par Carl Schmitt.

Ce « paradoxe » – intrinsèque au libertarianisme – révèle une conception utilitariste de la liberté : tolérer l’extrême et la haine, mais restreindre toute remise en cause de son pouvoir. Ce mélange explosif entre discours libertaire et autoritarisme alimente une crise démocratique, où le pouvoir technologique devient un instrument d’ingérence étrangère et idéologique. Musk n’ouvre pas la voie à un véritable pluralisme, mais impose un espace façonné à son image, où la liberté devient un alibi pour consolider un nouvel ordre idéologique.

Comme nous l’enseigne Marc Bloch, la victoire idéologique de l’extrême droite précède toujours la victoire politique. Musk l’a bien compris : en façonnant X selon ses principes, il sape les fondations mêmes du débat démocratique. Celui qui est en train de fonder « une internationale fasciste » en apportant son soutien tant à Trump qu’à Georgia Meloni ou l’AFD en Allemagne prépare un terrain où l’idéologie prime sur la vérité, préfigurant ainsi les potentielles victoires politiques à venir.

Cette stratégie d’étrangeté, où l’extrême droite s’installe insidieusement dans les esprits bien avant d’accéder formellement au pouvoir, n’est pas nouvelle. Comme l’historien Marc Bloch l’avait analysé dans « L’Étrange Défaite » (1946), la débâcle de 1940 était le résultat d’une lente érosion idéologique. Bien avant la chute militaire, la France des années 1930 avait déjà préparé le terrain pour Vichy : fragmentation sociale, montée de la xénophobie, recours aux solutions autoritaires et abandon progressif des idéaux démocratiques. 

Aujourd’hui, le parallèle est frappant. Comme dans les années 1930, l’extrême droite contemporaine prospère sur le terreau fertile d’une crise démocratique et d’une confusion idéologique croissante. Les réseaux sociaux, en particulier X, jouent un rôle central dans ce processus. Ces plateformes ne se contentent pas de diffuser des idées : elles polarisent, désinforment et amplifient un brouillard idéologique, rendant difficile de discerner les conséquences réelles de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. 

 La stratégie est d’une redoutable efficacité : normaliser des idées extrêmes en les intégrant dans le discours quotidien, jusqu’à ce qu’elles paraissent légitimes. Ce mécanisme insidieux banalise progressivement des positions autrefois marginales, affaiblissant les garde-fous démocratiques. Comme l’aurait sans doute résumé Bloch : « Les victoires de l’extrême droite ne sont jamais soudaines ; elles s’appuient sur une lente conquête des esprits et un affaissement des principes démocratiques. » Ainsi, sous couvert de modernité technologique, les réseaux sociaux deviennent les complices volontaires de cette montée en puissance, où la dérive idéologique précède et prépare la dérive politique. 

La nécessité pour la gauche de (re)penser son indépendance communicationnelle.

S’il est vrai que le matérialisme de gauche est parfois abrute en ce qu’il manque de romantisme, son incapacité à penser matériellement des moyens de communication efficaces et souverains constitue un échec majeur dans la bataille culturelle.

La souveraineté ou indépendance numérique commence par la propriété des outils d’expression. Pourtant, la gauche a progressivement abandonné ce terrain stratégique, laissant cet enjeu au capitalisme et aux GAFAM, laissant les réseaux sociaux, les journaux et les canaux médiatiques se structurer sous l’influence de logiques réactionnaires.

Aujourd’hui, des tentatives comme Blue Sky -pour les RS- Le Média, Politis, Regards ou des chaînes YouTube militantes existent, mais elles demeurent trop fragmentées et marginales pour offrir une alternative crédible à des plateformes comme X, où se jouent désormais des luttes idéologiques mondiales.

Le pouvoir ne réside pas uniquement dans les contenus diffusés, mais dans le choix des lieux d’expression où ces contenus prennent vie. Tant que la gauche continuera de se plier à l’agenda numérique imposé par X, elle restera complice d’un système qui banalise les idées extrêmes et fragilise les garde-fous démocratiques. Quitter X ne serait pas un simple geste symbolique, mais un acte fondateur pour réaffirmer sa souveraineté et reprendre la main dans la bataille idéologique. Car l’histoire nous enseigne une vérité cruciale : les victoires de l’extrême droite ne sont jamais brutales ni soudaines. Elles sont le résultat d’un travail patient, d’une conquête progressive des esprits, jusqu’à l’érosion des principes démocratiques. 

 Pourtant, face à cette réalité, la gauche n’a pas su ou voulu poser ce geste nécessaire. Les départs de X, rares et marginaux, n’ont eu aucun poids, et l’élan collectif qui aurait pu enclencher un changement de paradigme ne s’est jamais formé. Si, au contraire, la gauche avait décidé de quitter X dans son ensemble pour investir une autre plateforme comme BlueSky, elle aurait forcé la presse, les médias et les programmateurs télé, toujours attentifs aux dynamiques politiques, à suivre le mouvement. L’ensemble du microcosme politico-médiatique, attaché à relayer les positions des figures de la gauche, aurait été entraîné dans ce basculement, offrant l’opportunité de créer un nouvel espace d’expression. 

 Mais il en a été autrement. Par choix ou par résignation, il est désormais clair : la gauche restera sur X, continuant à évoluer dans un espace où les règles sont fixées par d’autres, au risque de perdre davantage de terrain dans une bataille idéologique qui, pourtant, conditionne son avenir.

Contraindre X par la législation européenne : un vœu pieux ?

Pour justifier sa présence sur X, la gauche, à l’instar de Marine Tondelier, rétorque que c’est à la plateforme de se conformer au droit. L’argument est séduisant : pourquoi céder du terrain à un outil désormais central dans les batailles idéologiques et culturelles ? Pourquoi laisser le champ libre à une plateforme où les idées extrêmes prospèrent et où les garde-fous démocratiques sont piétinés ? 

En théorie, l’Union européenne dispose d’armes juridiques solides pour contraindre X, et son propriétaire Elon Musk, à respecter le droit. Le Digital Services Act (DSA), récemment entré en vigueur, est présenté comme un levier majeur pour réguler les grandes plateformes numériques. Il impose des obligations strictes en matière de transparence, de modération des contenus et de lutte contre la désinformation. En cas de manquement, les sanctions financières prévues sont lourdes, allant jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial. 

Mais la vraie question est ailleurs : l’Union européenne a-t-elle réellement les moyens d’appliquer ces mesures ? Et surtout, en a-t-elle la volonté politique ? Car si les instruments juridiques existent, encore faut-il qu’ils soient utilisés avec détermination. Or, l’UE reste souvent timorée face aux géants technologiques, multipliant les avertissements sans aller au bout des sanctions. 

 N’en reste pas moins que X dépasse le cadre d’une simple régulation juridique : il s’agit aussi d’un enjeu de relations internationales, où le droit s’efface souvent devant les rapports de force. Dans cette confrontation, c’est la France, et plus largement l’Europe, face aux États-Unis. 

 Elon Musk n’est pas seulement un entrepreneur, il est une figure stratégique dont les intérêts s’alignent sur ceux de la puissance américaine. X, sous son contrôle, est devenu bien plus qu’une plateforme : un levier idéologique et un outil d’influence mondiale. Vouloir contraindre Musk à respecter le cadre législatif européen, c’est défier une architecture de pouvoir où la souveraineté numérique reste dominée par les États-Unis. 

 L’exécution du droit européen, dans ce contexte, n’est pas une simple formalité : elle est conditionnée à une capacité de l’Europe à s’imposer face à une superpuissance qui protège tacitement ses champions technologiques. Tant que l’Europe ne parviendra pas à renverser cette asymétrie, ses ambitions de régulation resteront des déclarations de principe. 

 Ainsi se pose une question fondamentale, à la fois juridique, politique et géopolitique : la France et l’Europe peuvent-elles encore peser face à des plateformes qui incarnent à elles seules des rapports de puissance mondiaux ? X, par son rôle central, cristallise cet enjeu. Si l’Europe ne parvient pas à imposer sa souveraineté numérique, elle ne fera que confirmer sa place en retrait, dans une bataille où les règles sont dictées ailleurs. Finir par quitter X ne serait peut-être pas une défaite, mais un acte de résistance : celui de refuser un terrain où le déséquilibre des forces condamne à l’impuissance.

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