« La richesse des territoires »
Patrick VIVERET
Merci. Bonjour à toutes et à tous. Quand on parle du couple richesse et territoire, c’est toujours intéressant d’aller regarder dans les origines longues des mots et des significations. Et curieusement, on se rend compte que ça veut dire la même chose. En tout cas, richesse et Terre, c’est la même chose.
Quand vous prenez par exemple dans les traditions des sagesses orientales, la
Terre est du côté du yin. Et comment définit-on la caractéristique fondamentale du yin dans ces
traditions de sagesse ? C’est la puissance créatrice. Et quand on regarde le mot « richesse » et la
racine originelle du mot « richesse », qui est « reik », on se rend compte que la définition première
de la richesse, c’est la puissance, qui donnera d’ailleurs dans un certain nombre de langues, par
exemple en allemand, « Reich ». C’est-à-dire qu’on est dans les deux cas, qu’il s’agisse de la Terre
comme yin, comme puissance créatrice ou du côté de la richesse comme puissance, la question
fondamentale qui nous est posée, c’est « Est-ce qu’on est en présence d’une puissance créatrice,
d’une terre féconde ou d’une terre stérile qui est souvent caractérisée par le fait que la captation de
richesses commence par des logiques de domination qui mettent fin à la puissance créatrice ? ».
Pour terminer sur ce point à la fois historique et étymologique, il est très intéressant de voir que les
premières traditions sur le yin et le yang sont nées dans des sociétés non patriarcales. D’ailleurs,
l’essentiel de la transmission de sagesse se faisait par les femmes, par les yogini, notamment dans la
tradition du tantrisme cachemirien qui remonte à à peu près 5 000 ans. Et le rapport au yang était
celui du rapport entre la puissance créatrice qui était le coeur du yin, et ce qui est souvent plus
étonnant, ce qui caractérisait le yang, c’était la capacité d’émerveillement. Nous sommes tous
traversés de yin et de yang. Mais évidemment, il y a en général plus de yin du côté féminin et plus
de yang du côté masculin. Si la partie yang de l’humanité n’a pas accès à sa capacité
d’émerveillement, à ce moment-là, elle est d’autant plus fascinée par la puissance. Mais n’ayant
pas, pour des raisons biologiques, l’équivalent de la puissance créatrice du côté féminin, cette
puissance se transforme en puissance dominatrice et est d’abord retournée contre les femmes.
Et cette question : Comment la puissance peut-elle être créatrice ? Comment la Terre peut-elle être
féconde et comment à l’inverse se prémunit-on contre les dangers de l’infécondité qui sont liés aux
dangers de la captation de richesse et de pouvoir ? Cette question longue, qui nous vient depuis
plusieurs millénaires de l’Humanité, est aussi une question éminemment actuelle. Et lorsque nous
voyons des immenses mutations auxquelles nous sommes confrontés et qui questionnent tous les
territoires, depuis le territoire planétaire jusqu’à nos territoires locaux, nous voyons bien que la
façon dont nous nommons, dont nous comptons, dont nous représentons ce que nous appelons la
richesse, la valeur d’activité, est très souvent un obstacle à cette puissance créatrice et est souvent
source de stérilité et d’infécondité plutôt que de potentialités créatrices. Prenez le caractère
systémique des mutations que nous sommes en train de vivre, et on peut les résumer en jouant sur la
sonorité du mot français « air » par trois grands changements d’air. Le changement d’air, celui du
défi écologique, le changement d’ère, l’entrée dans de nouvelles ères historiques, avec la sortie des
sociétés industrielles et l’entrée dans la révolution de l’intelligence et du vivant. Et le changement
d’aire, c’est-à-dire le changement profond du rapport au territoire.
La caractéristique fondamentale de ces mutations, c’est que la façon dont nous nommons et dont nous comptons traditionnellement et de façon dominante la richesse, ne permet pas de prendre en charge les défis nouveaux auxquels nous sommes confrontés et de mettre en évidence leurs potentialités créatrices. Prenons le changement d’air, le défi écologique, et nous voyons bien
qu’aujourd’hui, il est singulièrement caractérisé par l’enjeu climatique, mais l’enjeu climatique
n’est lui-même qu’un sous-ensemble du défi écologique plus large. Et bien ce changement d’air, il est très difficilement pris en compte par notre représentation de la richesse. Parce que tant qu’on a défini - et en particulier à partir des années 30 et plus encore après la seconde guerre mondiale, avec la naissance des comptabilités nationales, avec la naissance des indicateurs comme le produit
national brut ou ensuite le produit intérieur brut- la richesse essentiellement par sa seule caractérisation monétaire, et avec pour objectif premier la reconstruction et la modernisation industrielle en oubliant les autres caractéristiques fondamentales de la richesse, tous les biens et toutes les ressources de nature écologique n’avaient pas leur place dans cette définition de la richesse. Dès qu’un bien était abondant et gratuit, il n’avait pas de valeur économique. Et curieusement, il ne prend de la valeur économique que pour autant qu’il est en voie de destruction ou en voie de pollution.
L’eau en tant que telle n’a pas de valeur économique, mais à partir dumoment où il faut construire soit de l’assainissement, soit du remplacement par de l’eau minérale,alors à ce moment-là, il y a une industrie de l’eau et vous allez voir l’eau rentrer dans le calcul du
produit intérieur brut. Et ceci est vrai de l’ensemble des biens écologiques.Et évidemment, lorsque nous sommes confrontés à l’ampleur d’un défi écologique où la nature se rappelle à nous et nous rappelle du même coup que des biens abondants et gratuits peuvent devenir
des ressources non renouvelables, et bien le fait de ne pas avoir dans nos indicateurs de richesse des éléments qui nous alertent sur la réalité de nos ressources naturelles et patrimoniales estévidemment un problème absolument fondamental.En général, il y a un lien entre les deux ressources fondamentales que sont l’amour et l’eau fraîche.Mais là, je ne sais pas ce que je vais inventer du point de vue scénographique sur la partieamoureuse. Donc nous voyons bien que sur les défis écologiques, c’est la raison pour laquelle nousne pouvons pas prendre toutes les questions qui sont liées à l’énorme défi du changement climatique, avec nos indicateurs de richesse actuels.
La phrase attribuée à Jacques Chirac, dont nous savons qu’elle est de Nicolas Hulot à Johannesburg« La maison brûle, mais nous regardons ailleurs ». Non seulement nous regardons ailleurs, mais nous pouvons dire que nous sommes en train de mettre de l’huile sur le feu de la maison qui est entrain de brûler. Et l’une des raisons majeures pour lesquelles nous avons cette attitude contreproductive,c’est que nos indicateurs de richesse, que ce soient ceux des nations à travers la comptabilité nationale et le produit intérieur brut, que ce soit ceux des entreprises à travers la nature de la comptabilité générale, que ce soit ceux des Etats à travers les systèmes de comptabilité publique, ont pour caractéristique de nous inciter à mettre de l’huile sur le feu de la maison qui est en train de brûler, puisque quantité de richesses fondamentales ne vont pas trouver place dans nos systèmes de compte, et en particulier nos richesses de nature écologique. Ils ne vont trouver véritablement de place que justement lorsqu’ils seront en voie de destruction ou de pollution. Donc
nous le voyons sur la question du changement d’air, du défi écologique, mais c’est aussi la même chose si nous parlons du changement d’aire, du rapport à nos territoires. Qu’il s’agisse de nos territoires locaux, qu’il s’agisse du territoire mondial, qu’il s’agisse de ces nouveaux territoires relationnels que l’on appelle les territoires virtuels. Vous avez un atelier sur les territoires dits numériques. A chaque fois, nous sommes au coeur de ressources qui sont d’un côté des ressources écologiques et de l’autre côté des ressources humaines, des ressources anthropologiques. Et la plus grande partie de ces ressources ne vont pas s’exprimer sous la forme de flux monétaires classiques.
Et à partir du moment où toutes ces ressources vont être absentes, elles vont être du même coup invisibles dans nos systèmes de compte, dans nos systèmes de bilan.
Et lorsque nous allons avoir à travailler sur la mise en potentialités créatrice de ces ressources, et bien une très grande partie de ces ressources… L’OCDE a évalué récemment à 86 % l’ensemble des ressources en capital naturel ou en capital social et humain, qui sont invisibles dans nos systèmes comptables économiques. Le capital au sens économique classique ne représentant selon les travaux
mêmes de l’OCDE - qui pourtant n’est pas spécialement alternative comme organisation internationale - que 14 % de l’ensemble des ressources en capital. Ça veut dire qu’avant même les fondamentaux économiques, vous savez, à chaque fois qu’il y a crise financière, et nous sommes de nouveau rentrés dans un cycle long de crises financières, on dit « Oui, mais il faut regarder les fondamentaux économiques ». Les fondamentaux économiques certes, mais il n’y a pas de fondamentaux économiques si on ne regarde pas d’abord les fondamentaux écologiques et les fondamentaux humains, les fondamentaux anthropologiques. Parce qu’une économie sans écosystème vivable et sans être humain est évidemment une économie qui est impossible à mettre en oeuvre. Et les fondamentaux écologiques et humains pour l’essentiel, donc à peu près de l’ordre de 86 %, ils ne vont pas apparaître dans nos comptes. Et donc le changement d’aire de notre rapport au territoire, lui aussi va être fortement déséquilibré.
Et puis lorsque nous prenons le changement d’ère, le changement formidable d’époque historique qui se produit lorsque nous sortons de sociétés qui sont prioritairement organisées autour de la question de la production et de la production industrielle vers des sociétés où la question clé, derrière le problème des services, c’est à la fois le rapport à l’intelligence et à la nouvelle révolution
qui est en train de rentrer, qui est encore plus radicale que la révolution de l’information et de l’intelligence, qui est la révolution du vivant elle-même. Et ce changement d’ère comme changement d’époque historique, il va bouleverser notre façon de concevoir les temps de vie.
Lorsque vous êtes dans une société industrielle qui est prioritairement caractérisée par le travail et par le travail rémunéré, ce que l’on va appeler activité dans une vie humaine, c’est le temps de travail rémunéré. Et ce que l’on va appeler inactivité, ça va être tout le reste. Lorsque l’on rentre dans des sociétés où le temps moyen passé sur une vie de 76 ans - ce qui vous fait à peu près 700 000 heures de vie - dans ce temps de 700 000 heures de vie, le temps d’activité au sens économique et statistique du terme, ça va varier entre une moyenne de 60 000 heures à 85 000 heures. C’est-à-dire aux alentours de 10 % du temps total de vie !
Si vous continuez à définir l’activité uniquement en ces termes-là, vous allez avoir deux
conséquences catastrophiques. Première conséquence catastrophique, des éléments déterminants de
l’activité, de la richesse, de la capacité créatrice de nos territoires vont se trouver totalement
négligés, mis sous le boisseau, parce que pour donner trois exemples, l’ensemble des activités
domestiques représente beaucoup plus de temps humain que le travail au sens statistique du terme.
Et le mot économie nous rappelle que « oikos nomos », l’organisation de la maison, le socle de
l’économie, ce sont les activités domestiques. Ces activités domestiques, elles sont totalement
invisibles. Vous ne les trouvez dans le produit intérieur brut que lorsque ces activités domestiques
sont marchandes. Dès lors qu’elles ne sont pas marchandes, elles sont invisibles, elles relèvent de la
sphère de l’inactivité et de l’improductivité. Ça n’est d’ailleurs pas par hasard que ce qu’on a appelé
économie à partir du XVIIème siècle, résulte d’un véritable coup d’état sémantique de la
bourgeoisie patriarcale, parce que ce que les Grecs avaient appelé économie, c’était l’organisation
des activités domestiques et c’était prioritairement une activité féminine. Et lorsque la bourgeoisie
patriarcale, à partir du XVIIème siècle, décide que la grande affaire n’est plus la politique mais est
l’économie, comme elle n’a pas spécialement envie de redonner le pouvoir aux femmes, elle va
appeler économie l’ensemble des activités extérieures à la maison. Au sens précis du terme, on
devrait parler « d’orconomie » et non pas d’économie.
Donc le pan immense des activités domestiques sur lesquelles aucune autre forme d’économie ne
serait possible est invisible. Toutes les activités qui relèvent du capital social, de la vie associative
en général, si elles ne se traduisent pas de façon marchande, elles sont invisibles. J’avais pris cet
exemple dans mon rapport « Considérer la richesse », qui vous est cher puisque vous êtes aux
premières loges sur le terrain de ce paradoxe, ce que j’avais appelé le paradoxe de l’Erika. Lorsque
l’on regarde le formidable capital social que représente la vie associative dans une nation, et dans le
cas du paradoxe de l’Erika, c’était flagrant, du point de vue de nos indicateurs de richesse, c’était
l’Erika qui était source de croissance économique. Parce que les flux monétaires liés à
l’indemnisation, au remplacement du pétrolier, au coût économique de la dépollution, etc., tous ces
flux monétaires ne sont pas mis dans une colonne spéciale de la comptabilité nationale qui dirait
« Attention, ces flux monétaires sont générés par une catastrophe, par un accident, par une
destruction ». Non, on ne s’intéresse qu’aux flux monétaires sans s’intéresser à la nature de
l’activité qui les a produits. Et quand bien même c’est une activité dangereuse, destructrice,
catastrophique qui a été à l’origine de ces flux monétaires, ça va constituer autant de valeurs
ajoutées supplémentaires qui vont être ensuite agrégées positivement à l’intérieur du produit
intérieur brut. Inversement, les bénévoles qui allaient dépolluer gratuitement les plages, eux,
c’étaient des inactifs improductifs qui non seulement étaient invisibles dans nos systèmes de
comptes, mais on peut même dire que par différence, ils contribuent à faire baisser le produit
intérieur brut. Parce que comme il aurait fallu de toute façon dépolluer, même s’il n’y avait pas eu
de bénévoles, on aurait dû faire appel à du personnel rémunéré. Et donc par différence, on peut dire
que le bénévolat, la vie associative contribue potentiellement à faire baisser le taux de croissance
dans nos sociétés. Vous voyez à quel point on marche sur la tête.
Vous imaginez une grève générale des associations dans nos pays, le pays s’arrête. Un pays comme la Belgique peut vivre cinq mois sans gouvernement mais on ne peut pas vivre plus de quelques semaines sans vitalité du tissu associatif. Cet énorme capital social est invisible dans nos systèmes de compte. Et c’est la même chose pour des activités aussi fondamentales et aussi vitales que
donner la vie, que la façon dont on accompagne la petite enfance, que la plus grande partie de l’accompagnement des mourants, etc., etc. C’est-à-dire que des éléments qui sont non seulement nécessaires et vitaux ne vont pas être présents.
Et donc lorsque nous passons de sociétés qui sont
prioritairement centrées sur de la production industrielle et sur du travail rémunéré, à des sociétés
où les questions des services, et notamment des services relationnels, et la question de la
connaissance - le Conseil de Lisbonne nous parle de sociétés de la connaissance - deviennent
déterminants, à ce moment-là, c’est l’ensemble du temps de vie qui doit être pris en compte et pas
simplement la petite partie du temps de vie qui correspond à notre définition réductrice de l’activité.
Prenez par exemple l’importance extrême du sommeil dans la qualité de créativité de la
connaissance, de l’information et de l’intelligence. Nous savons maintenant, avec les travaux des
neurologues, à quel point la qualité du sommeil est une ressource fondamentale pour la créativité de
notre intelligence, et ça vaut pour l’intelligence collective. On devrait attribuer dans des campagnes
électorales autant d’importance à des débats sur des politiques publiques de la qualité du sommeil,
qui correspondent à un temps de vie globale qui est nettement plus important par exemple que le
temps de vie consacré au travail rémunéré, qu’on en consacre à d’autres questions.
Et puis pour donner un dernier exemple qui est directement en lien avec vos ateliers, notamment
l’atelier emploi formation, dans cette vision-là du changement d’air, la représentation classique de
l’emploi et de la formation est une représentation profondément réductrice par rapport à ce dont
nous avons besoin. Prenez la question des retraites, des prétendues retraites, elle est en grande partie
plombée par le fait que la définition réductrice que nous avons de l’activité fait que le rapport entre
la prétendue activité et la prétendue inactivité va se trouver forcément déséquilibrée, et
déséquilibrée plutôt par de bonnes nouvelles. L’allongement du temps de vie est plutôt considéré
comme une bonne nouvelle. Le fait d’avoir un temps de formation et d’éducation plus important est
aussi une bonne nouvelle. La réduction globale du temps de travail dans le temps de vie était
jusqu’à il y a relativement peu de temps considéré comme un acquis social et une bonne nouvelle.
Mais si votre définition de l’activité est cette définition réductrice qui ne va porter que sur une toute
petite partie de temps de vie, et si quantité d’autres potentialités créatrices ne sont pas considérées
comme des activités, les trois bonnes nouvelles initiales se transforment mécaniquement en deux
mauvaises nouvelles qui vont consister à réduire les prestations servies aux retraités ou qui vont
constituer à ré allonger la durée de travail dans le temps de vie. Et curieusement, on ne s’interroge
pas sur la définition même de l’activité et de l’inactivité qui est à la racine de ce problème.
Or, à partir du moment où on prend le problème par ce bout-là, on est conduit à définir non plus des
politiques organisées sur le seul travail, mais des politiques de temps de vie qui vont depuis
l’accompagnement de la naissance jusqu’à l’accompagnement de la mort, qui considèrent par
exemple que le temps des études supérieures dans une société de la connaissance devrait être
évidemment considéré comme un temps d’activité et non pas comme un temps d’inactivité.
Et dans le changement d’ère, la question fondamentale qui naît n’est plus seulement le sésame habituel de nos sociétés industrielles « Que faites-vous dans la vie ? », pour s’identifier socialement. La question qui sera de plus en plus la question fondamentale et qui sera tout autant une question personnelle qu’une question sociale, deviendra « Que faisons-nous de notre vie ? », ce qui est évidemment une question nettement plus passionnante, et qui pose la question du débat sur «Qu’appelons-nous faire société ? », lorsque nous nous posons la question de nos projets de vie.
Or le mot « projet de vie », il renvoie à un mot très fort dont on a souvent oublié le sens originel qui est
le mot « métier ». Le mot métier, on en donne une interprétation réductrice en l’assimilant à un job, à un simple
emploi, voire à du travail. Le mot « métier », il a été inventé par le compagnonnage à partir d’une
double racine latine qui est le ministère, ministerium et le mystère, mysterium. Le métier, c’est un
ministère mystérieux, donc c’est un projet de vie qui vient travailler sur le mystère du rapport à la
nature par la transformation de la matière, sur le mystère de la relation à autrui dans tous les métiers
relationnels. « Métier », c’est le même sens que le mot « vocation ». C’est le même sens que le mot « profession » qui lui aussi a subi une réduction techniciste. « Métier », « vocation », « profession » ont une tonalité de rapport avec la question « Que faisons-nous de notre vie, de nos projets de vie ? », qui est infiniment plus forte que la vision réductrice du job, de l’emploi ou du travail.
Si nous rassemblons ces éléments, qu’il s’agisse du défi écologique, qu’il s’agisse des nouveaux
rapports aux territoires et des richesses invisibles dans ces territoires, qu’il s’agisse de ce
changement d’époque historique avec l’entrée dans la révolution de l’intelligence et du vivant, tout
ceci converge pour nous dire que nos formes de représentation de la richesse, nos formes de
comptabilité sont profondément inadéquates pour valoriser les richesses naturelles et humaines
créatrices qui sont au coeur de nos territoires. Et les pistes positives qui correspondent à ce que je
viens de dire, ça s’appelle du côté de la richesse elle-même, toute la question des nouveaux
indicateurs de richesse et des nouvelles représentations des nouvelles nominations de la richesse.
J’étais la semaine dernière à un grand colloque organisé au Parlement européen, dans l’hémicycle
du Parlement européen intitulé « Au-delà du PIB ». C’est-à-dire que nous voyons bien que cette
question des indicateurs de richesse est en train d’avancer. Et ce qui était - à l’époque où je faisais
la mission pour Guy Hascoët il y a quelques années - considéré encore comme au mieux un travail
pionnier et souvent un travail complètement utopique et idéaliste, maintenant commence à être pris
en charge très fortement par l’ensemble de la communauté internationale. Simplement, les brèches
se sont ouvertes à l’échelle mondiale, soit avec le programme des Nations Unies pour le
développement, avec les indicateurs de développement humain, ou avec Rio et avec Johannesburg,
avec les indicateurs de développement durable. Ou avec tous les travaux sur ce que l’on appelle les
indices de santé sociale et qui par exemple vont aller regarder ce qui plombe souvent la richesse des
territoires et qui vont s’appeler les suicides, qui vont s’appeler les accidents de la route, qui vont
s’appeler les dépressions, qui vont s’appeler le stress, etc. Tout ceci vous est exprimé par cette
nouvelle gamme d’indicateurs qu’on retrouve dans les indices de santé sociale.
Donc il y a des avancées, mais ces avancées maintenant, nous devons les transposer, les modifier,
les approprier à d’autres échelles de territoire. Par exemple, la Région Nord-Pas-de-Calais a
entrepris de réutiliser l’approche des indicateurs de développement humain à l’échelle régionale. Et
ceci se traduit aussi par d’autres systèmes comptables. Vous avez en Bretagne une stratégie tout à
fait anticipatrice qui a été lancée par le Codespar, avec ce que l’on appelle la comptabilité sociétale.
Donc tout le pan d’une nouvelle représentation et d’une nouvelle forme de comptabilisation de la
richesse. Mais qui interroge aussi, parce que quand on commence à questionner les thermomètres,
on s’interroge aussi sur les unités de graduation qu’il y a sur les thermomètres.
Et ces unités de graduation, elles nous posent la question de la monnaie. Or nous sommes
aujourd’hui, et la crise financière nous le rappelle, dans une situation où l’un des problèmes majeurs
des grandes monnaies officielles, et singulièrement du dollar, c’est que leur socle de réalité est un
socle qui a totalement dysfonctionné.
Aujourd’hui 4 000 milliards de dollars s’échangent quotidiennement sur les places financières ! Lisez le livre de l’ancien patron de la banque fédérale américaine, Alan Greenspan, qui s’appelle « Le temps des turbulences ». Sur ces 4 000 milliards de
dollars qui vont s’échanger quotidiennement, il y en a moins de 5 % qui vont correspondre à des biens et des services réels.
Ça veut dire que justement, dans le rapport au yin, dans le rapport à la Terre, dans le rapport au territoire, dans le rapport au réel, nous avons aujourd’hui des systèmes monétaires et financiers qui ont disjoncté, qui sont hors-sol. Et c’est pour cette raison-là que les
crises financières sont devant nous, elles ne sont pas derrière nous.
Ce qui a été fait pendant l’été par les banques centrales ne traite le problème qu’au niveau du symptôme et pas au niveau des
causes. Mais quand vous avez ce qu’on a vu pendant l’été, la possibilité de mettre 325 milliards de
dollars en trois jours sur la table pour sauver le système financier international et les grands fonds
spéculatifs, alors que dans le même temps, il y avait la grande mousson en Inde avec les
catastrophes écologiques et humaines, et que là, il n’y avait pas le centième des sommes que l’on a
mises sur la crise financière, ça vous montre à quel point dans le problème des mutations et des
crises que nous avons à traiter, le rapport au réel devient un élément central. L’empire soviétique est
tombé du décalage abyssal entre le système de valeurs affichées et la réalité du prétendu socialisme
réel. Ce qu’est aujourd’hui le capitalisme financier est en train de connaître une crise de même
nature parce que le décalage au réel est devenu l’élément déterminant.
Donc le coeur de nouvelles approches de la richesse, c’est effectivement d’aller renommer, d’aller
recompter, de recréer des conditions d’appropriation démocratique de la monnaie pour que la
monnaie joue son rôle fondamental qui est justement de transformer une richesse potentielle en une
richesse réelle. C’est ça la fonction fondamentale de la monnaie. Vous n’avez même pas besoin de
chercher des théories alternatives de la monnaie. Vous prenez la théorie la plus classique, la
monnaie comme voile de l’échange. On voit bien le dysfonctionnement majeur de nos monnaies à
cette aune du voile de l’échange. Lorsque vous avez 3 milliards d’êtres humains qui vivent avec
moins de 2 dollars par jour, ça veut dire que leur potentialité d’échange et de création de richesse se
trouve sous-valorisée. Quand vous avez à l’autre bout de la chaîne 225 personnes, chiffre officiel
des Nations Unies, dont le revenu personnel cumulé est égal à celui de 2,5 milliards d’êtres
humains, vous avez une sur-monétarisation, de la même façon qu’il y a une sous monétarisation de
l’autre côté. En termes hydrauliques, c’est comme si vous aviez une désertification lorsque la
monnaie ne vient pas irriguer la potentialité de richesses et une inondation lorsqu’il y a un excès de
monnaie par rapport aux potentialités de transformation en richesse effective. C’est pour cette
raison d’ailleurs que tous les cadeaux fiscaux du monde ne produisent jamais des chocs de
croissance, parce que le taux d’épargne des catégories les plus riches étant de l’ordre de 40 %, vous
avez beau exonérer les plus riches, ça n’entraîne pas des conséquences dans la richesse réelle. Alors
qu’à chaque fois que vous donnez un peu plus à des catégories pauvres ou modestes, le
réinvestissement dans cette économie réelle de la monnaie va produire effectivement des effets
positifs.
Donc nouvelle approche de la richesse du point de vue des indicateurs et de la définition même de
ce que l’on appelle richesse et activité.
Nouvelle approche de la monnaie, mais aussi, et c’est le point sur lequel je voudrais terminer, nouvelle approche du pouvoir, parce que la différence entre la puissance créatrice et le pouvoir sous sa forme dominateur, c’est justement ce qui fait la différence sur des territoires entre la capacité d’avoir un pouvoir de catalyse qui va donner aux potentialités créatrices d’un territoire la possibilité de se réaliser ou au contraire des pouvoirs qui sont fondés sur de la captation et sur de la stérilisation des richesses naturelles ou des richesses humaines. Et là, le changement de rapport au pouvoir est un élément fondamental du politique.
Lorsque vous avez le mot pouvoir qui est normalement un verbe auxiliaire qui s’écrit en minuscules et qui n’a de sens
qu’avec des compléments, vous êtes dans le pouvoir de, c’est-à-dire dans un pouvoir de création. Et
ce pouvoir de création, il est démultiplié par la coopération. Mais lorsque vous écrivez pouvoir en
majuscules, que ça devient un substantif, c’est comme on dit la question du pouvoir avec une
espèce de fascination derrière.
Là, on ne se préoccupe plus de la question ; « Ce pouvoir il va servir à quoi ? ». C’est le pouvoir. Eh
bien ce pouvoir-là, il n’est plus fondé sur le couple création/coopération, il est fondé sur le couple
peur/domination. Parce que ce pouvoir qu’on aura eu tant de mal à conquérir, on va avoir
évidemment peur qu’on vienne nous le prendre.
Et donc il n’y a de changement du rapport à la richesse que s’il y a en même temps changement du rapport au pouvoir.
Ce qu’on appelle démocratie participative, ce que je préfère appeler pour ma part les enjeux d’une haute qualité
démocratique, c’est effectivement un pouvoir ministériel, c’est-à-dire un pouvoir de services, qui se
met au service des potentialités créatrices d’un territoire. Et à ce moment-là, le changement du
rapport à la richesse, le changement du rapport au pouvoir devient aussi un changement du rapport
aux temps de vie eux-mêmes. C’est-à-dire que l’art de vivre devient pleinement une question
éminemment politique, et la façon dont nous allons avancer pour changer notre rapport à la richesse
dans les territoires, passe aussi par ce changement dans notre propre qualité démocratique.
Lien 11 juin 2014
Richesse et Bien-Être social
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