- Un avis banal…
On est le 2 Janvier 2023, veille de la rentrée scolaire et pour beaucoup un réveillon pas encore tout à fait digéré. Le Parisien publie une interview d’apparence anodine, une interview promotionnelle de l’acteur Omar Sy en prévision de la sortie du film Tirailleurs. En réponse à une question d’actualité, il laisse entendre qu’il préférerait qu’on soit toustes aussi “atteint·es” par les guerres sur le continent africain que par la guerre en Ukraine . Un point de vue légitime certes mais un point de vue banal à vrai dire. Un point de vue qui pourrait sembler sans grande prise de risque à première vue. Et oui, quand on dit plus ou moins “je suis contre toutes les guerres”, on est loin d’un appel révolutionnaire.
Mais pourquoi nous laisser une journée de répit quand on peut commencer l’année avec une polémique raciste et nationaliste ? C’est probablement la question que se sont posé les nombreux·euses internautes, personnalités politiques et éditorialistes qui se sont insurgé·es pour affirmer à l’unissons qu’il est bien normal d’être plus touché émotionnellement par les morts sous les obus quand ce sont des personnes blanches et européennes que quand ce sont des noirs ou des arabes. Et on ne peut “plus rien dire” de toute façon hein.
- … déclencheur d’un racisme devenu encore plus banal
Très rapidement, la critique s'est déplacée vers le film avec un appel à boycott et des discours qu'on pourrait résumer par : "tu dois tout à la France alors tu ne peux pas parler en mal de cette nation". Sans surprise on soupçonne un acteur noir de trahison nationale s'il daigne porter un regard un tant soit peu critique. Ce d'autant qu'il est probablement la figure racisée du paysage médiatique la plus unanimement appréciée avec Kylian Mbappé. Le meilleur des pires, l'exemple de réussite dans l'adversité de laquelle nous devons toustes nous inspirer en tant que personnes racisées de quartiers populaires. La personne qui montre que : "regarde tu vois c'est possible alors que celleux qui vendent du shit bah ils avaient qu'à faire comme lui plutôt que de rien faire à l'école hein". Preuve que le racisme transcende la question de classe et de capital symbolique.
- Tirailleurs, un film important comme il en existe trop peu
Mais ne nous y trompons pas, les réactions belliqueuses dont sont victimes Omar Sy et le film qu’il défend témoignent d’une problématique systématique qui outrepasse le “simple” racisme interpersonnel. En effet, cet écran de fumée pourrait faire passer au second plan une des rares productions cinématographique française (et sénégalaise) ambitieuse qui ose remettre en cause le passé sordide d’une nation trop souvent dépeinte comme prestigieuse.
Moi-même d’origine algérienne, je vous y défie. Citez-moi un film français marquant avec un regard autocritique sur la guerre d’Algérie. Difficile ? Non, impossible. Si je suis le premier à dénoncer l’impérialisme du pays de l’oncle Sam, on ne peut pas nier que les productions Hollywoodiennes ont la décence de s’en charger tout autant. Où est notre équivalent d’Apocalypse Now sur la guerre d’Indochine ? Et même plus récemment où est notre équivalent de Green Zone - film sur l’intervention militaire étasunienne en Irak - pour l’intervention militaire française en Libye par exemple.
Des films nécessaires qui participeraient à enrichir nos imaginaires, à mettre des images sur nos propos afin de les appréhender sous un nouvel angle, à ouvrir des débats importants sur l’Histoire, les Mémoires et le présent de la France avec un grand F.
- Un travail mémoriel nécessaire…
Car oui, on ne peut pas se passer de travail mémoriel dans une France postcoloniale. Aujourd’hui, une part des victimes et des descendant·es des victimes des actes de barbarie et des crimes contre l’Humanité commis au nom de la France sont présentes sur le territoire hexagonal. Je vous laisse imaginer le niveau de violence symbolique de vivre dans un état où on nous apprend dès l’enfance la grandeur d’une patrie qui a justifié la domination de nos ancêtres et continue de justifier les dominations qui nous oppressent au quotidien.
Dans un contexte de production cinématographique française qui repose beaucoup sur des subventions publiques et dans lequel, chaque tentative comme celle que représente Tirailleurs est suivie d’un backlash assourdissant, dire qu’il est difficile de produire de telles œuvres relève de l’euphémisme. Pourtant, j’en appelle à l’industrie française du cinéma ! Il faut réussir à affirmer notre capacité d’autocritique de l’identité nationale via ce média de masse car c’est en partie à travers ce prisme que nous pourrons ouvrir un débat honnête.
- … pour appréhender honnêtement la question nationale et ouvrir nos horizons
Un débat dans lequel on pourra redéfinir et se réapproprier notre approche de l’identité nationale française. Dans lequel on n’entendra pas des arguments absurdes tels que “il ne faut pas juger le passé à l’aune des valeurs d’aujourd’hui” chaque fois que l’on ose remettre en cause des personnalités colonialistes, coupables de violences sexistes ou assurément LGBTQI+phobes. On pourra même ouvrir un débat nuancé qui nous permettra de souligner l’intérêt qu’a pu avoir l’idée de nation française dans certaines luttes pour les droits sociaux ou dans notre capacité commune à nous doter de services qui assurent des droits minimum aux ressortissant·es du territoire.
Encore mieux, réussir à amener cette autocritique nous ouvrira de nouveaux horizons. Aujourd'hui, la quasi-intégralité de l’espace public inscrit nos débats dans le cadre d’une négociation autour de la définition de ce que devrait être notre identité nationale commune. Voir honnêtement les limites - ou plutôt les crimes et les dominations que justifie - une démarche nationaliste est le premier pas pour construire et diffuser largement des discours qui dépassent cette logique.
Des discours qui proposent de nouvelles voies/voix et de nouvelles manières d’aborder nos identités communes supplantant le simple cadre national et y incorporant une dimension radicalement inclusive. Des discours qui nous serviront à construire un monde dans lequel nous n’aurons pas à faire de film pour dénoncer des guerres et des crimes d’État car ils n’auront pas lieu. Et ils n’auront pas lieu car nous ne trouverons pas de motivation à la domination d’autres peuples pour le confort du “nôtre” si nous réussissons à considérer chacun·e comme membre à part entière de notre groupe.
Alors #TropTardLesGars et merci à Omar Sy et à toute l’équipe qui a permis la sortie de Tirailleurs ! En espérant l’arrivée de nombreux films portant des intentions à minima similaires et idéalement encore plus ambitieuses.