Prisons, silence
Prison Insider a sollicité les sept groupes parlementaires européens pour recueillir leur position sur les conditions de détention et les droits des personnes détenues dans l’Union européenne. Plus de 230 personnes de tous les groupes politiques ont été contactées : candidats et candidates, présidences des groupes politiques, attachées de presse du Parlement, services de presse des groupes, etc. Trois groupes politiques ont répondu à nos questions : l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, le groupe des Verts/Alliance libre européenne, ainsi que la co-présidente du groupe de la Gauche. La présidence du Parti populaire européen a déclaré ne pas avoir le temps de nous répondre, son agenda étant complet pour la durée de la campagne. Les autres groupes n’ont pas répondu à nos sollicitations. Ce silence interroge sur leur engagement en matière de dignité en prison et de droits fondamentaux.
Le Parlement européen a un rôle majeur à jouer sur ce terrain : il influence les législations et politiques de l’Union européenne, qui impactent de façon indirecte mais significative les systèmes pénitentiaires nationaux. Les parlementaires peuvent peser sur l’attention accordée à un domaine d’action. Certes, les politiques pénitentiaires relèvent majoritairement de la compétence de chaque État. Mais les décisions des instances de l’Union ont une incidence réelle sur les conditions de détention.
Le droit ne s'arrête pas aux portes des prisons
L’Union européenne dispose de standards minimaux sur les conditions de détention. Ceux-ci n’ont pas de pouvoir contraignant. Ils sont rappelés, en 2022, dans une recommandation de la Commission européenne. Elle y mentionne la persistance de graves dysfonctionnements dans certains États, dont des mauvais traitements. Elle souligne que les 27 États de l’Union, tous également membres du Conseil de l’Europe, sont juridiquement liés par les droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH).
Deux organes du Conseil de l’Europe sont chargés de garantir les droits des personnes détenues : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dont les arrêts sont contraignants pour les pays concernés et le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), chargé de visiter les lieux de privation de liberté afin d’examiner les conditions dans lesquelles les personnes sont détenues.
Une étude, commandée par le Parlement européen et publiée en février 2023, montre que les différents travaux du Conseil de l’Europe constituent une ressource précieuse pour les parlementaires dans l’élaboration de la législation et la défense des droits humains au sein de l’UE. Le groupe des Verts/ALE affirme prendre soigneusement en compte le travail du CPT : “Nous nous appuyons régulièrement sur le contenu de ses textes juridiques ainsi que sur les contributions qu’il fournit à l’occasion de contacts avec nos députés élus”. Le groupe reconnaît “la compétence et le rôle crucial du CPT pour assurer le respect des normes juridiquement contraignantes sur les conditions de détention en Europe” et considère l’expertise du Comité comme une “source inestimable d’observations et de recommandations utiles”. Le groupe S&D souligne quant à lui que “les organes du Conseil de l’Europe ont dans la plupart des cas déjà établi des indicateurs fiables au cours de leurs travaux et possèdent une vision d’ensemble des questions de détention”. Le groupe cite l’exemple de la surpopulation carcérale, définie, en ses termes, “sans ambiguïté par le Comité pour la prévention de la torture”. Il déclare ainsi entendre coopérer étroitement avec le Conseil de l’Europe sur cette question, sans préciser la manière dont il le fera.
Ces deux groupes plaident pour qu’il y ait davantage de standards minimaux sur les conditions de détention au niveau européen. Les Verts/ALE souhaitent l’adoption d’une directive européenne établissant des standards minimaux de conditions de détention. Cet instrument fixerait de façon contraignante des normes minimales pour tous les lieux de privation de liberté en codifiant les normes existantes des Nations unies et du Conseil de l’Europe. Son adoption rendrait obligatoire le respect des standards pour chaque État, qui serait tenu de l’inscrire dans son droit national.
L'indignité fait barrage à la coopération
La surpopulation carcérale est un problème majeur dans de nombreux États membres de l’Union européenne. Le Parlement et la Commission le soulignent à plusieurs reprises, en 2017 et 2022. Un tiers des États incarcèrent ainsi plus de personnes détenues que leur capacité d’accueil ne le permet. La France, Chypre, l’Italie ou encore la Roumanie comptent, en 2022, entre 107 et 124 personnes détenues pour 100 places. Ces moyennes nationales recoupent des situations très variables : d’une région à l’autre, d’une prison à l’autre, d’un quartier à l’autre, le taux d’occupation peut doubler. En France, 17 établissements ou quartiers ont une densité supérieure ou égale à 200 % d’occupation en avril 2024. D’autres pays, dont la moyenne nationale ne dépasse pas la capacité totale, connaissent des situations de surpopulation sévère dans certaines prisons et régions. Les modes de calcul de l’occupation carcérale divergent, par ailleurs, entre les États membres. Ces disparités compliquent l’élaboration de politiques pour répondre au problème. Le groupe S&D évoque la nécessité d’établir un mode commun de calcul de la surpopulation carcérale.
Cette surpopulation a des conséquences. La Cour européenne des droits de l’homme condamne plusieurs États membres, parfois à de multiples reprises, pour les conditions de vie dans leurs établissements pénitentiaires.
Selon la Cour, celles-ci constituent, dans au moins 15 États de l’Union, un traitement inhumain ou dégradant. Les États les plus condamnés sur ce motif sont la France, la Roumanie et la Belgique, avec près d’une dizaine de condamnations chacun.
L’indignité des conditions de détention freine la coopération entre États membres en matière pénale, comme le constate le Parlement européen en 2017 : “la surpopulation carcérale entrave les extraditions ou les transferts de condamnés en raison des inquiétudes que suscitent les mauvaises conditions de détention dans les États de destination”. Le transfert de personnes impliquées dans une procédure pénale sur la base d’un mandat d’arrêt européen (MAE) se fonde sur le principe de reconnaissance mutuelle : les décisions judiciaires rendues par un État membre doivent être exécutées par les autorités d’un autre État comme si elles émanaient de sa propre autorité. Ce principe implique une confiance réciproque entre États. Le Conseil de l’Union européenne indique que la mise en œuvre d’un mandat d’arrêt, encadrée par des délais stricts, doit se faire dans le respect des droits fondamentaux. En cas de risque de traitements inhumains ou dégradants dans l’État de destination, les autorités de l’État d’exécution doivent reporter le transfert jusqu’à disparition du risque. En 2021, le risque d’atteinte aux droits fondamentaux motive le refus de 86 mandats d’arrêts. Le groupe S&D souligne qu’un refus d’exécution d’un mandat d’arrêt européen pour ce motif pourrait “écorner la confiance mutuelle entre États membres”. Il estime que le manque de confiance entre États pourrait être surmonté par l’établissement de standards minimums.
Le groupe des Verts/ALE souhaite que la coopération dans le cadre du MAE soit suspendue avec les États dont le système pénal présente des défaillances systémiques.
La construction de nouvelles prisons est présentée par différents gouvernements comme la solution aux violations des droits en prison du fait de la surpopulation carcérale. Deux groupes soulignent les limites de cette politique. La coprésidente de La Gauche affirme s’engager “ à œuvrer à un moratoire européen sur la construction de prisons“ et estime que “plutôt que d’augmenter les capacités d’emprisonnement, il est nécessaire de réduire la population carcérale”. Elle souhaite lancer “une conférence européenne sur les alternatives à l’incarcération”.
Le groupe S&D considère que “la construction de nouvelles places de prison ne suffira pas à résoudre l’équation”. Il estime notamment que les conditions de la détention provisoire doivent être assouplies, et l’ensemble des prisonniers de conscience libérés.
Le groupe des Verts/ALE souligne l’importance pour les États membres d’explorer la viabilité de modèles pénitentiaires alternatifs et mentionne que l’Union européenne a un rôle à jouer dans leur évaluation. Il évoque l’exemple des maisons de détention à petite échelle et la nécessité d’avoir plus de visibilité sur leur capacité à combler les lacunes affectant les prisons européennes.
Contrôler et s'informer
La Commission européenne encourage les États à garantir l’accès des parlementaires nationaux et européens aux établissements pénitentiaires. Cette volonté était déjà exprimée par le Parlement européen en 1999. Seuls certains États membres de l’Union autorisent les parlementaires européens à visiter les lieux de privation de liberté. C’est le cas par exemple en Belgique, en Espagne et en France. Ce droit de visite peut être exercé de manière inopinée depuis 2009 en France. Les parlementaires peuvent, depuis 2015, être accompagnés lors de leur visite par jusqu’à cinq journalistes, dont deux utilisant des caméras ou micros.
La section française de l’Observatoire international des prisons publie un guide pratique à destination des parlementaires qui souhaitent exercer ce droit.
Les trois groupes nous ayant répondu déclarent avoir utilisé leur droit de visite au cours du mandat qui s’achève. La coprésidente de La Gauche rappelle que certains des élus de son groupe visitent régulièrement des maisons d’arrêt et des locaux de garde à vue. C’est également le cas du groupe des Verts/ALE, dont les parlementaires effectuent des visites en prison en Belgique et en Espagne. Le groupe S&D affirme que ses futurs eurodéputés entendent accéder aux lieux de privation de liberté, lorsque cela est possible en vertu de la législation nationale, afin de constater des atteintes éventuelles aux droits fondamentaux pour les rapporter au Parlement européen. Le groupe explique vouloir cibler “les prisons responsables de traitement dégradants, les pays de privation totale du droit de vote des détenus, ou encore les dispositifs de filtrage des migrants aux frontières”. Le groupe des Verts/ALE souligne que pour effectuer un contrôle efficace, l’accès des parlementaires aux prisons, aux personnes détenues et aux documents doit être garanti légalement. Il déclare que les parlementaires devraient pouvoir s’appuyer sur des experts indépendants lors de leurs visites.
La distinction entre les différents lieux de privation de liberté à visiter n’est pas clairement établie dans les réponses des trois groupes. Ceux-ci n’explicitent pas la différence des enjeux entre visites de prisons, centres de rétention administrative, et locaux de garde à vue. Sans précision sur les modalités de visite et la préparation des élus, il est difficile d’évaluer l’efficacité des visites prévues.
Le poids de la société civile
Des organisations de la société civile s’engagent, en Europe, dans la défense et la promotion des droits des personnes détenues à divers niveaux : plaidoyer, contrôle, contentieux, sensibilisation, formation. La diversité des perspectives sur les conditions de détention contribue à l’accès aux informations nécessaires à l’élaboration des politiques publiques.
Le Parlement européen reconnaît que “les organisations de la société civile sont des partenaires importants”. Le groupe S&D affirme que “leur engagement est essentiel pour porter la voix des droits humains aux côtés du Parlement et plaider pour l’ouverture de procédures de législation”. La coprésidente de La Gauche déclare s’engager à continuer l’échange et la coopération avec les organisations et associations de défense des droits humains.
Les commissions du Parlement peuvent mettre en place des groupes de travail réunissant société civile et députés, pour valoriser la diversité des points de vue et intégrer un large éventail de positions et d’intérêts. Les groupes parlementaires peuvent également travailler de manière indépendante avec la société civile.
Le groupe des Verts/ALE revient sur ses initiatives avec celle-ci au cours du mandat qui s’achève : “nos eurodéputées Diana Riba i Giner et Saskia Bricmont ont organisé un groupe de travail transpartisan informel au Parlement sur les conditions de détention. Plusieurs réunions de consultation ont été organisées avec des organisations de représentants clés de la société civile et des experts du Conseil de l’Europe”. Il mentionne également l’organisation de conférences sur les prisons et les droits des personnes privées de liberté au Parlement. Massimiliano Smeriglio, député européen italien non inscrit, organise une conférence sur les prisonniers politiques en avril 2024. La société civile et de nombreuses associations d’avocats y sont invitées à partager leur expertise.
Les conclusions de ces espaces de travail sont susceptibles d’être mobilisées au Parlement et reprises plus largement par d’autres élus européens. Le plaidoyer mené par certaines organisations peut, de la même façon, être amplifié par les députés.
L’Union européenne finance un grand nombre de processus de réformes pénitentiaires impliquant la société civile. Le Parlement européen vote le budget annuel de l’Union, qui détermine le montant des fonds alloués aux différents domaines politiques, y compris le financement des programmes de soutien à la société civile. Les députés européens ont un rôle à jouer en faveur de priorités de financement sur les domaines justice et prison.
L'isoloir en détention
La question des politiques pénitentiaires dans l’Union concerne directement les personnes détenues. Quel est leur accès au droit de vote lors de ces élections européennes ?
Les règles pénitentiaires européennes précisent que les autorités pénitentiaires “doivent veiller à ce que les détenus puissent participer aux élections, aux référendums et aux autres aspects de la vie publique, à moins que l’exercice de ce droit par les intéressés ne soit limité en vertu du droit interne”.
Ce droit est automatiquement retiré aux personnes condamnées dans deux États membres : l’Estonie et la Bulgarie. Cela constitue un manquement au respect de l’article 3 du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui établit le droit à des élections libres. Certains États suspendent le droit de vote en fonction de la nature de l’infraction commise. La Cour européenne des droits de l’homme affirme que le retrait automatique du droit de vote à une personne détenue se heurte à l’exigence de proportionnalité de la peine.
L’organisation et la tenue des élections ne relèvent pas de la compétence de l’Union, mais de celle de chaque État membre. L’exercice du droit de vote varie donc considérablement d’un pays à l’autre. Les personnes détenues n’ont pas le même accès à l’information qu’à l’extérieur : la télévision, la radio, ou Internet ont un coût considérable en prison. Des obstacles matériels s’y ajoutent. Résultat : le taux de participation des détenus est particulièrement faible. Le groupe des Verts/ALE déclare que ses députés vont interroger les ministres compétents de certains États membres sur le respect du droit de vote des personnes incarcérées. Le vote par correspondance est une solution adoptée par l’Allemagne, l’Espagne ou la France pour faciliter l’exercice du vote. D’autres États, comme la Croatie ou la Pologne, installent des bureaux de vote dans les établissements pénitentiaires.
Il n’existe à ce jour pas de système électoral uniforme qui définisse les conditions d’accès et d’exercice du droit de vote en prison, notamment aux élections européennes. Le groupe S&D considère qu’une harmonisation à l’échelle européenne permettrait de mettre fin aux situations de non-respect du droit de vote des personnes détenues. La coprésidente de La Gauche déclare s’engager à renforcer l’exercice de leur droit d’expression et de participation.
Les personnes détenues restent en marge de la campagne électorale. Elles sont pourtant condamnées et incarcérées au nom des citoyens et citoyennes de l’Union. L’amélioration des conditions de détention et le respect de la dignité en prison sont globalement absents des programmes et des débats. Les groupes qui ont répondu témoignent d’une amorce de réflexion sur le sujet, malgré des propositions qui manquent de concret et de profondeur. Les autres brillent par leur absence. Comment faire entrer les droits des personnes détenues au Parlement ? Le silence est assourdissant.

Agrandissement : Illustration 1

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