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Billet de blog 21 novembre 2025

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Du wagon rose à Némésis, le continuum sécuritaire

Ce texte part de la fausse bonne idée du wagon « pour femmes » pour suivre ce fil jusqu’à Nemesis et montrer comment le prisme de la sécurité pave très concrètement la voie au projet politique réactionnaire.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis quelques jours, une pétition publiée sur Change.org réclame la création de wagons « réservés aux femmes » dans les transports publics français. L'initiative a été relayée avec sérieux par la presse généraliste, puis reprise par certains médias féministes, souvent sur un mode empathique: les violences existent, alors pourquoi ne pas essayer ça ?

Que cette proposition soit accueillie sans véritable examen en dit long sur le moment politique qui est le nôtre. Car, derrière cette réception, se laisse entrevoir la façon dont les violences sexistes et sexuelles continuent d'être traitées, non comme des enjeux politiques à part entière, mais comme des nuisances à canaliser et des risques à circonscrire.

Le constat sur les violences sexistes et sexuelles servent donc trop rarement de point de départ à une réflexion de fond sur la sûreté, sur le droit de circuler librement pour toustes, sur l'urbanisme, l'organisation des transports ou l'autonomie concrète des corps.


La fausse évidence du wagon séparé

Le wagon « réservé aux femmes » s'inscrit pleinement dans cette logique. Il repose sur une idée faussement évidente : puisque les violences existent, aménageons un espace à part. C'est l'extrémité dévoyée de la logique des safe places.

Si ces dernières sont parfois utile lorsqu'une non-mixité choisie sert l'organisation stratégique et politiques, c'est tout autre chose lorsqu'elles sont institutionnalisées comme des cloisons spatiales.

Aussi cette proposition réactive une forme de ségrégation de genre, sous couvert de protection, alors qu'elle restreint la présence des femmes dans l'espace public en renforçant l'idée qu'elles devraient circuler autrement que les hommes. À côté, en marge, dans un compartiment séparé.

En effet, de part cette logique, on se retrouve avec deux régimes de mobilité: la circulation « normale », pensée pour les hommes; et la circulation « protégée », pensée pour des femmes supposées fragiles, vulnérables, à mettre à l'abri.

C'est l'inverse de ce que devraient être les revendications féministes, qui devraient affirmer le droit à une présence pleine et entière de toutes les femmes, y compris des femmes exilées, racisées, précarisées, au sein de l'espace public.

C'est ce désir-là qui anime, chaque année, les marches de nuit féministes: occuper collectivement la rue à des heures où l'on préférerait les femmes et minorités de genre invisibles.

Si ces marches sont les manifestations féministes les plus réprimées (violences policières, interdictions...)*, c'est bien parce quelles affirment que la sûreté des femmes ne passe pas par le retrait des femmes et la protection d'Etat, mais bien par l'émancipation collective.

*Voir : BOUANCHAUD, Cécile and CHAPUIS, Nicolas, 2020. Marche féministe: la violence de l'intervention des forces de l'ordre largement critiquée. Le Monde.fr. Et : AFP, Une marche nocturne féministe interdite à Paris par le préfet de police.


Le piège de la gestion individuelle du danger

Ainsi le wagon séparé ne s'attaque pas à la violence : il la déplace et fait des femmes les administratrices de leurs propres risques. Dès lors qu'un espace « protégé » est institué, éviter les autres wagons devient la conduite de prudence attendue.

Et si une agression survient ailleurs, la question ne tardera pas : « Pourquoi n'étiez-vous pas dans le wagon réservé ? ».

On retrouve la même mécanique dans les discours anxiogènes sur la nuit, les bars, le GHB, les applications de géolocalisation qui ont vocation à rassurer les femmes.

Comme l'a montré la féministe espagnole Nerea Barjola dans son essai The Sexist Microphysics of Power, ces dispositifs resserrent peu à peu l'espace de liberté des femmes et installent, en amont même de l'agression, une trame de « terreur sexuelle » qui contribue à les maintenir chez elles - là où, statistiquement, elles sont pourtant le plus en danger.


Une frontière de plus à l'intérieur de la ville

Le dispositif du wagon rose s'inscrit dans un moment historique saturé de frontières. Et comme l'a théorisé la géographe britannique Doreen Massey, l'espace n'a rien de neutre : il ordonne les hiérarchies sociales autant qu'il les fait passer pour naturelles.

Il renforce l'idée que l'espace public serait, par nature, masculin, tandis que les femmes seraient destinées à s'occuper des enfants, puisque ces wagons leur sont aussi ouverts.

Le wagon « pour femmes » devient ainsi une frontière intérieure à l'espace urbain, qui réassigne en permanence des limites à ce qu'est une "femme".

Les conséquences pour les personnes trans sont immédiates. Une récente vidéo tournée dans le métro de Taïwan et massivement relayée l'a montré : une femme âgée y assène coups de sac et coups de pied à une femme trans en hurlant : « C'est un homme, c'est un homme ! Appelez la police ! ».


Némésis et la féminité réactionnaire

Dans ces conditions, la logique de séparation peut épouser sans difficulté l'imaginaire de l'extrême droite.

Ainsi Némésis se présente comme un collectif « féministe », voué à la défense des femmes contre les violences sexuelles, tout en redessinant inlassablement la figure de l'agresseur idéal : masculinisé, racialisé, étranger, musulman.

Solidement arrimé aux réseaux d'extrême droite, porté, financé, formé par eux, Néménis ne déploie pas son énergie en direction de l'autonomie des femmes, mais vers le durcissement des frontières (de genre et d'espace) ainsi que l'extension de l'appareil répressif.

Le scénario est désormais bien huilé : elles se présentent dans des marches féministes avec des mots d'ordre explicitement contraires à ceux de la mobilisation, se filment, se font logiquement refouler - puis orchestrent, sur les réseaux sociaux, une mise en scène victimaire : « regardez comme les féministes seraient intolérantes, violentes, sectaires ».

Or une manifestation obéit à un principe assez élémentaire : elle se construit autour d'un mot d'ordre. Quand on le combat, on n'est tout simplement pas du même côté.

L'extrême droite n'a pas sa place dans les manifestations féministes parce qu'elle s'emploit précisément à détruire les droits, les solidarités et les horizons politiques que ces marches cherchent à faire exister.

Mais là encore tout est renversé par le prisme sécuritaire : ce sont les manifestations féministes qui deviennent suspectes, potentiellement dangereuses, tandis que les militantes d'extrême droite se posent en victimes d'exclusion.

La violence des politiques qu'elles soutiennent - contre les personnes migrantes, musulmanes, queer, trans, ... - s'efface derrière une dramaturgie de la fragilité, qui seraient intrinsèquement le fruit d'une essence féminine.

Dans Les Vigilantes, je montrais que la figure de la femme blanche « à protéger » n'est pas n'importe quelle femme : c'est celle qui se plie au statu quo, qui se tient « respectable » et qui, surtout, se fait la gardienne de cet ordre. Vigilante envers elle-même (sa tenue, sa sexualité, sa parole) et vigilante envers les autres, sommées de lui ressembler.

À l'horizon, se dessine une frontière entre les « vraies » femmes, jugées convenables et donc dignes d'être protégées, et les « mauvaises » femmes: féministes, musulmanes, queers, trans, racisées, travailleuses du sexe, qui sont suspectes sinon coupables d'échapper à ce modèle. Les premières se voient promettre droits et sécurité ; les secondes sont perçues comme des menaces.

Le wagon rose épouse cette logique. On peut aisément l'imaginer rempli de « femmes vulnérables » auxquelles on promet protection, pendant que l'extérieur serait peuplé de mauvaises femmes et d'hommes supposément dangereux par essence.

Et pour cause, les frontières prolifèrent pour que les structures demeurent intactes: ni le racisme, ni la pauvreté, ni la culture d'impunité des violences masculines ne sont ébranlés.


Quelle époque ! On nous répète que plus que la maison le monde est dangereux, la nuit est dangereuse, les métros sont dangereux, les manifs sont dangereuses. À la fin, le message est limpide: restez à la niche.

Mais ce que portent les luttes féministes, c'est un droit à la présence pleine : pouvoir circuler et vivre sans être prises au piège d'un dispositif sécuritaire, ni que notre existence soit traitée comme un problème de gestion des risques.

La sûreté devrait donc être la condition d'une vie plus vaste : autodéfense, entraide, justice, transformation des institutions, des espaces, des rapports sociaux.

Il nous faut donc remettre au centre la question politique - qui a le droit d'être là, avec quels moyens,... En d'autres termes, qui a le droit de vivre une vie qui vaut la peine d'être vécue.

Léane Alestra

Si vous avez aimé lire cet article, soutenez le lancement de Problematik, média queer pour dégager l'horizon. Campagne de financement en cours sur Ulule : 

https://fr.ulule.com/problematik-media-queer-lancement/ 

1 BOUANCHAUD, Cécile and CHAPUIS, Nicolas, 2020. Marche féministe : la violence de l’intervention des forces de l’ordre largement critiquée. Le Monde.fr [online]. 10 mars 2020. Et AFP, Une marche nocturne féministe interdite à Paris par le préfet de police. Le Monde.fr [online]. 6 mars 2025.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.