[Sécession] Le nom de petit
Eu-rope, faudra-t-il taire ce nom ?
Jeter son euphonie de jolie corde
Avec l’eau du bain tragique de l’histoire ?
Appeler autrement cette mosaïque, cette salade, ce si vieil échiquier ?
Europe nom d’une fin de terre
D’une péninsule du temps
Nom d’une abjection, de tous temps
Nom
D’une racine incertaine, hellène ou sémitique,
Grande vision ici ou femme aimante là-bas,
Nom
D’une princesse imprudente violée puis vendue par lesdieux
D’un projet de conquête
Mille fois recommencé
D’unQGpour colons
Base arrière ou métropole
Nom
D’une unité fantasmée, décrétée, singée
pour mieux soumettre ses peuples :
Unité du programme fasciste de Venise à Royan
Unité du grand-vouloir nazi de la Manche à l’Amour
Unité soviétique pour l’avenir radieux
Et en face, unité anticommuniste de l’Atlantique à l’Oural
Ou juste, plus risible, l’unité improbable du monstre composite
L’unité forcée, pathétique et pailletée, d’un débris de variété
Unité inutile qui prendrait les traits de la chanteuse à barbe
Son prénom de coquillage et son nom de saucisse
Son adresse viennoise comme la répétition en farce
D’une belle époque, la seule, où quelques brins d’Europe se passèrent de tout maître
Europe
Nom d’une armurerie d’où dézinguer le globe
Nom d’une poudrière où s’anéantir entre soi
Nom impur d’un vieux songe de pureté
D’un rêve rationnel, hiérarchique, racial, radical
Nom d’un projet d’homme neuf, blanc et fier, toujours lavé dans le sang
Et contre un tel destin, nom désormais, pour s’en prémunir, pour ne pas recommencer,
D’un chantage implacable qui est notre nausée :
La ploutocratie ou la mort !
Le marché ou la guerre !
La technostructure ou le néant !
L’échange sans bride ou le suicide sans fin !
L’égoïste docilité ou le retour du pire !
Allez choisir
Dire non à ce nom-là, nous est-il martelé, serait choisir sa fin
Ne pas chanter ce nom reviendrait à cracher sur nos tombes
La bonne blague, la sale blague
Europe nom d’un charnier devenu le nom d’un piège
Sale nom, en fait, Europe
Que n’a jamais habité, animé, vivifié
aucun des preux combats
aucun des vrais amours
aucune des expériences de vie, ici et maintenant,
qui habitèrent, animèrent, vivifièrent
les nations, les villes, les langues,
les choses qui vivent en deçà de ce nom-là,
moins abstraites que ce nom-là
plus attestées, plus éprouvées,
pour le meilleur et pour le pire
Newton
L’opéra
Le féminisme
L’algèbre
La démocratie
Le cinéma
La pénicilline
Pascal
Le baroque
L’inconscient
Le soutien-gorge
Hölderlin
Choses trop effectives pour porter le nom d’Europe,
Choses trop rares pour racheter le nom d’Europe
Nom d’aucune positivité, Europe
Nom d’un ne pas, nom de mille« non »
Nom qu’au bord du silence, tout au bout de l’intuition,
On ne peut qu’opposer, contourner, aborder par ses contraires
On ne sait toujours pas ce que nomme ce nom
Tout juste sait-on pour sûr ce qu’il ne nomme pas :
Les faibles
Les troubles
Les incapables
Les déglingués
Les ordinaires
Les lâches
Les malades
Les minoritaires
Les fragiles
Les insolvables
Les intouchables
La lie
La vermine
Les petits
Les invisibles
Les inutiles
Les indésirés
Les objets délaissés
Les humains pressurés
Les animaux parqués
Les plantes empoisonnées
Les sensations infimes
Les idées incertaines
Les moins que sujets
Les à peine remarqués
Les autres
C’est d’eux tous, de nous donc, de nous tous, qu’il faut enfin emplir le nom Europe,
Ou alors l’oublier pour toujours
Il nous faut inverser le rêve de puissance,
le désir de force, le besoin de maître,
la passion du dépassement et de la victoire finale
que nomme depuis toujours le nom d’Europe
Ce nom qui n’est, depuis Olympe, qu’une litote à tête de femme
Pour dire l’orgie de triomphe, l’ivresse de pure force,
Pour les dire ou pour les cacher, mieux les imposer, les insinuer
Europe,nom d’un dessein de grandeur, d’un mirage de suffisance :
Être assez civilisé pour aller civiliser les sous-hommes
Être assez divers pour être en soi le monde
Être assez opiniâtre pour modifier l’humain
Être assez fanatique pour attiserd’EstenOuestla même foule, la même foudre
Être assez performant pour faire du progrès l’unique infini
Ou comme aujourd’hui, être assez grand, tous ensemble, agrégés, coalisés, additionnés, Pour aller affronter sur la mappemonde de la saine concurrence
Les autres géants qui confisquent nos vies
Les autres géants qu’il nous faut égaler
Après les avoir dominés
Les autres géants que leurs préceptes iniques empêchent de respirer,
Empêchent leurs peuples de vivre et de marcher
Chimère de virilité que nomme le nom si féminin d’Europe
Rage impuissante d’être toujours plus grand
De continuer tête baissée à rêver de grandeur
Après trois cents ans de luttes sociales,
Deux siècles de colonisation,
Trente ans de suicide collectif aux quatre coins de ce nom,
De massacres sans fin à travers le continent,
Et le reste, depuis, pour se reconstruire un nom à l’ombre des vrais vainqueurs
Après avoir fait si grand dans l’ostentation, dans l’art et la domination,
Faire plus grand que jamais dans le désastre lui-même,
Et après avoir fait si grand dans le désastre, si grand que du désastre Europe est l’étalon,
Faire grand dans le ravalement de façade,
Dans la fièvre d’industrie et la rédemption marchande,
Faire grand dans l’ambition chiffrée et la coercition des petits
Après avoir fait grand dans les chiffres de mort et la contrainte de tous,
Mais faire grand,
Toujours plus grand,
Pourvu qu’on fasse grand,
Faire pour les grands, faire pour redevenir grands, ou rester grands, faire en sorte que seuls existent les grands
Et même, chez ceux rares que l’esprit préserve de ces pièges-là, ou juste la lucidité des crépuscules, faire que la vie ne vaille d’être vécue que pour être convertie
en GRANDE œuvre
en GRAND geste
en GRAND art
en GRAND livre
autre vieux syphon de grandeur, formel et solennel, qui emporte le nom d’Europe,
faire grand dans le refus, et ses lettres de noblesse, pour ne pas faire grand dans l’assentiment
Ironie que ce nom d’Europe, rêve de grandeur, mégalomanie de quelques-uns, en vienne aujourd’hui à nommer, alors que ce rêve n’est plus de mise, et cette folie passée, la seule façon nous dit-on de demeurer grands, de ne pas rester petits, seuls et petits dans le chaos du vaste monde, la seule façon de ne pas dépérir tout seuls et tout petits
Alors qu’on vit mieux petits
Ironie, ou mensonge : car on meurt aussi bien, aussi sûrement seuls et petits qu’ensemble et supposément grands, trompeusement grands, rhétoriquement grands
Grands ou petits, on meurt sans nom
Ironie, aussi, que ce sol d’Europe se trouve aujourd’hui foulé comme celui du musée des grandeurs mortes, comme le beau sépulcre des rêves de grandeur, par les touristes de tous horizons, venus de ces mondes nouveaux où l’on reprend à son compte le vieux rêve de grandeur, où l’on est soumis comme en Europe au chantage de la grandeur
Ou de la mort
Alors que là-bas aussi on vit mieux petits
Ironie, ou mensonge : ce musée des grandeurs est un ratatinement
Une mesquine reptation entre les jambes de maîtres hideux
Mais on persiste à viser le grand, chérir le grand, nommer Europe l’illusion du grand
Alors que
Et pourtant
Pour sauver de l’opprobre, et de la honte des temps, ce vieux nom d’Europe
Pour faire d’Europe un début d’horizon, une esquisse d’à-venir
Il faudrait le faire nommer plutôt ce qu’il a toujours nié
Le faire coiffer, accueillir, rassembler
Tout ce qui boîte
Claudique
Meurt
Dévie
Dérive
Tremble
Vacille
Hésite
Erre
Dysfonctionne
Tout ce qui végète
Dans l’inutile, l’indolent, l’improductif
Tout ce qui jouit de n’en rien faire
Ou meurt d’un temps délié
Inemployé
Il faudrait le faire désigner
La joie d’être triste
La connivence des mortels
L’étonnement d’un même présent
De ceux qui n’ont rien d’autre à partager, si l’on ne veut pas se faire curés,
Qu’un temps commun, qu’un présent fourmillant
Et pour qu’Europe enfin enterre son rêve du grand,
Et nomme plutôt, amère et curieuse, étrange et douce,
L’assomption du petit, l’inquiétude tranquille du petit,
Pour qu’Europe offre au monde la matière d’un projet,
D’une distance à l’être, d’un retrait étonné,
Pour ça il faudrait, pour de bon, sans attendre
Y recevoir tous les errants
Y garantir de quoi vivre
Y enseigner l’autonomie
Y traduire les images
Y imbriquer les langues
Y parler aux arbres
Y élire des animaux
Y ralentir ses rêves
Y dégager le ciel
Y produire du commun
Y abolir les dettes
Y reverser le profit
Dans le drôle de pot du commun
Y prendre la parole, tous
Y prendre la plume, tous
Y prendre la caméra, tous
Y prendre le burin, tous
Y laisser devenir les enfants
Y accéder aux enfants qu’on s’est interdit d’être
Y balbutier
Y bégayer
Y osciller
Y apprendre soi-même à bâtir, à soigner, à penser,
Y déloger les experts
Y célébrer les amateurs
Y être amis dans le temps, y être amis du temps,
Y réapprendre à mourir
Y prendre son temps
Et peut-être qu’alors,
Une fois devenue pour de bon
Basanée,
Gratuite,
Latérale,
Commune,
Égale,
Joyeuse et fragile,
Joyeuse d’être fragile,
Peut-être qu’une fois petite, et pas mécontente de l’être,
Europe pourra enfin garder son nom,
Sauver son nom,
Reprendre le fil
Et encore,
Peut-être n’est pas sûrement,
Rien n’est moins sûr que peut-être,
Comme le faible n’est pas le fort, ni en miroir ni en puissance
Mais voilà
Si tout ça, dont le programme pourtant va de soi, ne suffit pas à racheter le nom d’Europe,
Alors il faudra bien se résoudre à l’oublier,
Ce nom, qui n’est qu’un nom,
À l’enfouir dans le gouffre des temps,
Et le remplacer, pourquoi pas, par Peut-être
C’est pas mal Peut-être comme nom d’un lieu
D’un temps
Europe, ou le Peut-être
et pour cela, pour faire du nom d’Europe l’asile du petit,
pour cela préférons le petit style