Les premières décennies du 21ième siècle sont marquées par la progression de l’idéologie nationaliste dans de nombreux pays d’Europe et un peu partout dans le monde. On peut assimiler à ce courant Donald Trump aux USA, Jair Bolsonaro au Brésil, Javier Milei en Argentine, Narendra Modī en Inde et bien d’autres. Cette diffusion universelle amène à s’interroger sur les facteurs qui poussent les électeurs à voter pour des partis nationalistes. On y trouve des facteurs économiques, en réaction à la mondialisation du commerce, la banalisation des idées nationalistes, une défiance envers l’offre politique habituelle et un éloignement temporel des expériences nationalistes du 20ième siècle.
Nation et nationalisme
Dans l’idéologie nationaliste la nation est une entité organique qui doit se défendre des agressions externes et a besoin d’espace pour se développer. Pour les nationalistes la nation est un territoire habité par peuple homogène identifiable par ses racines historiques et culturelles, sa langue et son patrimoine génétique. L’identité nationale serait fondée sur une origine biologique commune de la population ; les citoyens de la nation descendraient d’un même peuple ancien qui leur a transmis des caractéristiques originales. Le nationalisme est habité par une vision fantasmée de la nation, s’appuyant sur des figures supposées héroïques et une interprétation tendancielle l’histoire. Ainsi l’expansion coloniale 18 et 19ième siècles aurait été un bienfait pour les peuples colonisés, constitués d’êtres primitifs et inférieurs auxquels l’occident apportait la civilisation. Le fait que les colons aient détruit les sociétés précoloniales, pillé les ressources naturelles et humaines des territoires colonisés et réduit en esclavage des millions d’êtres humains est ignoré. Il y a pourtant une probable relation causale entre le pillage colonial et post-colonial des peuples et l’immigration économique.
Dans la doctrine nationaliste, les étrangers sont la principale cause des difficultés rencontrées par les citoyens. Ce sont d’abord les immigrés qui menacent l’identité nationale, d’autant plus qu’ils sont d’une autre couleur, d’une autre culture, d’une autre religion et par là non assimilables, non intégrables à la communauté nationale. Ces immigrés sont accusés de profiter des dispositifs de protection sociale au détriment des « nationaux » ; ils sont présentés comme cause de la délinquance, de la violence et des trafics de stupéfiants qui menacent la sécurité des citoyens. Il faut donc s’en débarrasser. L’étranger c’est aussi l’Europe qui impose des règles et des normes qui réduisent la souveraineté nationale. L’étranger c’est aussi le monde entier qui vend des biens en concurrence (déloyale) avec les produits nationaux et impactant le niveau de vie des producteurs nationaux.
Au total les politiques nationalistes sont centrées sur le repli identitaire, l’ordre social, la sécurité des biens et des personnes et le protectionnisme social et économique. Comment une telle doctrine peut-elle séduire un tiers des électeurs ?
Le déclassement social
Plusieurs facteurs peuvent expliquer la poussée nationaliste mais la première et principale cause réside dans le contexte économique mondial. L’arrivée au pouvoir d’ultra-libéraux, Margaret Thatcher en 1979 au Royaume Uni et Donald Reagan en 1981 aux USA a profondément modifié les politiques économiques de l’occident, puis du monde entier. Sous le terme de néo-libéralisme, ou de politique de l’offre, il s’est agi de donner la priorité au capital et aux échanges économiques, de se soumettre au pouvoir des marchés, et surtout de réduire les dépenses publiques et le rôle des états. Cette politique a conduit à une mondialisation dérégulée du commerce et à la délocalisation d’activités industrielles vers des pays offrant des travailleurs à bas coût. L’accumulation du capital a profité aux riches qui sont de plus en plus riches et a vu la pauvreté progresser. Cette politique en faveur du capital a creusé les inégalités sociales et a conduit au déclassement d’un fraction de plus en plus grande de la population. Cette population déclassée ne ressemble pas aux classes sociales anciennes d’ouvriers ou de paysans car elle est beaucoup plus hétérogène et mal représentée par les corps intermédiaires.
Ces déclassés, issus de la portion modeste de la classe moyenne, comportent les exclus du travail, ceux qui survivent grâce aux aides sociales, mais aussi les travailleurs précaires, à temps partiel ou « Uberisés », les bas salaires, les services à la personne, les petits agriculteurs, les retraités à petite pension, etc. Au fil du temps, ces déclassés sont devenus de plus en plus nombreux et leur niveau de vie s’est peu à peu détérioré. Une analyse selon la méthode dialectique montre l’apparition d’une tension entre deux nouvelles classes sociales : les hypers riches et les déclassés. Cette tension s’est exprimée dans la rue en 2018 par la crise des gilets jaunes. Aujourd’hui les déclassés s’expriment par des votes pour les extrêmes, principalement le Rassemblement National (RN) qui a su parler du pouvoir d’achat, expliquer que leurs difficultés viennent des étrangers et proposer des solutions simplistes pour les résoudre. Cette situation ressemble à ce qui s’est passé dans les années 1930, quand la crise boursière a précipité un grand nombre de personnes dans le chômage et la pauvreté. Les déclassés d’alors se sont tournés vers les partis nationalistes qui ont pris le pouvoir et déclenché la deuxième guerre mondiale.
La banalisation des idées nationalistes
Le discours politique des mouvements nationalistes est focalisé sur des questions culturelles telles que l’identité nationale, l’immigration, la souveraineté politique et économique et les questions sociétales (avortement, homosexualité, peine de mort, euthanasie, tolérance vis à vis des minorités, etc.). Les autres forces politiques, surtout de droite et du centre, se sont laissée entrainer à débattre de ces questions. Ainsi c’est l’ensemble du discours politique qui se focalise sur le domaine choisi par les nationalistes. Les questions économiques, tel que le choix fondamental entre le modèle néolibéral actuel et un modèle redistributeur, sont passées au second plan. Quand aux questions relatives à l’environnement, au climat, à la biodiversité, elles ont presque disparu du débat. Les idées nationalistes deviennent ainsi le pivot des positionnements politiques. Certains gouvernements, même progressistes, prennent des mesures de lutte contre l’immigration : le chancelier Scholz rétabli les contrôles aux frontières de l’Allemagne ; la Pologne refuse d’appliquer le pacte européen sur l’immigration ; la France adopte une nième loi sur l’immigration ; sans parler de l’Italie et de la Hongrie qui sont déjà gouvernées par les nationalistes. Chez les démocrates, les discours et les mesures qui visent les migrants semblent avoir pour but de couper l’herbe que broutent les nationalistes, de leur enlever leur argument phare, leur produit d’appel. Mais c’est tout le contraire qui se passe. En entrant dans le champ du discours nationaliste, les partis progressistes ne font qu’accréditer l’idée que l’immigration est un problème et à banaliser les idées nationalistes auprès des électeurs.
La défiance envers la politique
La progression de l’abstention au fil des consultations électorale montre la montée de la défiance des citoyens envers les partis politiques. Les déclassés voient que les partis de droite ou de gauche qui ont exercé le pouvoir dans les 30 dernières années ont été incapables d’améliorer leurs conditions de vie. Ils constatent l’érosion de leur pouvoir d’achat, l’effondrement des services publics et la remise en cause des dispositifs de protection sociale. Ils ne croient plus aux promesses politiques, surtout de ceux qui ont gouverné. Alors ils s’abstiennent de voter ou ils votent pour les nationalistes dont l’offre politique parait nouvelle, « parce qu’on ne les a jamais essayés ».
Les électeurs seraient-ils devenus conservateurs et racistes ? La compilation des études sociologiques et des enquêtes d’opinion sur une longue période semble montrer que non (Vincent Tiberj 2024). Selon ces études, les préférences culturelles de la population sont de plus en plus progressistes ce qui se traduit dans les faits par la parité de genre, l’acceptation de l’homosexualité, le recul des traditions conservatrices. Les sociologues voient aussi augmenter les indices de tolérance portant sur les questions de l’immigration, de l’antisémitisme ou des religions alors même que le monde politique et médiatique est de plus en plus agité sur ces questions. Les préférences socio-économiques sont plus fluctuantes avec des poussées d’opinions redistributrices alternant avec des creux de soutien au libéralisme économique. Les citoyens qui sont à la fois redistributeurs pour l’économie et progressistes sur les enjeux culturels constituent le socle électoral des partis de gauche. Les libéraux économiques et progressistes vont avoir tendance à voter au centre.
Il semble que les votes nationalistes sont déterminés par les préférences culturelles conservatrices et peu influencés par les opinions socio-économiques ; les redistributeurs peuvent voter pour le RN autant que les libéraux. Cela s’explique par la centralisation du débat politique sur les questions culturelles plutôt que sur les questions économiques. Et aussi parce que les programmes nationalistes affichent des mesures en faveur du pouvoir d’achat et des classes moyennes : suppression de taxes, baisses d’impôt, augmentation des bas salaires, abrogation des réformes du chômage et des retraites, etc. Ces mesures ne sont pas financées et on ne voit pas sur quel modèle économique elles se fondent, mais qu’importe, elles répondent au besoin des déclassés.
Une attention particulière doit être portée sur le vote rural. Le milieu paysan est plutôt conservateur mais il est peu confronté à la question de l’immigration. Sur le plan économique les paysans n’ont pas tendance à être redistributeurs mais ils sont frappés de plein fouet par le libéralisme économique et sont en train d’en mourir. Le libéralisme les a poussés vers une agriculture productiviste, de plus en plus dépendante de l’industrie chimique, des machines et de l’énergie. Mais l’ouverture des marchés européens puis mondiaux, au grès des traités de libre-échange, les a placés dans une position de concurrence défavorable. Les marchés étant saturés par des produits étrangers, il leur a fallu réduire leur production selon des quotas et recevoir des compensations financières par l’Europe. Dans ce contexte on comprend que le monde rural se tourne vers les nationalistes, qui proposent un protectionnisme économique et un retour des valeurs traditionnelles.
L’éloignement mémoriel
Le point culminant du nationalisme a été le national-socialisme qui a poussé à l’extrême les notions de race supérieure, d’antisémitisme et d’espace vital de la nation dominante. L’effondrement de cette expérience criminelle a disqualifié les idées nationalistes pendant quelques décennies. Mais ces idées réapparaissent en ce début du 21ième siècle, du fait de l’éloignement temporel qui gomme le souvenir des nationalismes totalitaires et des crimes qu’ils ont commis. A mesure que le temps passe ces histoires perdent leur couleur et les populations oublient la filiation historique des nationalistes d’aujourd’hui avec ceux d’hier.
De la même façon l’éloignement dans le temps fait oublier les origines et le cheminement des partis nationalistes français actuels. Or ils relèvent d’une longue tradition anti-républicaine, catholique, raciste et antisémite dans laquelle se sont illustrés le gouvernement de Vichy et des mouvements tels que l’action française ou les anti-dreyfusards. Les nationalistes d’aujourd’hui évitent d’évoquer ce passé ou ils le transforment ; ils révisent l’histoire des chambres à gaz du nazisme ; ils réhabilitent Philippe Pétain jusqu’à en faire un protecteur des juifs de France. En adoptant un discours républicain, cachant les vieux démons du nationalisme, le RN est parvenu à se parer de respectabilité. Il est même allé jusqu’à manifester dans la rue contre l’antisémitisme.
Comment lutter contre le nationalisme ?
Je n’ai développé que quatre causes du vote nationaliste, il y en a peut-être d’autres. Cependant à partir de ces causes reconnaissables on peut tirer des pistes de choses à faire ou à ne pas faire si l’on veut éviter l’arrivée au pouvoir des nationalistes.
Il convient d’abord de changer de modèle économique. La politique néolibérale de l’offre a fait la démonstration de son inefficacité ; elle est rejetée par la population ; il faut la remplacer par un modèle redistributif fondé sur la justice fiscale, le développement des services publics, la protection sociale et l’investissement dans la transition écologique.
Il faut recentrer le débat politique sur ce choix économique fondamental et refuser de se laisser enfermer dans le récit sécuritaire et identitaire des nationalistes. La question de l’immigration doit être abordée autrement, dans une optique humanitaire et économique. Du point de vue humanitaire il faut reconnaitre que nos ancêtres ont pillé l’Afrique et détruit les structures sociales précoloniales. Il nous appartient, en conséquence, de secourir les victimes de la colonisation par l’aide au développement sur place et par l’accueil chez nous les candidats à l’immigration. Sur le plan économique, notre société est vieillissante avec une natalité en baisse ; la population active devient insuffisante pour financer notre modèle social. Il faut admettre qu’il faut et qu’il faudra de plus en plus recourir à des travailleurs étrangers jeunes, principalement africains, pour faire fonctionner notre économie.
Pour intéresser les citoyens à la chose politique il faut déjà, on vient de le voir, recentrer le débat politique sur les vrais problèmes. Il faut aussi questionner le fonctionnement de la démocratie représentative. On a vu aux élections législatives de 2024 les limites et la perversité du scrutin nominatif à deux tours. Ce scrutin est conçu pour faciliter l’obtention d’une majorité pour un parti ou une coalition définie à l’avance. Quand ça marche cette majorité fait la loi, presque sans contrôle, au risque de dériver vers une « tyrannie de la majorité » telle que dénoncée par Tocqueville. En absence de majorité il devient quasi impossible de gouverner car les antagonismes exacerbés par la campagne électorale rendent vaine toute recherche de compromis. Il est urgent d’opter pour un scrutin proportionnel intégral (ou régional s’il faut garder une attache aux territoires) qui éviterait d’avoir à constituer des coalitions avant les élections et d’avoir des majorités monolithiques. Ça favoriserait la diversité et élargirait la palette de l’offre politique. Par exemple, en 2024, on pouvait voter pour les idées de Raphael Glucksmann aux élections européennes, mais pour voter pour les mêmes idées aux législatives il fallait, selon les circonscriptions, voter pour un candidat soit écologiste, soit communiste, soit insoumis, soit socialiste puis subir les résultats de ce vote forcé. Avec un scrutin proportionnel sur listes, les citoyens trouveraient plus souvent une offre qui leur convient et seraient plus enclins à voter. Au-delà d’une meilleure représentation des citoyens dans les institutions, il parait nécessaire de les intéresser à la vie publique en introduisant des dispositifs de démocratie directe tels que le référendum, les conventions citoyennes, les associations. Beaucoup reste à faire et à inventer en matière de démocratie.
La question de l’éloignement temporel doit pouvoir se résoudre par l’éducation. Mais l’école a été abimée par le libéralisme économique ; elle ne joue plus son rôle d’ascenseur social ni d’intégration des minorités ; il faut la réparer. L’école reste un enjeu central de l’évolution d’un pays et de l’humanité, elle doit être une priorité des politiques publiques.