Certes, c’était un cas d’école, que cette affaire de prise illégale d’intérêts. Pour la résumer, un de ses protagonistes a utilisé cette formule, qu’en décidant en août et septembre 2020 d’engager, juste après sa nomination, des enquêtes disciplinaires contre des magistrats, « le ministre avait vengé l’avocat », vengé un client et vengé un de ses « meilleurs amis ».
C’est cela le conflit d’intérêts, que la loi appelle prise ou conservation illégale d’intérêts et qu’elle punit de cinq années d’emprisonnement et, notamment, de la peine dite obligatoire d’inéligibilité et d’accès à la fonction publique. Le prévenu expliquait qu’il n’avait fait que suivre l’avis de la Direction des services judiciaires qui lui avait dit de poursuivre ces trois ou quatre vilains magistrats. Les débats ont montré que c’était l’inverse.
Certes donc c’était un cas d’école qui devait conduire à la déclaration de culpabilité de ce ministre, et pourtant il y a eu relaxe.
Pourquoi ?
La Cour de Justice de la République a jugé que M. Dupond-Moretti a bien commis le délit (« élément matériel constitué »), mais qu’il n’avait pas eu conscience d’être en conflit d’intérêts (pas « d’élément intentionnel »).
Il faut donc comprendre que l’avocat pénaliste nommé le 6 juillet 2020 ministre de la Justice, Garde des sceaux, ne connaissait pas le délit de prise illégale d’intérêts (qui est dans le code pénal depuis des temps immémoriaux et qui occupe dans le code Dalloz pas moins de 17 pages, ce qui le classe parmi les articles les plus commentés).
S’il ne voyait pas le problème, on se demande pourquoi, quelques jours seulement après sa nomination, il a retiré la plainte qu’il avait déposée juste avant d’être nommé, le 30 juin 2020, contre certains des magistrats objet des enquêtes disciplinaires décidées ensuite.
On se souvient aussi que le Premier ministre a signé, mais seulement le 23 octobre 2020, un décret de déport selon lequel M. Dupond-Moretti ne devait pas s’occuper (ne pas « connaître de ») des « actes (…) relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué ». C’est donc à cette date seulement que M. Dupond-Moretti, comme Gros Jean, a découvert la notion de conflit d’intérêts ?
Comment donc les juges de la CJR ont-ils pu considérer que M. Dupond-Moretti est un Richard Virenque de la prise illégale d’intérêts, un Paul Deschanel de la place Vendôme ?
Plusieurs hypothèses.
D’abord, le délit de prise illégale d’intérêts est un poil à gratter de tous les élus de France, et, faut-il le rappeler, sur les 15 juges de la Cour de Justice de la République, 12 sont élus, sénateurs ou députés. C’est un délit que la doctrine classe parmi les « délits-obstacles », c’est-à-dire des délits « formels » qui font obstacle à des délits plus graves. Le délit de prise illégale d’intérêts protège l’élu ou le fonctionnaire du soupçon qu’il se sert des pouvoirs que la loi lui confère dans son intérêt personnel : et il est constitué quand bien même la décision prise par le fonctionnaire ou l’élu n’aurait pas causé de préjudice à l’intérêt général. Pas de « dol spécial », un « dol général » suffit, disent la jurisprudence et la doctrine. Mais, à la CJR, pour notre ministre, ça ne suffit plus : il faut établir une « conscience suffisante ». C’est nouveau, c’est du sur-mesure. Et en l’espèce, la CJR juge qu’il n’avait pas cette conscience suffisante.
Si M. Dupond-Moretti mérite la relaxe pour cette raison, le législateur, c’est-à-dire les députés et les sénateurs, devraient se demander s’il ne faut pas carrément abroger ce délit. Cela permettrait certes à un fonctionnaire des impôts de ne pas redresser son frère ou sa sœur sans encourir de telles poursuites pénales, et à un maire de vendre un terrain communal à son épouse ou d’acheter des fournitures d’école à l’entreprise de sa fille. Mais cela nous semblerait assez cohérent avec la relaxe du jour.
Il ne faudrait pas exclure de cette abrogation les juges, à qui ce délit est applicable aussi, parce que cela permettrait à un juge de juger une affaire qui implique un de ses copains sans encourir de poursuite pénale, et de lui donner ainsi, à travers son activité juridictionnelle, un petit « coup de pouce », comme dirait l’autre.
Autre hypothèse : des magistrats qui s’en prennent à un ministre, à un membre du pouvoir exécutif, c’est considéré comme une atteinte à la séparation des pouvoirs. Il fallait donc cette relaxe pour faire cesser cette atteinte. Nous disons au contraire que cette poursuite est un bel exemple de séparation des pouvoirs : c’est parce que – et non pas bien que- le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaires sont séparés que l’autorité judiciaire peut poursuivre un ministre.
C’est aussi, à l’inverse, parce qu’ils sont séparés que le Parlement peut abroger le délit de prise illégale d’intérêts, et faire ainsi cesser les poursuites éventuellement déjà engagées par des procureurs de ce chef. Il n’empêche : vues depuis le Sénat ou l’Assemblée nationale, ces choses-là sont ressenties comme des atteintes à la séparation des pouvoirs, à laquelle cette relaxe viendrait mettre un terme.
Autre hypothèse : on sait que, dès que la justice pénale ennuie les puissants, les forts, ces derniers, qui ont la capacité de se faire entendre, le lui reprochent. Car le Code pénal a été conçu au départ pour punir les voleurs de poule et d’argenterie et emprisonner jadis les Jean Valjean : aujourd’hui il faut l’utiliser contre les Gilets Jaunes et les émeutiers de banlieue, et non pas pour le retourner contre ceux qui peuvent le modifier !
Certes, il y a une exception, toute récente, à cet impératif : les agressions sexuelles sur les femmes. Mais pour le reste, mesdames et messieurs les procureurs, ne vous trompez pas de cibles : les faibles et les pauvres, en comparution immédiate !
Ajoutez à cela que cette poursuite n’était que du corporatisme judiciaire : des syndicats – l’affreuse chose ! – qui « signalent » l’affaire, des magistrats – qui ont eu juste le tort, notamment, de conduire des investigations sur une violation du secret de l’enquête, sans voir, ces imprudents, que cette fuite bénéficiait à un ancien président de la République – qui se prétendent victimes du délit. Mettons donc un terme, par cette relaxe, à ce corporatisme judiciaire qui mène droit – nouvelle tarte à la crème – au gouvernement des juges !
La dernière hypothèse est peu reluisante pour la magistrature. En quelques mots, résumons l’argument que la défense du ministre a développé à l’audience : le Conseil supérieur de la magistrature n’a pas sanctionné « votre » ancienne procureure de la République financière, à qui il était reproché un ou deux conflits d’intérêts ? eh bien, pourquoi la Cour de Justice de la République ne relaxerait pas le ministre ?
Ce type d’argument est celui du conducteur attrapé au feu rouge, que d’autres ont aussi brûlé mais sans être attrapés. Aussi bien des magistrats professionnels que le passant (parisien) du boulevard Saint Michel savent que ça ne justifie pas une relaxe. Il faut croire que l’argument a porté devant des députés et sénateurs, devenus juges pendant quelques jours.
Tiens, ne serait-ce pas une atteinte à la séparation des pouvoirs, ce privilège de juridiction où des politiques – plus exactement, où des membres du pouvoir législatif jugent un membre du pouvoir exécutif !
En tout cas, le procureur général près la Cour de cassation, qui vient d’annoncer qu’il ne ferait pas de pourvoi contre cet arrêt contourné et novateur, ne souhaite pas y retourner, et on le comprend !
Publius
Collectif de magistrats et de juristes amis du peuple qui tiennent à l’équilibre des pouvoirs