L'Histoire de France nous apprend que le dernier conflit déclaré et mené de manière autonome par la France en tant que grande puissance est celui de 1870, qui a opposé le Second Empire de Napoléon III à la Prusse. Le roi de Prusse Guillaume er a été proclamé kaiser à Versailles le 18 janvier 1871 après sa victoire (source Wikipedia). Le problème allemand est né. On connaît la suite.
La France s'engagera dans le premier conflit mondial en 1914 en compagnie de la Russie et de la Grande Bretagne, vaincra au prix d'une saignée épouvantable, avant de s'incliner devant l'Allemagne nazie en 1940.
Elle aura au passage laissé tomber l'alliance soviétique qui aurait pu jusqu'en 1935 au moins empêcher le futur pacte germano-soviétique et changer le cours du Second conflit mondial en stoppant bien plus tôt Hitler. Mais, déjà, les élites françaises entendait suivre le puissant voisin démocratique européen de l'époque, la Grande Bretagne, plutôt que définir une ligne plus conforme aux intérêts bien compris du pays, à savoir mettre une fois encore sur pied l'alliance de revers qui lui avait si bien réussi en 14-18, en forçant la main de l'allié anglais. Mais Anglais et Français rechignaient à s'allier avec le camp communiste.
Les historiens ont glosé sur cette défaite « inévitable » qui ne l'était sans doute pas, la Wermarcht n'ayant pas encore atteint son meilleurs niveau. On s'est également moqué de la ligne Maginot, qui, avec le recul, aboutie, n'était en rien une sottise et aurait interdit la percée de Sedan. Il eût fallu en outre que la « drôle de guerre » fût moins drôle pour les Allemand un temps occupés en Pologne et laissant leurs frontières occidentales dégarnies, et/ou que le commandement français soit déterminé à vaincre (lire « L'étrange défaite » de Marc Bloch, écrit en 1940. Voir sur le Net).
Mais ne refaisons pas cette histoire et convenons qu'à partir de 1945, les Etats Unis se sont emparés de l'Europe de l'Ouest dans le cadre de la guerre froide qui les opposait au « bloc communiste ».
On peut considérer qu'alors, la vassalisation économique et culturelle du Vieux continent était actée. Mais le passé de grande nation poursuivait la France, que la défaite et la collaboration n'avaient pas ramenée au niveau d'un état moyen sans possibilité de vraie ambition, comme plus tard le laissera entendre M. Giscard d'Estaing, qui préparait activement la naissance de l'UE avec les futurs partenaires de la France. Il devait donc abaisser le fait national, ce qui fut fait avec brio et succès par lui-même puis par ses successeurs.
C'est donc à l'occasion du conflit algérien que le général de Gaulle arriva au pouvoir et qu'il orienta alors le pays dans la voie de l'indépendance à l'égard des blocs. Sur le plan militaire, il sortit du commandement intégré de l'OTAN (dans lequel M. Sarkozy nous a ramenés), ferma les bases US sur le territoire national, et inaugura une politique apaisée avec l'URSS et ses alliés.
Parallèlement, le Président de la nouvelle Ve République dota le pays de l'arme atomique et, plus que tout, d'une puissance économique nouvelle. La période gaulliste a sans doute ses côtés sombres, mais elle symbolise la capacité résiliante de la France a prendre son destin en main. C'est là que la spécificité française, dont nul ne se souciait plus, est redevenue visible et peut encore être étudiée et mise en perspective en attendant la fin du cauchemar actuel.
Economie : un modèle français
Car si l'UE a un gros défaut pour la France, parmi d'autres bien entendu, c'est celui d'avoir installé notre pays dans un même système économique et institutionnel que des états trop éloignés de ses fondamentaux. Nos hommes politiques sont depuis M. Mitterrand au moins responsables de cette tentative de suicide programmé.
Contrairement à l'Allemagne, à l'Espagne, à l'Italie, ou à la Hollande et à la Belgique, la France s'est en effet construite contre ses régions et ses régionalismes. Le cœur du pays, l'Ile de France, a peu à peu au fil des siècles drainé hommes et richesses, idées, pouvoirs et fait de ce pays si vieux et si complexe un corps, vaste, doté d'une tête omnisciente, dont le « colbertisme » est devenu emblématique : tout se décidait à Paris avant que l'UE ne récupère l'essentiel des droits régaliens qui fondent l'indépendance d'un état.
La puissance économique et le rayonnement de la France ne peuvent se déployer qu'en s'appuyant sur une action politique, administrative, financière et stratégique de l'Etat, du moins si ce dernier entend rester fidèle à l'identité historique de notre pays. Raison pour laquelle les européistes sont tellement acharnés à déconsidérer toute idée nationale, laquelle n'appartient à aucun parti politique, FN compris.
Contrairement à ses partenaires concurrents et à la plupart de ses concurrents mondiaux, l'économique en France est plus volontiers le reflet de la volonté étatique (quand elle existe) que de ses classes économiques dirigeantes, qui sont chez nous très souvent issues des grandes écoles, privées ou publiques ou de grandes familles proches depuis longtemps de l'appareil d'Etat. Elles sont « médiatisées » par une formation, et donc par une idéologie déterminée, aujourd'hui néolibérale et anti-étatique. Elles « font institution », et on connaît par ailleurs le rôle de l'Ecole Nationale d'Administration dans la formation de nos élites du privé et du public. L'idée, la vision sont en France une affaire d'Etat qui jamais n'échappe à la volonté politique.
Pour en revenir au XIXe siècle, le rôle de de Napoléon III et des saint simoniens qui l'entouraient est majeur dans le miracle économique de la France au XIXe siècle (lire mon ouvrage « La tragédie marseillaise, Edilivre, 2014), qui lui permit le « décollage » industriel et bancaire avec quelques décennies de retard sur le vieux concurrent anglais, et l'acquisition de son statut de grande puissance moderne pendant une bonne partie du XXe siècle.
On peut donc avancer que « notre » monde économique, industriel et financier n'a pas, naturellement, le sens de l'intérêt national, qu'il lui est même souvent étranger, puisqu'il n'est pas la base du fait étatique, mais sa résultante.
Histoire : la France y entre en principe par la tête
On doit en conséquence constater que la France entre dans l'Histoire « par la tête », quand elle est à la hauteur de ses responsabilités séculaires. Lorsque le pouvoir politique y est défaillant, comme c'est le cas une fois encore depuis les années 70 du vingtième siècle, ses forces « vives » s'inscrivent dans l'ombre du puissant du jour. Au XIXe siècle, souvent l'Angleterre, tout comme au début du XXe siècle, puis avec les faiblesses de la IIIe République, l'Angleterre encore, et l'Allemagne dans les années trente, dont les complices actifs se sont révélés au moment de l' « Etat français » et de Pétain.
La IVe République à partir de 1945 subit l'influence des Etats Unis. De 1945 à aujourd'hui, seul le gaullisme (Ve République à partir de 1958) a, un moment, restitué à la France la grandeur et les outils de la puissance, conformément à ce que l'Histoire avait fait de cet état fécond, animé depuis Paris, qui ne parviendra sans doute jamais à s'identifier à un modèle étranger sans prendre le risque de disparaître. Car la France est condamnée à rester fidèle à elle-même pour survivre et s'affirmer, ce que les dérives actuelles prouvent à contrario.
Si l'on veut filer la métaphore, on peut dire que l'UE essaie d'accoucher les états par le siège, disons par la valorisation plus ou moins volontaire de leur socle économique et institutionnel, par exemple les grands ensembles industriels et les régions, contre les états, ce qui pour la France ne peut pas marcher, ses forces économiques n'étant en rien autonomes, voire productrice autonomes d'une vision ou d'une stratégie, vouées dès lors à se fondre dans des ensembles mondialisés généralement aujourd'hui anglo saxons. En France, l'Etat donne le « la », il n'est pas susceptible d'être modelé par un pays qu'il a construit et pensé à sa main en lui ôtant toute capacité d'échapper à son pouvoir.
Le problème de la France est donc le contre emploi dans lequel la « construction européenne » l'a mise en demeure d'exister et de fonctionner. La France n'est pas sortie de l'Histoire, elle s'y est une fois de plus glissée discrètement comme souvent quand son état n'assume plus l'héritage historique qui est le sien, mais non sans force comme le montre la « construction européenne » et la mise en œuvre de la monnaie unique qui au demeurant, doivent tant aussi aux Etats Unis, les vrais patrons.
Plaidoyer pour un état fort et non totalitaire
On a coutume en ces « temps droitdelhommistes » de confondre état fort et état totalitaire. L'Allemagne a besoin de nos jours d'un état administrateur, qui fait fort bien son travail au service de ses forces économiques. Comment ces dernières accepteraient-elles un état trahissant leurs intérêts qui restent fortement nationaux ?
L'Angleterre a opté pour la puissance financière, et l'état anglais a tout fait depuis Mme Thatcher pour appuyer et prolonger cette stratégie bancaire et financière au service de ses oligarchies. Italie et Espagne se battent toujours avec les conséquences d'une histoire plus ou moins récente qui doit tenir le plus grand compte des régions historiques et de leurs richesses respectives. L'industrie transalpine doit par ailleurs envoyer les pieds pour être entendue par l'état italien dans le cadre européen qui lui fait un mal considérable via les désastreuses contraintes de l'Euro.
La France est frappée d'atonie dès lors que son état essaie de mimer ses partenaires européens en se niant, en niant son savoir faire, ses forces, son excellence, et par là son avenir. A l'époque de M. Giscard d'Estaing, qui allait contribuer à mettre bon ordre à tout ça, le pays était l'un des premiers exportateurs mondiaux et certains spécialistes le voyaient rattraper économiquement le Japon dans des délais relativement brefs. Qui parlait alors d'état moyen, sans possibilités réelles de se faire un devenir brillant ? Ce dernier discours idéologique masque l'esprit d'abandon de nos « grands industriels » et financiers dès qu'ils sont livrés à eux mêmes dans le grand et féroce concert des nations filles de leur économie, quand l'économie française est fille de son état plus encore aujourd'hui qu'hier.
Notons que les oligarchies françaises actuelles sont largement nées des privatisations opérées depuis 1983 et poursuivies sans relâche depuis. Elles doivent tout à l'Etat, c'est à dire aux impôts des Français. Nos « grands patrons » également.
Pour user d'une métaphore facile une fois encore, quand un malade a besoin de sa tête pour marcher droit, on ne la lui enlève pas au nom de la libération des énergies, de la compétitivité ou autres sottises apprises dans les écoles internationales, qui sont l'écho de la féroce doxa économique orthodoxe qui nous mène dans le mur à un train d'enfer.
L'état socialiste, ou un autre...
Dans ces conditions, que MM. Giscard d'Estaing, Mitterrand, Chirac, Sarkozy ou Hollande soient aux manettes importe peu, puisqu'ils ont petit à petit abandonné ces manettes à une idéologie et des forces mortelles pour le « modèle français ». La France n'a une chance de se reprendre et de retrouver son destin que dans le cadre d'une indépendance retrouvée, et au mieux dans la perspective d'une confédération européenne, moins gourmande en pouvoirs régaliens et en exigences uniformisatrices sur le plan économique et financier que l'UE à prétentions fédéralistes. En cela, le combat pour la souveraineté, qui induit la lutte contre les tentations multiculturalistes européistes parfaitement contraires à la philosophie et aux fondements institutionnels de notre République (lire Jacques Sapir sur le sujet) recèle aujourd'hui une valeur révolutionnaire. La France ne peut espérer survivre en tant telle dans la pleine maîtrise de son destin, qui n'est pas celui de pays de culture ou d'obédience anglo-saxonnes, qu'à cette condition.
La France n'est jamais sortie de l'histoire
Les médias, encore et toujours
Le bras armé essentiel de ce coup d'état permanent contre l'idée même de la France en tant que grand pays doté d'un avenir brillant, reste le gourdin médiatique et sa doxa inlassablement répétée jour après jour par des journalistes titulaires de la carte de presse, colifichet qui a apparemment perdu toute valeur d'exemplarité déontologique. Comment les citoyens ont-ils encore une chance de voir clair dans les enjeux du moment quand il faut aller souvent sur internet pour connaître des faits ou des analyses qui sont laissés hors de leur portée ? Certes, internet demande la même méfiance que la lecture ou l'écoute des « grands médias », mais pas plus.
Quand la France retrouvera sa stature officielle dans l'Histoire, puisqu'aujourd'hui elle laisse le soin des grandes décisions visibles à d'autres états, elle le fera en dépit du monde médiatique qui, aujourd'hui comme dans l'entre deux guerres, fait le boulot pour ses propriétaires, membres des oligarchies qui nous gouvernent. En outre, l'Etat néolibéral a suscité un service public d'information fidèle à ses orientations, atlantistes à tout point de vue.
Pour l'heure, n'oublions pas le rôle discret mais essentiel des technocrates français dans la création de l'Euro. Qui sait que le pays a investi ses forces et son intelligence dans des entreprises négatrices de ses intérêts, via une classe de dirigeants et des « élites » hors sol que seule sans doute la France a produites avec cette perfection cynique dans le monde moderne ? Sans patron digne de ce nom, nos élites surprotégées n'ont plus de Nord contraignant et réagissent comme des mercenaires, se vendant (fort bien) aux plus offrants.
La France est entrée dans la mondialisation en se dénudant, voire en donnant ses habits et ses bijoux de famille quand tous les autres états développés profitent de cette pagaille que l'on espère passagère pour se renforcer formidablement, comme le montre l'exemple allemand.
La France, loin d'en être sortie, a donc substantiellement fait l'Histoire, celle de l'UE (Jean Monnet) et de l'Euro (Jacques Delors), mais à sa manière actuellement acéphale (sans tête), la manière de ses petits marquis parisiens sans conscience et sans racines aux attaches si étroites avec la puissance politique et financière US. Plus mondialiste que tous ses concurrents, elle a privilégié ses classes dominantes et leurs intérêts étroits laissant (une fois encore) en plan son peuple.
L'Ecole encore et toujours
Pays toujours centralisé en dépit de sa décentralisation en trompe l'oeil, qui a accumulé les strates de notables locaux et d'institutions nouvelles (les régions et les « super régions ») sans utilité réelle, la France a conservé son Education Nationale, elle-même objet de vaines tentatives de décentralisation, aucune institution n'étant sans doute plus centralisée (grâce notamment à l'informatique) en dépit de son éparpillement obligé sur l'ensemble du territoire.
Le démantèlement fonctionnel du système éducatif, amorcé par une massification mal pensée dans les années soixante du vingtième siècle, aggravé par la « réforme Jospin » en 1989 et par celles, grandes ou petites, qui ont suivi, a conduit à une inégalité grandissante entre les élèves, les moins favorisés ayant tendance a subir les conséquences de réformes démagogiques tirant tout le système vers le bas. La dernière réforme dite Vallaud Belkacem a au moins le mérite de montrer clairement quels sont les buts poursuivis. C'est donc l'âge d'or des « boîtes privées » qui proposent dans leur formules élitistes de vraies formations que le service public d'éducation, empêtré dans des réglementation et un égalitarisme sans nom, a de plus en plus de mal à offrir.
Nos gouvernants qui paraissent sots ne le sont en rien. Ils ont bien compris qu'en France, à défaut de formater les esprits ou de les laisser dans l'ignorance, l'adhésion aux nouvelles politiques néolibérales ne se fera pas, fût-ce à minima. Tel est à présent le rôle réel de notre Ecole, tuer la conscience nationale et l'intelligence analytique.
L'histoire, le français s'effondrent donc, l'économie tombe aux mains des économistes orthodoxes, qui ont déjà pris le pouvoir dans les médias, et nos « têtes d'oeuf » sont parfaitement adaptés à une mondialisation oublieuse d'une majorité des Français et porteurs de solutions « préparées à l'avance » dans les think-tanks du gratin oligarchique mondial, dont par exemple, l'ineffable Christine Lagarde est un porte drapeau connu. L'ENA, après Sciences Po, inflige des formations univoques à ses étudiants, et les écoles de commerce françaises ambitionnent de lutter sur le terrain de leurs concurrentes US ou anglaises.
La France, qui tient par sa tête, est ainsi « guillotinée » au profit d'un mirage globalisant qui exclue la souveraineté, la nation, et l'attachement à son histoire extraordinaire. Il suffit d'écouter nos « grands politiques » comme nos « grands journalistes » pour savoir qu'en dehors d'intérêts très matériels, il y a sur le plan culturel un gros travail à entreprendre, comme ce fut le cas après 1945. On peut par ailleurs s'interroger sur la facilité impressionnante avec laquelle les cadres de la nation ont abandonné cette dernière pour l'utopie mondialiste. Outre leurs formations, le montant des revenus à y gagner y est-il pour quelque chose ? On doit le craindre.
Laissons la parole à M. Todd
Il est temps de laisser M. Todd exprimer ses pensées, qui ouvrent souvent sur des réflexions passionnantes. En l'occurrence, peut-on par exemple nier le problème civilisationnel que nous pose le fait musulman en avançant que la seule difficulté en la matière serait d'ordre anthropologique ? M. Todd affirme ainsi dans l'article ci-dessous : « C’est ça le marqueur important, la grande différence entre les Européens et les habitants du sud et de l’est de la Méditerranée: une tradition du mariage entre cousins qui, chez ces derniers, fait que le système familial tend à se refermer sur lui-même. La question n’est donc pas de savoir s’ils sont musulmans ou non, c’est de savoir à quel point leur système familial s’éloigne de nos cultures exogames dans lesquelles le taux de mariage entre cousins germains est toujours inférieur à 1%. »
Ceci n'explique pas forcément les graves incidents de Cologne et n'interprète en rien le poids social culturel et politique d'un Islam sunnite travaillé par l'idéologie moyenâgeuse du wahhabisme. Epouser un jour ou l'autre sa cousine n'induit pas que toute femme non voilée (et donc non musulmane) puisse devenir impunément une proie.
Se sentir mal dans notre société ne conduit pas tous les jeunes concernés à assassiner massivement leurs contemporains.
Quoiqu'en dise M. Todd, il semblerait que l'anthropologie n'explique pas tout, et que la prise en compte du fait religieux comme phénomène confessionnel, social, politique et idéologique doive parfois lui prêter main forte dans l'explication et la compréhension du monde comme il va (mal).
Alain Pucciarelli (omnibusactu.wordpress.com, pucciarelli.fr)
« Emmanuel Todd : “La France n’est plus dans l’histoire
Source : Le Nouvel Obs, Aude Lancelin, 23-03-2016
L’historien et démographe ne s’était pas exprimé en France depuis la polémique suscitée par son livre, “Qui est Charlie?”, paru au printemps 2015. Crise des réfugiés, attentats du 13 novembre, jeunesse économiquement sinistrée, autant de sujets qu’il aborde en exclusivité dans un grand entretien à paraître demain dans “L’Obs”. En voici quelques extraits.
L’OBS. Nous sommes en présence de la vague de réfugiés la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. Face à cela, les derniers grands piliers qui soutiennent encore une construction européenne déjà très malmenée par la crise des dettes souveraines semblent en passe de céder. Quel regard portez-vous sur ces événements?
Emmanuel Todd. Il faut d’abord souligner que, pour la France, la crise des réfugiés est un phénomène idéologique sans substance: tout simplement parce que les réfugiés ne veulent pas venir chez nous. C’est d’ailleurs extrêmement vexant pour notre pays, parce que la capacité à attirer des immigrés est un signe de dynamisme. Cela a d’abord un rapport avec le fait que la France est dans une situation démographique satisfaisante, que le taux de fécondité est de deux enfants par femme, mais surtout avec le fait qu’il y a beaucoup de jeunes au chômage chez nous.
Tout autre est la situation de l’Allemagne, un pays qui se bat contre le vieillissement démographique, et qui est en recherche permanente de main-d’œuvre. L’Allemagne et le Japon, deux pays sur lesquels j’ai beaucoup travaillé, ont actuellement les deux populations les plus âgées du monde, puisque l’âge médian y est respectivement de 46,2 ans et de 46,5 ans, alors qu’il est de 38 ans aux Etats-Unis, de 40 ans au Royaume-Uni et de 41,2 ans en France.
La différence entre l’Allemagne et le Japon, c’est que ce dernier se refuse à utiliser une immigration massive et qu’il s’est résigné à gérer le déclin de sa puissance. L’Allemagne, elle, est un pays totalement paradoxal puisque, quoique étant l’un des deux plus vieux du monde, elle n’a nullement renoncé à la puissance économique.
Concernant les réfugiés, vous considérez donc que l’Allemagne fait preuve de réalisme économique face à sa faiblesse démographique, et non, comme on veut souvent le considérer dans les cercles médiatiques français, que la chancelière Merkel fait preuve d’un sens des responsabilités remarquable…
La politique migratoire d’Angela Merkel est dans la continuité exacte de ce qui s’est fait en Allemagne depuis les années 1960. Avant tout, il faut comprendre que l’obsession des classes dirigeantes allemandes, c’est le renouvellement de la force de travail. Je me souviens d’une couverture extraordinaire du «Spiegel». Au moment même où le monde entier accusait l’Allemagne de détruire les économies grecque, italienne, espagnole et portugaise par des politiques d’austérité et de contraction budgétaire drastiques, on vit paraître cette une qui présentait l’Allemagne comme le nouveau paradis pour la jeunesse du Sud, avec les visages heureux de jeunes Méditerranéens qualifiés, compétents, appelés à participer au bon fonctionnement de l’économie allemande.
Les Français sont aveugles sur ces choses-là, car sur ce sujet aussi, la France vit dans une idée fausse d’elle-même. Nous pensons que c’est nous, le grand pays ouvert d’immigration. Alors que ça n’a été vrai que très ponctuellement dans le passé. En fait, tout au long de son histoire la plus ancienne, c’est l’Allemagne qui a eu un rapport extrêmement créatif à l’immigration. La Prusse, par exemple, est un pays qui a été inventé, en partie créé par l’apport de populations étrangères, y compris de huguenots français. Et dans toutes les années d’après-guerre, il y a eu en Allemagne une importante immigration yougoslave, et turque, puis issue de tous les pays de l’Est.
Le grand pays d’immigration, depuis la guerre, en Europe, c’est l’Allemagne. Je sais que certains en France aiment penser qu’en s’ouvrant aujourd’hui aux immigrés du Proche et du Moyen-Orient l’Allemagne essaie encore de racheter ses fautes passées, d’apparaître comme le génie du bien… Pure naïveté. Les Allemands ne sont plus du tout dans cet état d’esprit et ne pensent plus qu’ils ont des fautes à expier.
Cela a longtemps été le cas, tout de même, et cela a beaucoup pesé sur la construction européenne.
Oui, mais on en est tout à fait sorti. Et ce qu’on a pu voir, l’été dernier notamment, à l’occasion de la crise grecque, c’est une totale bonne conscience chez les Allemands. La réunification a eu lieu en 1990. En vingt-cinq ans, l’Allemagne a retapé sa partie orientale sinistrée par le communisme. Elle a remis en ordre de marche économique toute l’Europe de l’Est, intégré ses populations actives à son système industriel, écrasé la concurrence à l’ouest et au sud dans la zone euro, et est devenue quasiment le premier exportateur mondial pour les produits de haut niveau technologique, bien avant la Chine, les Etats-Unis ou le Japon. Le tout avec une population de 82 millions d’habitants, extrêmement âgée.
Si on réfléchit deux minutes, on se dit: oui, l’Allemagne est un pays extraordinaire. Un pays qui a en tout cas des qualités d’organisation, d’efficacité et de compétence exceptionnelles. C’est à cette lumière-là qu’il faut analyser cette vague migratoire que l’Allemagne a appelée,stimulée. Car il y a bien eu un appel de cet ordre, quand on observe toute la séquence.
Aujourd’hui pourtant, même en Allemagne, on cherche à stopper ces transferts massifs de population, ne parlons même pas des murs et des barbelés qui se dressent partout à l’est. Finalement, la politique prudente de la France dans cette affaire est-elle aussi critiquable que certains ont pu le dire?
Fondamentalement, ce que fait le gouvernement français n’a plus la moindre importance, et du reste les Allemands n’en tiennent aucun compte. Etre lucide, de nos jours, c’est voir que la France n’est pas un pays où se fait l’histoire. Je repense à ce concept utilisé par Friedrich Engels à l’époque des révolutions de 1848, par lequel il définissait les Tchèques comme un «peuple non historique», par opposition aux Hongrois ou aux Polonais qui se soulevaient, qui faisaient l’histoire.
Actuellement, les Français sont un peuple «non historique». Il y a vraiment un changement de cycle. L’élection présidentielle française n’aura pas le moindre impact, tandis qu’avec la montée en puissance de Trump et même de Sanders aux Etats-Unis, avec le retour efficace de la Russie au Moyen-Orient, et, bien sûr, avec les choix de l’Allemagne, on a affaire à des tournants possibles de l’histoire mondiale. Cela étant posé, oui, je dois dire que Manuel Valls a eu un certain courage de déclarer à Munich ce qu’il pensait de cette question. A ce moment-là, j’ai même eu un petit mouvement, je me suis dit que, peut-être, il valait quand même mieux que François Hollande. (Rires.)
Reste qu’une dure réalité va s’imposer aux Allemands: assimiler des gens d’Europe de l’Est, c’était facile, car il n’y a jamais eu aucune homogénéité ethnique en Allemagne, pays dont une bonne partie de la population a toujours consisté en Slaves germanisés. Mais, désormais, il s’agit de tout autre chose, d’une autre espèce d’immigration. Avec les Turcs, la machine avait déjà commencé à caler. Pas tellement parce qu’ils sont musulmans, contrairement à ce que beaucoup aiment à agiter en France. Mais parce que leurs structures familiales sont patrilinéaires, c’est-à-dire très favorables aux hommes, et, plus important encore, endogames.
C’est ça le marqueur important, la grande différence entre les Européens et les habitants du sud et de l’est de la Méditerranée: une tradition du mariage entre cousins qui, chez ces derniers, fait que le système familial tend à se refermer sur lui-même. La question n’est donc pas de savoir s’ils sont musulmans ou non, c’est de savoir à quel point leur système familial s’éloigne de nos cultures exogames dans lesquelles le taux de mariage entre cousins germains est toujours inférieur à 1%.
Et dans le cas des migrants syriens ou libyens, de quelles structures familiales s’agit-il?
35% de mariages entre cousins germains pour les Syriens sunnites, 19% seulement pour les Alaouites qui soutiennent Bachar al-Assad. 36-37% chez les Irakiens. Il n’existe pas de chiffres fiables pour la Libye. C’est donc beaucoup trop. Honnêtement, je pense qu’absorber brutalement des millions d’immigrés endogames venus de Syrie, d’Irak et bientôt d’ailleurs – car ce n’est que le début, je pense en effet que l’Arabie Saoudite est aussi en cours d’effondrement –, dans un pays aussi vieilli que l’Allemagne, c’est un défi absolument incroyable. L’Allemagne ne pourrait intégrer, contrôler et utiliser efficacement de telles masses de population, à de tels niveaux de différence culturelle et à un tel rythme accéléré, qu’en se stratifiant et en se durcissant. Le prix à payer serait sa transformation en une société policière ou militarisée.
Le livre que j’avais écrit sur le sujet en 1994, «le Destin des immigrés», était un livre optimiste effectivement, mais c’était aussi un livre réaliste. Il y a des gens aujourd’hui, des populistes de gauche, qui semblent découvrir les questions d’identité. Je pense notamment à ceux qui travaillent sur «l’insécurité culturelle». La différence culturelle et ses dangers, j’en avais déjà fait une analyse très brutale au milieu des années 1990. J’ai du reste été l’un des premiers à dire qu’il fallait revenir au concept d’assimilation. Donc elles retardent vraiment, ces analyses-là.
A une époque, vous sembliez toutefois beaucoup moins pessimiste qu’aujourd’hui sur l’intégration des populations immigrées, notamment en France. Vos adversaires vous ont même parfois caricaturé en chantre de l’immigration heureuse. Vous déclariez encore au milieu des années 2000 que le raidissement réactionnaire autour des questions migratoires serait balayé dans notre pays par l’explosion des mariages mixtes et par l’arrivée de nouvelles générations ne partageant nullement ce genre d’anxiétés. Avez-vous revu vos prévisions?
L’immigration n’est jamais un phénomène facile, même si toutes les populations sont assimilables en fin de compte. Je n’ai jamais fait partie de ces gens qui pensent qu’accueillir tous les migrants est une priorité morale absolue, un quasi-impératif catégorique, et qui négligent le droit légitime des populations européennes à un minimum de sécurité territoriale. Cette attitude morale abstraite, je l’ai toujours trouvée totalement irresponsable. Je profite de l’occasion pour signaler à ces bien-pensants qu’installer en masse en Europe les Arabes éduqués, lourdement surreprésentés parmi les réfugiés, c’est priver le Moyen-Orient de ses élites, et le condamner à des siècles de désintégration et de régression. Le destin d’Haïti…
Je reviens à la France. L’une des conditions fondamentales de l’assimilation, c’est que la machine économique tourne et que l’ascenseur social fonctionne. Or c’est cela qui a dramatiquement failli en France. Mon modèle était raisonnablement réaliste dans l’hypothèse d’une France qui ne se serait pas enferrée dans l’euro, qui ne tournerait pas à un taux de croissance zéro, garantissant la rigidification de tous les milieux sociaux. Quelle occasion gâchée pour la France, une société douée dans son rapport à l’étranger et à l’universel, assez indifférente aux différences d’apparence physique! Mais c’est ainsi. Tant qu’on aura ce blocage économique, on observera des phénomènes de pourrissement, qui pourront prendre en banlieue une forme islamique, tout simplement parce qu’il y a dans ces zones-là beaucoup de Français d’origine musulmane.
Ces phénomènes de radicalisation qui ont produit les grandes vagues d’attentats de 2015 sont l’objet de conflits d’interprétations aujourd’hui en France. Pour certains, comme Olivier Roy, l’islam n’est qu’un habillage, un prétexte à la radicalisation d’une fraction de la jeunesse totalement à l’abandon, pour d’autres, comme Gilles Kepel, une telle analyse revient à minimiser la percée du salafisme dans notre pays, et plus généralement la puissante attraction exercée par le religieux.
Je suis clairement aux côtés d’Olivier Roy ou de Farhad Khosrokhavar, des types sérieux qui savent de quoi ils parlent. D’ailleurs, l’un des problèmes actuels du gouvernement et autres islamologues obsessionnels, qui veulent tenir le pays en agitant des caricatures de Mahomet et en chantant la laïcité, c’est qu’ils redécouvrent l’existence d’une fureur populaire bien de chez nous, qu’elle prenne la forme du désespoir paysan ou de ces jeunes qui refusent la réforme du marché du travail. C’est rassurant: enfin on revient aux vraies questions.
Evidemment, le terrorisme islamique est un problème crucial. Mais, pour bien gouverner une société en crise, il faut prendre de la distance, et voir que ce drame n’est qu’un morceau d’une tragédie globale: notre société est paralysée parce que la France n’a plus de monnaie et ne peut plus avoir de politique économique. Tout est parodique dans nos débats politiques actuels. Chacun des candidats nous raconte qu’il va gouverner différemment alors qu’il sait très bien qu’il ne pourra, dans l’euro, qu’exécuter les directives de Berlin. Ou peut-être qu’il n’a même pas compris.
Alain Juppé sera bientôt le jeune espoir de la politique française. (Rires.) Je me souviens d’avoir découvert avec émerveillement durant un débat avec lui en 1988, après qu’il eut été ministre du Budget, je crois, qu’il refusait ou ignorait l’analyse économique keynésienne – ce qui nous promet de grands moments. Nous sommes vraiment devenus le pays de la Belle au Bois dormant.
Notre problème, on ne peut le restreindre à ces jeunes d’origine maghrébine qui perdent les pédales, passent parfois à la délinquance, puis de là, dans un tout petit nombre de cas, au terrorisme. L’une des choses qui m’ont le plus tristement impressionné le 13 novembre dernier, lors de ces attentats horribles, c’est justement la vision que la classe politique et les médias ont alors donnée de la jeunesse française. D’un côté, les jeunes terroristes déments, barbares, islamisés jusqu’au fond des yeux, etc. De l’autre, des jeunes tout de jovialité, parfaitement sains, et radieux, sirotant des bières à la terrasse des bistrots. Alors qu’on a aujourd’hui toutes les statistiques en main sur les difficultés effarantes pour les jeunes à entrer dans la vie adulte, la baisse de leurs revenus, leurs taux d’emploi misérables, les stages sous-payés voire non payés.
Etre jeune en France, ce n’est pas juste siroter un demi en terrasse. Cette vision-là, c’est typiquement celle d’une société âgée qui a des problèmes de prostate. Dans notre prostate civilization, c’est juste trop génial d’être jeune. Le problème fondamental de la France, ce n’est pas seulement la déviance atroce de certains parmi les plus largués de la société, c’est notre capacité à inclure les jeunes, tous les jeunes, qui ne cesse de faiblir. A nouveau, nous sommes devant ce choix que je pointais dans «Qui est Charlie?», ce livre qui a fait de moi l’ennemi public numéro un. Ou bien rester la tête dans le sac avec de pseudoproblèmes religieux, et se chauffer sur l’islam, la laïcité, etc. Ou bien affronter nos vrais problèmes économiques et sociaux, et le blocage général de la machine.
Vous n’aviez pas repris jusqu’à ce jour la parole en France depuis la violente polémique consécutive à la parution de “Qui est Charlie ?” au printemps 2015. Pourquoi un si long silence?
Avec ce livre, j’ai voulu défendre le droit à la paix de l’âme pour nos concitoyens musulmans. Il restera comme l’un des gestes dont je suis le plus fier dans ma vie, peut-être ma justification en tant qu’être humain. Mais dès que j’ouvre la télé ou la radio, je ne peux ignorer que les intellectuels comme moi font partie des vaincus de l’histoire. Partout, des obsédés de la religion, des identitaires hystériques, des types complètement méprisables intellectuellement, et qui ne travaillent pas.
Je tiens toutefois à profiter de votre question pour présenter solennellement mes remerciements à François Hollande et à Manuel Valls qui, en lançant leur projet de loi sur la déchéance de nationalité, ont validé à 100% la thèse la plus discutée de «Qui est Charlie?»: l’identification du néorépublicanisme comme pétainiste et vichyste. Je considère désormais que j’ai une dette personnelle envers le président de la République, et c’est d’avoir validé mon livre jusqu’à la dernière virgule.“Le projet socialiste n’était plus qu’un banal cas d’escroquerie en bande organisée”
Qu’est-ce qui selon vous a à ce point heurté dans ce livre? Quel a été le cœur du différend?
C’est assez simple. Je ne me suis pas contenté de pointer la responsabilité de notre classe politique de dire qu’Hollande était nul, de suggérer que le projet socialiste n’était plus qu’un banal cas d’escroquerie en bande organisée, etc., ce que tout le monde sait désormais. Ce que j’ai dit, c’est: les classes moyennes françaises sont nulles. J’ai mis en accusation tout un monde, le mien, et ça c’est beaucoup plus grave. J’ai acté le fait que les classes moyennes françaises d’aujourd’hui ne sont plus les héritières de la Révolution. Qu’elles ne sont plus ce peuple qui croit en la liberté, en l’égalité, que tout ça c’est désormais du pipeau. Et, bien entendu, ça a énormément choqué, parce que c’est vrai.
Tout le monde s’abrite derrière le paravent d’élites politiques stupides. Mais Hollande, quelque part, est une fiction. Quand on l’entend, avec sa petite voix, quand on le voit ne prendre aucune décision… Il n’existe pas, Hollande. C’est un mythe, un fantasme collectif. Et les gens se planquent derrière leur mépris d’Hollande pour ne pas se juger eux-mêmes. Cela leur permet de ne pas se dire: eh bien voilà, je suis un Français vieillissant des classes moyennes, j’ai encore quelques super privilèges économiques, j’ai pu élever tranquillement mes enfants aux frais de l’Etat, mais maintenant, que les jeunes se démerdent, qu’ils croupissent dans les banlieues, dans les prisons, ou, s’ils sont sages, qu’ils se défoncent dans des boulots pourris. C’est là qu’était la violence du livre, et le problème qu’il pose demeure entier.
Propos recueillis par Aude Lancelin
Source : Le Nouvel Obs, Aude Lancelin, 23-03-2016 »