Les médias français au pas cadencé : un drame national
Par un citoyen inquiet
Il ne s’agit pas de dresser en ce début janvier 2015 l’inventaire des turpitudes d’une profession, celle des journalistes, et d’un système médiatique officiel omniprésent et en gros unanime, hélas, sur l’évaluation de la plupart des maux qui nous accablent. Il ne s’agit pas non plus de prononcer des condamnations définitives sur le positionnement de tant de ces journalistes connus ou moins connus quant au traitement d’une situation économique, sociale et morale qui apparaît à tant d’entre nous extrêmement préoccupante en dépit des avis « autorisés », pluriels et identiques, distribués à pleines poignées par les grandes et petites plumes, les experts de tout poil ou des hommes (et femmes) politiques de premier plan via les « grands médias ».
La responsabilité des médias en période de tensions politiques intérieures et extérieures, et face à un danger d’embrasement de la planète autour par exemple du conflit ukrainien, est immense, car du sérieux de leur travail d’information dépend aussi notre avenir et la préservation de la paix. Or, sur l’essentiel de ces sujets, loin d’éclairer l’opinion, la « grande presse » a semble-t-il passé la vitesse supérieure pour défendre bec et ongle l’austérité, les inégalités sociales, et le bellicisme initié par la stratégie des Etats-Unis.
L’âge d’or du journalisme n’a jamais existé. Il ne peut donc être question de chanter un passé mythifié pour mieux pourfendre le présent. Les journalistes sont des citoyens comme les autres, avec leurs qualités et leurs défauts. Avec leurs faiblesses aussi.
Qu’ils apparaissent comme une corporation aux yeux de ceux, la majorité d’entre nous, qui consomment leurs « productions informationnelles » n’est pas étonnant. Qu’ils revendiquent bien haut un savoir faire et une technicité spécifiques est dans l’ordre des choses. Après tout, tout métier (réputé) intellectuel reconnu fait de même.
Le problème est qu’une part grandissante de nos concitoyens leur conteste cette expertise pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Pour son malheur, le journalisme véhicule des valeurs qui, de toute évidence, souvent le dépassent singulièrement. Eternel hiatus entre le monde des idées et la réalité vécue.
Le concept d’une information libre et objective est évidemment fort beau. Mais les journalistes ne sont ni libres, ni objectifs, surtout quand l’exercice de leur métier s’inscrit dans un contexte économique et idéologique précis, contraignant peut-être plus encore aujourd’hui que jamais.
A cela, faut-il répondre qu’il est de la responsabilité de chacun de ces professionnels de porter individuellement une parole libérée et désincarnée ?
La question appelle la réponse. Nul n’existe hors sol. A l’instar des personnels politiques, les journalistes n’ont aucun droit à revendiquer un jugement ou une vision incontestable, car comme eux, ils sont par définition contestables, même si les contester relève parfois à les entendre du « crime de lèse majesté ». L’organisation du débat contradictoire sans concession, sans mauvaise foi et sans agressivité devrait être en quelque sorte la racine de la légitimité des organes de presse et de leurs « professionnels de l’information ». Tel n’est apparemment « pas toujours » le cas.
Reconnaissons à ces cadres de la démocratie le droit d’être impliqués dans la vie de la cité. Contestons leur dans la foulée l’usage qu’ils font parfois ( ?) de leur pouvoir réel sur les consciences, au nom de leurs convictions, de leur intérêt égoïste ou simplement de leur incompétence.
Pour exemple d’école peut-être, M. Elkabbach, affirmant en direct à la télévision sur France 2, dans une émission de M. Drucker (cft le film télévisuel « Les nouveaux chiens de garde »né de l’ouvrage du même nom de Serge Halimi, Directeur de la rédaction du Monde diplomatique) son assujettissement (obséquieux ?) à M. Lagardère, son patron, présent, souriant devant cet hommage (servile ?). Ce faisant, M. Elkabbach n’était sans doute plus journaliste dans le groupe Lagardère, mais employé de M. Lagardère, ce qui aurait peu à voir avec une posture d’indépendance et d’objectivité. C’est en tout cas ce que l’on peut penser de cette triste prestation, sans attenter à la dignité du « grand journaliste » symboliquement agenouillé devant son employeur, oligarque de première grandeur, maître d’un groupe industriel et médiatique qui ferait dit-on, avec des « collègues » de son aloi, la pluie et le beau temps à l’Elysée, sous ce septennat comme sous les précédents.
Chacun peut grâce à Internet se faire une opinion sur le sujet.
Nous touchons là à un autre problème, et non des moindres en France (et ailleurs) : l’essentiel des médias appartient aux nouveaux féodaux qui en effet dictent la politique des états, chez nous, en Europe comme aux Etats-Unis.
Dans ce cadre de la « reféodalisation » du monde (terme emprunté à Pierre Legendre), comment imaginer que la profession de journaliste, affaiblie, maltraitée souvent en interne, méprisée probablement, économiquement ébranlée au moins au niveau de la masse des salariés qui font tourner la boutique, puisse opposer une résistance enracinée dans la contrainte déontologique, même dans le cas improbable où une partie de ces professionnels résisteraient intellectuellement à la doxa qu’ils sont chargés de nourrir jour après jour, sous peine d’être placardisés ?
M. Bergé, l’un des patrons du journal Le Monde, insultant publiquement un journaliste de « son » journal pour un article qui lui a déplu sans susciter une véritable levée de boucliers au sein de la rédaction du Monde et chez les confrères, prouve ainsi par son attitude inqualifiable quant au statut de la presse « libre » qu’il n’a aucune raison particulière de ne pas traiter ses « employés » comme des laquais maladroits quand cela lui chante. Autrement dit, en matière de presse aujourd’hui comme dans toute activité économique, le patron a toujours raison. Dans ce cas précis, la protection que devrait représenter un syndicalisme digne de ce nom paraît singulièrement symbolique. La liberté de la presse en Occident est devenue une chimère politiquement correcte que l’on brandit utilement quand il s’agit par exemple d’accabler le totalitarisme qui prévaudrait en Russie. Les insuffisances probables de la presse russe ne garantissent pas la qualité de la presse occidentale !
Voilà de toute évidence, avec notre presse, un « contre pouvoir » bien mal en point, sur lequel on serait mal inspiré de se reposer pour accéder en confiance à une véritable information dénuée d’arrière pensées et de parti pris, dès lors que les journalistes doivent s’effacer devant le pouvoir de l’argent.
M. Bergé s’est montré dans sa vérité d’homme de pouvoir, ce qui est maladroit car nous savons à présent ce que peuvent (et doivent) être les pressions plus discrètes sur les contenus rédactionnels (Lire M. Mauduit à propos de son départ du journal « Le Monde »).
Les journalistes ne sont pas à priori les ennemis de la démocratie. Ils sont (trop) souvent, comme tant d’autres professions ou corps constitués, les victimes, parfois consentantes, du recul des valeurs républicaines ici, et démocratiques ici et là. Ils en sont également les vecteurs. A leur niveau, ils aident dans leur majorité l’intérêt particulier à prévaloir de plus en plus lourdement sur l’intérêt général via notamment la défense et illustration de cette calamiteuse « construction européenne » qui appauvrit de plus en plus les peuples des états membres en favorisant à présent « officiellement » (cft l’étude récente de l’OCDE) les plus riches.
Intervenant en flanc garde des puissances dominantes dont le siège idéologique financier et économique paraît être Washington, les journalistes sont parallèlement acteurs et symptôme de la paralysie politique et idéologique officielle qui caractérise notre pays et ses partenaires occidentaux relevant du « camp des démocraties ».
Les journalistes sont donc aussi des victimes, et, dans le meilleur des cas, affectées du « syndrome de Stockholm », qui leur fait adopter les intérêts de leurs « geôliers » et employeurs, au demeurant fort généreux pour les premiers couteaux... La vie comme elle va en somme ; l’espoir d’un gain matériel substantiel (ou pas) ne pouvant pas, bien entendu ( !), être considéré suffisant pour torturer et briser une « conscience libre », en charge du débat démocratique qui l’est souvent si peu.
Mais pas seulement.
L’idéologie dominante a ses militants.
Retour donc à la déesse « déontologie journalistique », vénérée autant que violée plus souvent qu’à son tour par ses prêtres les moins scrupuleux. Doit-on encore considérer que la corporation des journalistes professionnels représente une chance pour notre démocratie ? La réponse en ce début 2015 est négative.
Tant qu’il faudra aller sur internet pour avoir des points de vue et des informations radicalement opposés à ce qui nous est raconté au jour le jour à tout propos (économie, politique étrangère, conflits) dans les « grands médias », et tant que ces médias ne tiendront aucun compte d’informations contradictoires sérieuses, disponibles et vérifiables sur le Net soit pour les relayer, soit pour les relayer et les combattre, il ne peut être question de leur faire confiance.
« Chez eux », on attend la reprise économique et toute guerre (de préférence de source US) contre l’extrémisme religieux, politique, contre le « terrorisme » ou contre l’ « aventurisme russe » présenté par M. Obama comme l’un des grands dangers qui menacent la planète ( !) est légitime.
« Chez nous », on compte le nombre grandissant des chômeurs, on pointe l’accentuation de la paupérisation, le recul des droits sociaux, la mise en cause des services publics, on déplore la disparition de la démocratie dans les pays de l’Union européenne soumis à la technocratie affairiste de Bruxelles gangrenée par un dogmatisme économique mortifère, et on craint une guerre mondiale à partir du conflit ukrainien dont les origines sont pour le moins sujettes à caution quoiqu’on nous raconte par ailleurs.
Que dirait-on par exemple de la Russie ou de la Chine installant des bases militaires aux frontières des Etats-Unis ? Or, la situation est inverse. Qui en France le souligne, qui dénonce cette emprise militaire mondiale des Etats-Unis en dehors de quelques voix bien isolées ?
Dans le cadre économique et technologique actuel, les médias ont la capacité de créer une ou des réalités virtuelles. Et par là, lorsqu’ils s’engouffrent (de plus en plus fréquemment) dans cette pratique facile aux effets puissants sur les consciences, ils contribuent à masquer les faits et la gravité des enjeux. Ils font alors exactement le contraire de ce qu’est en principe leur métier. Nous ne sommes même plus au niveau de la désinformation, nous entrons dans l’univers du conte, avec ses gentils et ses méchants. Simplisme que toute approche honnête de la réalité interdit.
Aussi systématique, la désinformation, car hélas c’est bien de cela qu’il s’agit, peut à coup sûr, en fonction des sujets, être taxée de propagande*.
Il est donc loisible de s’interroger : le statut de journaliste professionnel, en dehors du fait qu’il marque précisément que le journaliste vit de son travail et uniquement de cela (ce qui est souvent faux avec les « grands journalistes » et leurs « ménages ») a-t-il encore une signification ? On peut penser que tel n’est plus le cas. Le courage, la curiosité intellectuelle, l’exigence de l’indépendance dont parlait Albert Camus à ce propos sont trop souvent aux abonnés absents.
Il y a eu en premier lieu des animateurs de jeux ou d’émissions de divertissement à la télé et sur les ondes, il y a à présent, y compris dans la presse écrite, des animateurs d’idées, d’histoires et d’idéologie dont l’utilité réelle, en tant qu’acteurs essentiels de la vie démocratique, paraît contre productive, voire nocive.
La crise des médias sera une priorité à traiter pour tout pouvoir politique qui voudra rentrer dans une réalité vraiment nationale et restituer au Politique la primauté sur l’économie et la finance. Libérer l’information du poids des lobbies économiques et financiers est devenu une exigence première. Restituer au métier de journaliste sa dignité et sa fonction dans le cadre de la République aussi.
Saluons au passage la réussite de Médiapart, qui n’est pas exempt de défauts, mais qui éclaire une voie possible pour libérer l’information de l’argent et de la « pensée unique ». En ce début 2015, l’ « adémocratie » dévore à belles dents notre démocratie. Il convient, pour l’heure, de le faire savoir aussi largement que possible. Travail éminemment politique.
*Un discours « performatif » ?
Convaincre au quotidien les citoyens d’un danger, d’une injustice, d’une menace, fussent-ils imaginaires, permet aux hommes politiques d’agir dans le sens qu’ils jugent bon avec l’appui d’une partie au moins de l’opinion. En ce sens, l’acceptation même partielle par la population de politiques aberrantes ou guerrières est directement liée au travail de désinformation mené par l’essentiel des médias, ce qui souligne leurs responsabilités dans tous les compartiments de l’actualité, de la mise en œuvre des politiques d’austérité aux entreprises guerrières. Le débat démocratique en est largement biaisé, voire compromis.
Traiter M. Poutine comme un dictateur dangereux et agressif et/ou, pour évoquer certains commentaires, comme un « fier à bras » (France Culture « l’Esprit public »), traduisons librement « comme un rigolo », permet de faire accepter les sanctions infligées à la Russie ou de donner au gouvernement de Kiev l’aura de la victime innocente, légitime dans ses actes de guerre inouïs contre sa propre population. Ce matraquage finit enfin par rendre acceptable l’idée folle de guerre contre la Russie, ce « pauvre pays » dirigé par ce rigolo de Poutine qui ne représente en réalité aucun danger ! Sauf que la Russie est le seul état au monde à pouvoir détruire éventuellement les Etats-Unis et tout ou partie de ses alliés, mais ceci est évidemment un détail pour nos « experts ».
Dans d’autres cas comme celui de la Lybie, la réalité de la politique menée, à savoir l’objectif d’éliminer Kadhafi et son régime, n’a pas été énoncée. Le silence est une autre forme de la manipulation.
On peut également supposer que si les médias US avaient dénoncé la politique des Etats-Unis au Moyen Orient comme l’une des causes probables de l’attentat du 11 septembre 2001, il eut été moins facile ensuite pour le président Bush de lancer son pays dans les infinis désastres afghan et irakien. Il faut en l’occurrence souligner l’usage du mensonge d’Etat (la « preuve » des armes de destruction massives qui n’ont jamais existé !) comme l’une des caractéristiques de ce qu’est devenue, à l’ombre de médias domestiqués et complices, l’essence de la pratique politique dans nombre de nos démocratie : une vaste entreprise de tromperie dans laquelle les grands principes sont des paravents commodes pour toutes les aventures et la quête d’intérêts économiques favorables aux grands groupes multinationaux, dont les « nôtres ».
En France, se faire élire sur un programme plus ou moins à gauche et gouverner une fois élu sur un programme résolument de droite, que n’aurait pas désavoué M. Sarkozy, ce qu’a exactement réalisé M. Hollande, semble assez naturel pour nos grandes âmes médiatiques qui, dans leur majorité, n’ont pas dénoncé avec la virulence qui s’imposait ce scandale absolu et ce déni de démocratie. La violation immédiate des engagements de campagne, sans même le faire semblant d’un délai minimal pour tourner casaque (comme l’a fait M. Mitterrand), peut être assimilée à une forfaiture. Mais, au vu du panorama médiatique français (voir l’article précédent), la mansuétude dont a bénéficié M. Hollande s’explique aisément.
On peut donc affirmer la perversité extrême du travail de la « grande presse », à fortiori dans un climat international aussi dangereux que celui qui marque ce début 2015.
Dans le panorama général, les médias sont devenus un problème. Il fut un temps où ils faisaient partie de la solution.