M. Lacroix, journaliste professionnel qui, avant de prendre sa retraite, travaillait dans la presse numérique spécialisée dans l'automobile, avait un différend avec la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP), structure vieillotte, créée en 1935, quand la presse internet n'existait pas. Précisons que la France est le seul pays démocratique où la carte de presse est attribuée par un organisme mandaté par l'Etat... Et, oh surprise (!), cette vieille dame, à défaut d'une nouvelle jeunesse, a des appuis en béton au plus haut sommet de l'Etat, qui lui assurent l'impunité en toute circonstance, dont celle qui l'oppose à un journaliste « free lance ». Sa supposée indépendance n'est donc qu'un leurre, et apparaît comme une « entourloupe systémique » regrettable dont pâtit aujourd'hui M. Lacroix, et avec lui le principe de l'égalité devant la loi (lequel principe doit commencer à en avoir l'habitude...)
Structure animée par des journalistes peu connus, voire inexistants en terme de notoriété, mais syndicalement clairement connotée, La Commission s'est habilement dotée de magistrats tout puissants en guise de président et de vice président. Ce qui rend l'affaire de M. Lacroix, que nous rappelons ci-dessous, délicate, et va probablement la ranger dans la catégorie des injustices du totalitarisme des copains qui paraît être devenu la caractéristique première des rouages juridiques de notre pays, comme par exemple l'affaire Tapie (dont nul ne parle plus...), à sa manière, l'illustre parfaitement (lire Laurent Mauduit sur son blog Médiapart)
Le Tribunal administratif de Paris compterait-il pour du beurre ?
Petit rappel des faits : la CCIJP avait indûment contesté à M. Lacroix le droit d'obtenir sa carte de presse en 2011 et 2012, si l'on en croit le jugement du tribunal administratif de Paris de 2012 qui lui a donné gain de cause (lire mon article « Commission de la carte de presse des journalistes professionnels : une exception française, un pouvoir discrétionnaire » publié le 8 décembre 2014 sur mon blog Médiapart et sur mon site pucciarelli.fr). Le motif était que que la société employant M. Lacroix n'était pas un organe de presse. Ce qui n'aurait pas dû être retenu à charge, car, même si M. Lacroix a dû travailler dans des conditions définies par les contraintes économiques de ses employeurs, un jugement du Conseil d'Etat du 22 juin 2001 affirme : « Considérant qu'il ressort de l'article L. 761-2 précité du code du travail que la reconnaissance de la qualité de journaliste professionnel n'est pas nécessairement subordonnée à la condition que l'activité soit exercée au sein d'une entreprise de presse ».
Pour préciser le cas, M. Lacroix était journaliste chez Webcarcenter, édité par la société Digital Média quand, en 2008, cette société a été achetée par la société Corb's qui édite aussi le site Autoreflex. M. Lacroix a exigé de son nouvel employeur qu'il se mette se mette en conformité avec les règles qui régissent les organes de presse, notamment en cotisant à la convention des journalistes, ce qui fut fait. Il avait alors sa carte de presse.
Début 2011, la CCIJP a refusé la carte de presse à M. Lacroix au motif que la société Autoreflex n'est pas un organe de presse. Or, fin 2010, au moment où il demandait le renouvellement de sa carte de presse, M. Lacroix était salarié de la société Corb's comme l'attestent ses feuilles de paie, et non de la société Autoreflex.
Lorsqu'en 2011, Autoreflex a regroupé des sociétés dont Corb's. M. Lacroix a demandé et obtenu que la nouvelle société se mette à son tour en conformité avec la réglementation régissant les organes de presse.
La Commission a encore refusé en 2012 la carte de presse à M. Lacroix.
Une simple erreur d'appréciation devient donc une arme de destruction professionnelle massive. En outre, il semblerait que la Commission, ne pouvant revenir sur l'attribution de la carte de presse à M. Lacroix jusqu'en 2010, se soit soudain raidie dans un refus de lui reconnaître la qualité de journaliste professionnel dont on peut chercher les causes réelles. Règlement de compte ? Mais lesquels ?
Autoritarisme sans frais contre un journaliste de province sans réseau parisien ? Plus probablement.
Le principe d'égalité n'existe plus
Pierre Guerder, qui était président de la CCIJP, mais également doyen honoraire de la Cour de cassation, a alors écrit au tribunal administratif de Paris pour affirmer que l'organisme dont il était président ne pouvait reconnaître aucun tribunal pour contester ses décisions, ce qui revient à situer la commission de la carte de presse hors légalité. Au-delà du fait notable que M. Lacroix avait saisi le Tribunal administratif sur le conseil de l'autre président de la CCIJP, lui-même haut magistrat de la Cour de cassation, il faut se demander qui en République peut se prévaloir d'une telle liberté exorbitante, revendiquée qui plus est par un ancien magistrat d'une des plus haurtes juridictions françaises.
Ceci est en soi un événement gravissime, qui en dit sans doute long sur la déliquescence des services de l'Etat en France et permet de s'interroger à propos de la compétence professionnelle des grands commis de ce dernier.
Comment en effet peut-on imaginer qu'une structure (hélas!) centrale comme la CCIJP puisse afficher une impunité aussi manifeste tout en jouissant de l'onction des pouvoirs publics, car le refus de reconnaître tout jugement de quelque juridiction existante est prétendre à un privilège d'ancien régime, ce que M. Guerder sait forcément.
On va donc filer la métaphore pour affirmer que M. Lacroix s'est trouvé confronté au « fait du prince », prince dont la légitimité ne repose sur aucun pouvoir ni aucune jurisprudence connus. Le citoyen en la matière n'a plus à faire à une réglementation égale pour tous. Le principe d'égalité est donc gravement mis en cause.
En conséquence, fort de ce fait accompli, la Commission a refusé derechef sa carte professionnelle à M. Lacroix et a prévenu ce dernier qu'elle saisissait le Conseil d'Etat. Mais ce pourvoi a été rejeté, la CCIJP n'étant pas habilitée à le saisir (M. Guerder n'était donc pas au courant de cette règle d'évidence ? C'est peu probable).
Le respect du droit est bafoué par le Ministère
La Commission a alors demandé au Ministère de la Culture et de la communication, sa « tutelle » hypothétique quand on a compris que les membres de la Commission se vivent comme un état dans l'Etat, de saisir le Conseil d'Etat en s'appuyant sur ses propres allégations, celles là mêmes qui avaient conduit le tribunal administratif de Paris à donner raison à M. Lacroix. Notons qu'il ne s'agissait plus dès lors d'ignorer une instance juridique mais d'en appeler à elle, quand on avait prétendu rejeter le pouvoir de toute juridiction existante. Existait-il à cela une raison ayant peu à voir avec la morale civique et le respect des lois et règlements qui, en principe, président à la bonne marche administrative et juridique de la France ?
Mme Pellerin, Ministre de la Culture a accédé via ses services à la demande de la Commission, mais hors délai, et le Conseil d'Etat, se servant uniquement des conclusions de la Commission, a annulé l'arrêt du tribunal administratif d'appel qui avait donné gain de cause à M. Lacroix. (Gageons que dans le cas où, par extraordinaire, M. Lacroix pourrait faire entendre suffisamment sa voix, le Ministère prétendrait que Mme la Ministre ignorait ce que faisaient ses services, « responsable mais pas coupable » est devenu une routine).
Le ministère avait jusque là refusé de prendre part au débat. En appuyant la démarche dilatoire de la Commission, l'Etat oblige donc M. Lacroix à intenter une action contre lui, du fait que les prescriptions légales relatives au délai d'intervention n'ont pas été respectées. On constatera au passage qu'il y a apparence de « privatisation » de la Justice au profit d'une instance qui par la voix de son président se situe en dehors du droit commun (tout en faisant appel à sa tutelle quand elle a bobo : on est dans la grande politique!).
Bienvenue dans la pétaudière
Pour comprendre l'infortune révoltante qui frappe M. Lacroix, précisons certains faits évoqués plus haut.
On a présenté M. Guerder. Son « collègue en présidence » est lui-même haut magistrat de la Cour de Cassation. L'un a envoyé M. Lacroix devant le Tribunal administratif de Paris, et l'autre, M. Guerder, a récusé ce même tribunal considérant que la CCIJF était en soi un « tribunal d'exception » sans voie de recours et dénonçant tout ministère de tutelle (!).
Ces deux magistrats chevronnés n'ont pas pris en compte la jurisprudence du Conseil d'Etat, sans doute du fait de leur indépendance revendiquée à la tête de la CCIJP (on croît rêver).
M. Lacroix n'aurait jamais dû être inquiété puisque fin 2010, il était salarié de la même société que les années précédentes. Jamais il n'aurait dû être inquiété pour l'obtention de sa carte 2012 puisque en 2011, la société Autoreflex avait mis ses statuts en règle comme le demandait la CCIJP. Aujourd'hui, on lui conteste uniquement sa carte 2011 alors qu'il travaillait pour webcarcenter depuis 2003. On mesure l'incohérence de tout cela.
Question subsidiaire : comment les services de Mme Pellerin ont-ils pu agir contre M. Lacroix hors délai ? On sait que le gouvernement actuel multiplie les maladresses, voire les « boulettes ». Quel est ce mépris ostensible pour les règles de droit et leur application affiché par ceux là mêmes qui devraient les faire jalousement respecter ?
En attendant justice, M. Lacroix, ébranlé par l'injustice des procédures vicieuses dont il a fait l'objet, a connu une cruelle dépression nerveuse, l'obligeant en août 2011 à trois semaines d'arrêt de travail quand une rumeur, finalement fondée, annonçait la vente de webcarcenter et la disparition de sa rédaction. Fragilisé par la perte de sa carte de presse, il n'a pu négocier son reclassement. Lui qui est très favorablement connu par ses collègues journalistes a dû prendre sa retraite, en l'absence d'une carte de presse indispensable pour exercer son métier, victime de néojournalistes et de fonctionnaires assurés dans leurs postes respectifs de leurs revenus mensuels.
Symboliquement, nous sommes en présence d'une affaire d'Etat, que l'on aimerait nommer pour l'occasion une affaire de « pas d'Etat », et face au bon plaisir des petits marquis en cause. La « reféodalisation » du monde ne concerne pas que la sphère économique.
(De nouveaux éléments concernant ce contentieux donneront lieu à l'édition d'un nouvel article sur le blog très bientôt)