Entendu, un matin sur une radio publique, ces quelques mots d’un député LR (j’ai cru qu’il s’agissait d’un RN allez savoir pourquoi) qui, selon lui, résume tout son programme, et pour le dire toute sa vision du monde : « remettre de l’ordre dans les comptes, remettre de l’ordre dans les rues et remettre de l’ordre dans les têtes ». Ce triptyque glaçant a au moins le mérite de la clarté. On l’a retrouvé d’ailleurs sous des formes diverses et variées ces dernières semaines, dans une communication politique qui a fait de l’ordre une véritable valeur cardinale. Accolée à la sécurité, l’autorité ou la rigueur, l’ordre est le plus souvent opposé au désordre voire au chaos dans des discours qui égrènent les tautologies et les slogans sans leur donner réellement de sens, le tout dans une atmosphère apocalyptique propre à effrayer toute une population que l’on somme par ailleurs à chaque instant de se montrer raisonnable, de ne pas voter par colère, dépit ou inconscience et surtout de ne jamais recourir à la violence. Curieuse dialectique en effet que cet appel à la raison au milieu d’un océan de contre-vérités hystérisées. On a donc été confronté une fois de plus à ce que Hirschman avait appelé une « rhétorique réactionnaire » dont il avait montré les ressorts autour de 3 grands schèmes : l’inanité des réformes, qui ne parviendront jamais à faire ce qu’elles prévoient de faire ; l’effet pervers, qui conduit à l’opposé de ce qui était recherché ; la mise en péril ,qui implique que toute réforme politique de fond porte en elle le risque de réduire à néant les efforts consentis et leurs bénéfices supposés. Cette rhétorique n’est donc pas neuve, loin s’en faut et Hirschman montrait qu’elle avait au moins 200 ans derrière elle quand il écrivait ce livre en … 1991 mais elle a retrouvé une vitalité tout à fait stupéfiante dans une très large partie du personnel politique, y compris parfois classé à gauche.
Pourtant ces schémas de pensée sont tout à fait typiques de la droite comme le montre Terray dans un ouvrage qui mériterait d’être davantage sollicité par les temps qui courent Penser à droite. Pour faire simple, il y montre que l’appel (ou le rappel) à l’ordre et aux hiérarchies est tout à fait typique de la pensée de droite qui y voit tout à la fois une conception de bon sens (« nous ne sommes pas égaux », « il faut bien des chefs », « sans ordre c’est l’anarchie et tout le monde en pâtit »…) un principe de société et une forme de sérénité, puisque par définition tout ordre est supposé perdurer et ne pas être remis en question.
On se demande parfois, non sans arrière-pensée le plus souvent, à quoi peuvent servir les sciences sociales ? Dans le cas présent, me semble-t-il, à au moins une chose. Questionner les fondements, les modalités et les conséquences de l’ordre tant vanté. Commençons par les fondements : contrairement aux discours politiques simplistes, en appeler à l’ordre ne veut pas dire grand-chose. Et d’abord sur quoi le fonder ? Parle-t-on d’ordre naturel mais ne sommes-nous pas précisément aux antipodes de l’état de nature dans notre Etat de droit, comme la rappelle Alain Prochiantz ? Et quand bien même il y a des différences indéniables, celles-ci sont-elles légitimes à définir un ordre et donc des hiérarchies ? Sans nul doute, une des différences fondamentales entre la gauche et le parti de l’ordre, c’est que la gauche pense les différences sans les hiérarchiser, et les divergences sans les stigmatiser.
Comment tient-il ensuite ? Par le droit, la force, la répression ? Ce n’est pas tout à fait la même chose et l’on voit bien dans les discours du « parti de l’ordre » qui transcende bien des étiquettes partisanes au sens strict, qu’il s’agit de défendre l’ordre pour l’ordre, quel qu’en soit le prix, y compris celui de la démocratie. Qui édicte cet ordre et à qui bénéficie-t-il ? Là encore les sciences sociales ne cessent de documenter les propriétés très spécifiques de celles et ceux qui édictent les normes de l’ordre social : des dominant-e-s, que ce soit du point de vue du genre, de la classe sociale ou de l’origine ethnique par exemple. Du coup, on le voit très simplement, remettre un tant soit peu en question cet ordre , c’est surtout s’en prendre à leur pouvoir. Emblématique en fut la lutte contre Parcoursup qui retrouve comme par hasard une puissante actualité. La ligne de force du discours de Blanquer consistait on s’en souvient à marteler qu’il faut « remettre de l’ordre », mais cette remise en ordre pouvait s’entendre de multiples façons et il est difficile de ne pas penser au désordre créé dans les hiérarchies sociales par la poursuite d’études qui ouvrent (tout est relatif bien entendu) l’espace des possibles et surtout du pensable en décloisonnant, même partiellement, les destins sociaux. On retrouve ici les multiples connotations de la notion d’hubris dont celle du désordre, du trouble dans les classements et les placements. « Remettre de l’ordre » pouvait donc s’entendre comme un appel à re-hiérarchiser, re-cloisonner, re-clarifier les positions et les ambitions légitimes de tout un chacun, notamment en fermant l’accès au supérieur à « ceux qui n’ont rien à y faire », comme cela a aussi été abondamment dit.
C’est que tout ordre est arbitraire et que ses défenseurs le savent bien, sans doute plus que celles et ceux qui le subissent. Oui, tout ordre peut donc être défait et c’est précisément pour cela qu’il est défendu avec tant d’âpreté : après tout (presque) plus personne ne défend un ordre divin pourtant indiscutable pendant des siècles. Car oui, enfin, les sciences sociales nous apprennent que l’ordre social peut être changé, qu’il en coûte à celles et ceux qui font ces révolutions, mais que rien ne s’impose de façon immuable. Comme l’écrivait Pascal « Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre. Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain ». Ou pour le dire encore autrement, il y a toujours un plan B !