Frederick Wiseman est l'un des plus grands cinéastes vivants. A 84 ans, il n'a rien perdu de son énergie créatrice. At Berkeley sort sur nos écrans, alors que le montage de son prochain film sur la National Galery est déjà terminé. Wiseman a besoin d'avoir toujours un projet d'avance, sinon il angoisse… Il n'a pourtant pas à rougir de sa très prolifique carrière - 38 films en 47 ans - pendant laquelle il n'a eu de cesse d'ausculter les principales institutions qui constituent l'ossature de la société américaine, qui en reflètent à la fois le fonctionnement et les travers.
Soit ici, une grande université publique touchée de plein fouet par la crise. Berkeley est classée troisième université du monde et croule sous une cargaison de Nobel. Comment préserver l'excellence de l'enseignement et sa mission de service public alors que les financements accordés par l'Etat de Californie à l'Université se réduisent comme peau de chagrin ?
Wiseman se retrouve, sans l'avoir voulu ni anticipé, au coeur de cette tempête : dans un pays où payer des impôts est de plus en plus considéré comme une coercition, une privation de ses libertés fondamentales, où l'esprit du néolibéralisme s'est partout infiltré, est-il possible de continuer à faire exister l'esprit du bien commun. L'administration de Berkeley, tente à toute force de colmater les voies d'eaux qui, de tous côtés, l'inondent. L'inscription devra désormais être payante, les étudiants étrangers ou des autres Etats paieront plein pot et contribueront à financer les bourses des étudiants les plus modestes. En revanche, les étudiants issus des classes moyennes qui subissent de plein fouet la crise, n'ont désormais aucun recours… Beaucoup devront renoncer ou emprunter pour payer leur scolarité.
Mais Berkeley, c'est plus qu'une tradition de service public, c'est aussi une tradition de contestation. Berkeley a été l'épicentre, dans les années 60, après le free speech movement en 1964, de la contestation à la guerre du Vietnam et de la lutte pour les droits civiques. Cette tradition s'est désormais institutionnalisée : sur le campus de Berkeley, vous pouvez boire un café au "free speech movement café", ou prendre la parole sur les "Mario Savio stairs" (les marches où Mario Savio, leader informel du free speech movement, prit la parole pour son plus célèbre discours). De nombreux enseignants, de nombreux membres de l'administration ont vécu cet âge d'or et regardent un peu de haut les étudiants qui occupent (très provisoirement et très poliment) la bibliothèque pour réclamer la gratuité, jugeant quelque peu irréalistes leurs revendications…
Mais au delà de ces paradoxes et de cette schizophrénie, quelque chose, dans At Berkeley, affleure d'un idéal démocratique, d'un lieu où l'on apprend à penser librement, d'un lieu où se produit de l'intelligence loin de tout usage marchand. Mais cette utopie réalisée est sans cesse menacée et semble désormais loin, loin aussi loin que Sirius…
Wiseman nous expose sa méthode. Comment procède-t-il pour nous immerger au coeur de la réalité, sans explications, sans interviews, sans cartons, ni commentaires.
par Quentin Mével et Stratis Vouyoucas
Comment choisissez-vous le sujet de vos films, ici l’université de Berkeley ?
J’ai toujours pensé que l’université serait un très bon sujet. Complémentaire de mes précédents films sur les différentes institutions. L’université est une grande institution. En 2010, j’ai pensé tourner à Berkeley parce qu’il s’agit non seulement d’une grande université publique. La plus grande université publique du monde. J’ai écrit une lettre au recteur – l’homme aux cheveux gris dans le film – qui m’a très vite proposé de venir le rencontrer. Nous avons rapidement déjeuné ensemble, avec avec le principal ; il m’a posé des questions et m’a donné une réponse le lendemain. C’était oui, ce qui m’a étonné. Je crois qu’il s’agit de la première fois qu’on autorise un documentariste à filmer l’administration. En effet, je n'avais pas simplement demandé de pouvoir circuler sur le campus mais de pouvoir filmer les discussions qui avaient lieu au sein de l’administration. C’est normalement secret, personne n'est autorisé à assister à ces réunions.
Y avait-il certaines conditions ?
Oui, une seule : je n’avais pas l’autorisation de filmer les débats autour des tenure – discussion sur la titularisation à vie d’un enseignant. Cela m’était compréhensible.
Vous choisissez un sujet avant même de vous représenter son espace, c’est à dire ses potentialités en terme de mise en scène ?
J'étais venu l’université une fois, sept ans auparavant pour projeter mes films pendant deux jours. Je ne connaissais donc rien de Berkeley, sauf qu’il s’agissait d’une grande université ; je ne savais même pas au départ qu’il il y avait une dimension singulière liée à la crise financière. J’ai compris cela lors du premier jour de tournage pendant lequel j’ai filmé une réunion entre le recteur et son cabinet – qui deviendra la première séquence du film. C’est donc en assistant à cette réunion, pour le film, que j’ai commencé à comprendre la profondeur de la crise économique.
C’est d’ailleurs devenu l’un des sujets principaux du film
Oui c’est devenu l'un des grands sujets. Je ne veux pas commencer un tournage avec une thèse puis trouver les éléments qui confirment ce que je pensais avant. C’est beaucoup plus intéressant de découvrir et comprendre ce qu’il se passe.
Il n’y a aucun angle préalable ?
Non je découvre le point de vue pendant le montage.
Faites-vous des repérages pour préparer en amont les placements de la caméra ?
Le seul repérage que j’ai fait l’après-midi de notre premier déjeuner avec le recteur a consisté à marcher sur le campus. J’ai sollicité un ancien membre de l’administration que je pouvais consulter pour me conseiller et m’informer du fonctionnement. Je lui demandais de téléphoner aux professeurs pour leur expliquer ma démarche afin qu’ils aient une idée du tournage par quelqu’un qu’ils connaissent.
Dans un endroit si vaste, comment choisissez-vous les endroits où vous filmez et les situations que vous souhaitez enregistrer ?
Après cette première réunion de cabinet, j’ai vite compris que la situation financière serait l’épicentre du film. J’ai donc fait un arrangement avec le bureau du directeur : ils devaient me téléphoner pour m’informer de la tenue prochaine de chacune de leur réunion. Comme j’étais tous les jours dans leur bâtiment, je connaissais bien le secrétaire du recteur avec laquelle je me montrais très courtois. J’ai besoin d’informateurs qui connaissent mieux l’endroit que moi. Comme pour mes autres films, j’explique ce que je souhaite et je leur demande de m’appeler si des choses intéressantes se profilent. Je m'entoure ainsi d'un groupe de gens qui m’aident.
Quel type de production mettez-vous en place ?
Pour chacun de mes films je monte une nouvelle société de production (ici Berkeley films) pour protéger ma boîte de production en cas de procès. J’écris une lettre au directeur en lui stipulant un certain nombre de demandes : présence sur les lieux pendant trois mois, possibilité d’assister à toutes les réunions, m’indiquer avant les réunions auxquelles je ne peux pas assister, j’établis tous les choix de mise en scène, je suis propriétaire du film, - probabilité que le film soit projeté sur la TV publique, sortie du film en salles de cinéma – si cela suit le cours de mes précédents travaux. J’essaie d’anticiper tous les problèmes qui peuvent survenir et je demande une copie signée. Ce n’est pas un contrat réellement au sens juridique, mais c’est une forme d’engagement.
Avez-vous toujours sensiblement les mêmes financements ?
PBS (Public Broadcasting Service est un réseau de télévision public à but non lucratif) me donne 15% du budget et pour le reste je me tourne vers les dix endroits dans le monde pour trouver de l’argent. Pour moi c’est PBS, National Gallery of Art, National Gallery of human ressources, Ford Foundation, une ou deux fondations privées, Arte en France et quelque fois le CNC s’il s’agit d’une production française.
La production pour votre film At Berkeley s’est-elle montée rapidement ?
Oui cela a été rapide de trouver l’argent pour le tournage, mais j’ai trouvé le reste pendant le montage. J’ai tourné At Berkeley pendant le montage de mon précédent film, Crazy Horse. Je commence les tournages très vite, dès que j'ai l'autorisation, car j’ai toujours peur que les personnes se rétractent.
Votre tournage démarre avec la réunion sur la crise, vous filmez aussi la contestation étudiante et certains cours. Comment choisissez-vous les cours que vous allez filmer ?
C’est une combinaison de hasard et d’intuition. De la même manière, pendant le tournage je suis mon instinct pour les choix de mise en scène. Concernant les choix de cours, j’essaie de panacher entre différentes matières ; littérature, science etc. J’ai filmé 8 cours sur 3500 ; j’ai essayé de garder ceux dont les débats me semblaient intéressants pour le film. Le cours d’astrophysique, complètement incompréhensible pour un néophyte, permet néanmoins de montrer la très grande qualité d’enseignement que dispense toujours cette université. Il me semble important de montrer les différents cours, les différents niveaux, la grande diversité des enseignements.
On trouve aussi différents types d’enseignements : des cours magistraux et des cours davantage fondés sur la discussion, l’argumentation.
Oui c’est très différent de la France. J’ai assisté à des cours à la Sorbonne il y a quelques années dans lesquels le prof est l’équivalent de Dieu. Personne n’ose prendre la parole pendant le cours. Ici, débat avec les étudiants et entre étudiants est très valorisé.
C'est très démocratique. On voit la façon dont une pensée se construit dans la confrontation d'idée avec les autres. En France, c'est vrai que le savoir se transmet de manière beaucoup plus verticale.
Le film est certes critique à l'égard du fantasme de l'égalité des américains entres eux, mais on voit que Berkeley est un lieu où se fabrique la pensée et donc la démocratie.
Ce qui est important c'est plutôt la qualité de l'argumentation.
Berkeley est une Université donc un lieu où la parole est déjà mise en scène. Vous a-t-il été plus facile à faire que certains de vos autres films ?
C'est un film lié à la parole, contrairement à un certain nombre de mes films précédents. Zoo par exemple dans lequel cinquante pour cent des participants ne parlent pas très bien l'anglais ou La Danse dont la majeure partie de l'histoire est racontée par le mouvement. Même chose pour Crazy Horse. State Legislature est un autre de mes films liés à la parole. Ici, on sait d'avance que les profs sont des gens qui aiment parler !
Est-ce plus facile pour vous de faire des choix de mise en scène, de cadrage, comme il y a déjà une mise en scène ?
Je n'ai jamais pensé à ce qui était le plus facile. C'est peut-être un peu plus facile parce qu'on a une idée de ce qui va se passer. En ce qui concerne la danse par exemple, dans la mesure où il y a toujours beaucoup de répétitions, on peut rater la mise en scène une première fois, et recommencer plus tard. De la même manière, si on n'est pas satisfait de la façon dont on a filmé un spectacle un soir, on revient un autre soir et on change de position… Dans un sens la mise en scène est plus facile quand c'est un film de performance, parce que la performance est répétée. Ici il n'y a rien de répété. Même si on sait que le prof est devant les étudiants et qu'on sait où ils sont assis, les choses ne sont dites qu'une fois, et on n'a que cette fois pour tourner.
Vous êtes resté trois mois, vous avez tourné à peu près 250 heures de rushes. C'est votre deuxième film en HD, tous vos autres films ayant été tournés en pellicule. Est-ce que cela change votre façon de travailler ?
La seule chose qui est différente pour moi, c'est le montage. J'ai pris l'habitude de travailler en pellicule depuis plus de quarante ans et j'ai dû apprendre le virtuel, mais j'aime l'idée de toucher le film et ça me manque. Parce que le montage assisté par ordinateur c'est comme une machine à écrire. Tout le monde dit que c'est moins cher, mais je n'en suis pas si sûr, parce que l'étalonnage est très cher. Le vrai problème c'est la conservation. On dit qu'après cinq ans c'est fini, alors que la pellicule peut durer au moins cent ans… Et si on doit payer pour le transfert de la HD en pellicule pourquoi ne pas tourner directement en film ?
Ça ne fait aucune différence pour votre façon de tourner ? Vous ne tournez pas davantage ?
Peut-être un peu plus. C'est difficile à dire parce qu'un sujet comme Berkeley, même en pellicule il faudrait tourner beaucoup. Quand on entre dans un cours, on ne peut pas anticiper sur ce qui va se passer, il faut donc tourner tout le cours… C'est la même chose pour une réunion du cabinet du recteur. Il n'y a qu'une règle dans ce genre de tournages : c'est au moment où vous croyez que rien ne va se passer qu'il se passe toujours ce qu'il y a de plus intéressant ! Et vous l'avez raté… Quand on est dans une situation où les gens parlent beaucoup, il faut tourner tout ce qu'ils disent parce qu'on n'a aucune idée d'où ça va nous mener.
Combien êtes-vous pendant le tournage ?
Trois. Une caméra, un magnétophone et pas de lumière autre que la lumière naturelle. Un caméraman, moi à la prise de son et un assistant, qui change les cartes et qui autrefois changeait les bobines, etc. C'est une très bonne façon de tourner un film, parce qu'on n'est pas encombrés. J'ai assisté autrefois au tournage de Tootsie et il y avait deux cent vingt cinq personnes sur le plateau pour tourner une conversation entre deux comédiens. Peut-être la qualité était-elle meilleure, mais ce n'était mieux au point de justifier deux cent vingt deux personnes de plus !
Avec le cadreur vous devez être très proche pour travailler vite. Vous devez avoir peu de temps quand le cours commence pour choisir où mettre la caméra…
On suit le son. On suit le discours. On suit toujours la personne qui parle sauf quand on pense que ce n'est pas intéressant. C'est à ce moment qu'on tourne les gros plans. Et moi je mène toujours la caméra avec mon micro.
Je dirige le micro dans une direction ou dans une autre et le caméraman doit suivre. Il me regarde toujours d'un oeil. De mon côté, à la fois je le regarde et je suis ce qu'il se passe. Nous avons aussi des signes entre nous : comme ça pour un plan large, comme ça pour un gros plan, etc. (Wiseman fait différents signes de la main). Et puis nous regardons les rushes silencieux tous les soirs - avec la HD, on peut regarder les rushes avec le son, mais avec la pellicule on regardait toujours les rushes silencieux tous les soirs. C'est le seul moyen de savoir ce que l'on a. Quand nous regardons les rushes, nous parlons beaucoup de la façon dont nous avons tourné, des alternatives possibles, de savoir ce que l'on doit faire si on se retrouve dans une situation similaire une autre fois, etc.
Mais il y a des choses dont on a toujours besoin pour le montage. Ce qui m'a le plus appris sur la façon de tourner des films, c'est le montage : j'anticipe en tournant tous les plans dont j'ai besoin. On a toujours besoin de plans larges avec tout le groupe, de gros plans et des plans avec plusieurs personnes qui regardent. De la même manière, il est toujours important d'avoir des plans de personnes qui tournent la tête ; ce sont des plans qui vont m'aider à monter la séquence. Ils me permettent de réduire la séquence, ils servent de transition pour passer d'un interlocuteur à l'autre. Par exemple la réunion du recteur durait 90 minutes et la séquence dans le film ne dure pas plus de huit minutes. Mais ces huit minutes ne sont pas consécutives dans la réalité. Je prends 15 secondes, ici, 60 secondes là, 30 secondes ici et c'est monté de façon à donner l'impression que cela se passe comme vous le voyez sur l'écran, mais c'est une illusion… Et moi pendant le tournage, je pense toujours aux plans dont j'aurai besoin pour faire cette condensation au montage.
L'étape du montage est donc presque la plus importante.
Oui, on trouve le film au montage. On doit avoir la bonne image et le bon son. C'est l'inverse d'un film de fiction. Pour un film de fiction, on tourne le scénario. On peut changer un peu pendant le tournage, mais en général on tourne le scénario. Ici il n'y pas de scénario préalable, le film s'écrit au montage.
Comment se passe le montage ?
Je finalise d’abord chaque séquence indépendamment avant d’envisager la structure du film. Monter une séquence peut me prendre cinq semaines – comme pour mon film Belfast, Maine. Je ne veux donc pas commencer par la structure puis m’interrompre cinq semaines pour monter une séquence. Je peux monter les séquences selon l’ordre qui me plaît.
Vous organisez la chronologie de manière totalement libre ? Il n’y a pas forcément de continuité ?
La chronologie respecte ici les débats sur la crise financière, mais sinon de manière générale je ne suis pas de logique chronologique particulière.
Vous dites que vos films sont des "fictions du réel"
Oui je disais à la fois comme une blague, et en même temps c’est vrai, la structure est le plus souvent totalement fictionnelle. Je me pose des questions de dramaturgie ou de narration romanesque...
Avez-vous enlevé des séquences ? Comment procédez-vous ?
Je ne garde que ce qui m’intéresse. Je sais c’est très vague, dit comme cela ; j’aime l’action, la pensée, le comique, je cherche des choses à lier à d’autres choses. Je prends toutes les transitions parce que je sais d’expérience que j’en aurais souvent besoin pour exprimer le temps qui passe, ou aller d’un endroit à un autre. Avec 250 heures de rushes, il me faut beaucoup de temps pour organiser et classer chaque séquence filmée, chaque transition etc.
Avez-vous le sentiment de faire un cinéma critique ?
Mes films ne sont pas uniquement critiques, ce serait trop facile ; c’est beaucoup plus intéressant de traiter la complexité. Beaucoup de gens pensent que mes sujets traitent souvent de l’exploitation en Amérique, certes, mais j’ai aussi régulièrement filmé les systèmes d’aides aux plus démunis, j’ai filmé les autres classes sociales. Il est aussi important de montrer dans un même film les bonnes et les mauvaises choses. Dans mon film Law and order, je trouverais stupide de n’aborder que des policiers ripoux, cela serait idéologique. Et cela n’aborderait pas la question de la nécessité, ou pas, de la présence policière dans nos sociétés. Pour ce film, At Berkeley, l’université publique traverse une crise dans la mesure où elle perd ce qui la fonde, l’accès gratuit aux études. Mais ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment à différents endroits de l’université – administrations, enseignants, étudiants – chacun travaille avec cette situation. Comment garder les bourses pour les étudiants les plus pauvres ; ils ont quand même trouvé un moyen, malgré la crise financière.
Votre prochain projet ?
Je ne sais pas encore, mais je pars la semaine prochaine aux Etats-Unis et je vais trouver quelque chose. Il y a tant de bons sujets à traiter ! Faire un film sur le tournage d'un film hollywoodien serait très amusant ! Mais les producteurs sont trop intelligents pour me laisser venir filmer leurs réunions...
Paris, samedi 1er mars 2014