Pour la jeunesse actuelle, et on pourrait remonter à tous ceux qui sont nés après 1945, l’actualité liée à la propagation du coronavirus se vit comme la plus importante discontinuité dans l’ordre du quotidien qu’on ait connu à ce jour, comme la seule ayant un impact de nature si impérieuse non seulement sur le présent, mais aussi sur le futur. Tout ce qui était prévu étant désormais de fait «annulé», jusqu’à nouvel ordre.
Nous n’avons pas perdu l’espoir que tout redeviendra comme avant.
Au-delà de l’impact concret sur le quotidien, déjà profondément déstabilisateur, passé la phase de soulagement procurée par le fait de s’extraire du flux tendu de notre quotidien, de toutes ces tâches qui remplissent le temps avec une optimisation croissante ; on sent, en fond de scène, une inquiétude générale quant au retour de la normalité, du monde tel qu’on le connaissait.
On le vit relativement bien pour le moment, car nous n’avons pas perdu l’espoir que tout redeviendra comme avant. On voit surgir des dessins montrant une vague symbolisant l’impact du coronavirus, suivi d’une autre vague, autrement plus conséquente, de la récession économique qui selon toute vraisemblance s’en suivra, bien pire que celle de 2008 paraît-il, suivi elle-même d’une autre vague, dessinée plus grande encore, représentant le dérèglement climatique, ultime menace posée à l’humanité, ou du moins à la normalité telle qu’on la conçoit.
D'un autre côté, certains saisissent ce moment pour marquer les esprits avec des messages militants : «Non nous ne reviendrons pas à la normalité, car la normalité, c’était le problème», qui interpellent, qui font écho à cette peur enfouie, dont les conséquences sont vertigineuses pour l’individu moderne.
Au fond, le confinement, c’est comme être au chômage. Certains pensent que ce sont des vacances, mais c’est ne pas être en mesure de sentir l’instabilité, la peur, l’incertitude du futur, qu’il recouvre essentiellement, empêchant toute insouciance, toute légèreté d’être. C’est, par extension, un chômage collectif dans lequel nous nous trouvons, ou nous nous devons de redéfinir, à cette même échelle, en faisant le bilan de nos expériences passées, du monde tel qu’il était, en étudiant les possibilités que recouvre la situation actuelle, et en cherchant des pistes de façon à construire, le futur tel qu’on le souhaiterait. Ce n’est rien d’autre que ce que propose Bruno Latour à la suite de son livre «Ou atterrir». [1][2]
Des conséquences majeures
Des conséquences majeures, il y en aura. Ne serait-ce que par la force intrinsèque propre au phénomène de discontinuité que provoque cette crise sanitaire. Il est très difficile de changer quoi que ce soit sans prétexte, en se posant comme seul force contraire à la réalité mouvante. Mais quand la réalité s’arrête, il devient possible de la faire dévier, voire de la réorienter. D'autant que la situation exige des mesures politiques exceptionnelles (pour le meilleur et/ou pour le pire) et que cette discontinuité entre en résonance avec le moment historique que traverse nos sociétés.
Cette crise s’inscrit en effet particulièrement bien dans le fil de l’actualité politique de ces dernières années, comme une remise en cause de la mondialisation à outrance, mettant à nu l’absurdité des logiques économiques de dispersion des chaînes de production ainsi que de notre profonde hétéronomie ne serait-ce que pour des produits actuellement aussi essentiels et anodins que des masques de protection. Comme une réaffirmation violente de l’importance cruciale des services publics, notamment dans le domaine de la santé, qui ne paraît négociable ni pour le citoyen, ni pour l’entreprise, et ont pourtant était si naïvement déconsidérés et «optimisés» depuis vingt ans. Mais aussi comme un rappel de l’importance de l’État [3], seul acteur étant à même de gérer à une telle échelle une situation aussi critique que celle-ci, nécessitant une coordination et une réactivité sans faille, et soutenant toutes les activités critiques sans lesquelles nos sociétés s’effondreraient rapidement. Sans oublier l’énorme injustice vis à vis des travailleurs (souvent précarisés) exerçants des métiers indispensables (ou pas d’ailleurs!), sommés de continuer à travailler comme avant, quand la plupart des cadres ont pu s’extraire de leur lieu de travail pour télétravailler de chez eux. Et enfin, sur l'aspect écologique, on ne peut pas ignorer que l'origine de ce genre de pandémie est fortement corrélée à la pression qu'on exerce sur les écosystèmes[4].
Le néolibéralisme, subsumé dans le capitalisme, s’affiche décidément, et de façon plus visible que jamais, comme un processus étant parvenu à un stade de contre-productivité, détruisant les conditions internes (la santé en premier lieu) et externes (biodiversité, ressources naturelles et stabilité climatique) sur lesquelles il s’est construit, subsiste et tire son profit.
Tout ceci synthétisant et prolongeant les multiples réactions, les innombrables avertissements qu’ont pu représenter les mouvements sociaux de ces dernières années : les gréves, le mouvement des gilets jaunes ou encore les marches pour le climat. Toute cette matrice conjoncturelle produisant une réaction sociale au travers d’une accumulation sans précédent de la puissance collective des affects dans une cohérence globale de remise en cause, sinon plus, du néolibéralisme. Seule une catastrophe semblait pouvoir changer les choses, il semblerait que nous y soyons.
L’Histoire nous tendrait-elle la perche tant attendue pour, en introduisant à la fois une discontinuité ET une puissance affective importante, nous permettre d’évoluer vers une nouvelle période politique ?
Au delà de ces remarques générales, il se pourrait que La conséquence majeure, sous forme de révolution silencieuse, dont les répercussions politiques sont profondes, soit la fin de l’insouciance.
Et surtout, la fin de l’insouciance
C’est en effet une expérience existentielle que nous vivons. Nous le savions bien sûr, que rien n’était immuable, mais c’est autre chose de le vivre concrètement, à l’échelle sociétale et à l’échelle de notre propre vie.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes sortis de l’insouciance. Devant l'extraordinaire du présent et les événements d'ampleur systémique, voire anthropologique qui s'annoncent, nous ne devons plus continuer à vivre comme avant, si tant est que nous le pourrions. Les risques qu’on envisage très bien à l’état de probabilité sont maintenant bien présents. Notre fragilité se dévoile au grand jour. Personne ne peut actuellement prévoir les conséquences de cette situation inédite.
Il faut le réaliser, non pas pour réactiver les réflexes archaïques de la peur, mais pour renouer avec nos capacités d’attention et de rigueur morales et intellectuelles, seules à même de nous porter à la hauteur des défis qui nous attendent, et de combattre la novlangue néolibérale et ses indicateurs biaisés.
Enfin, on redécouvre brutalement que nos choix ont des conséquences et que nos systèmes politiques modèlent le monde dans lequel nous vivons. Cela nous invite à renouer avec notre vie politique, à retrouver un rôle de citoyen actif. Il faut remettre la politique au centre, au centre de la vie collective, de façon à reprendre en main nos choix de sociétés. C’est un nouveau monde dans lequel nous entrons aujourd’hui, et la place que nous y prendrons lui donnera son nouveau visage.
Tout peut changer demain.
[1] «Du bon usage de la consultation nationale». AOC janvier 2019. Bruno Latour. http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/2019-AOC-CONSULTATION.pdf
[2] « Exercice pour préparer l’après crise sanitaire pour être sûr que tout ne reprenne pas comme avant | bruno-latour.fr ». http://www.bruno-latour.fr/fr/node/851.html.
[3] « Natixis Research - La crise du coronavirus sonne-t-elle la fin du capitalisme néo-libéral ? » https://www.research.natixis.com/Site/en/publication/m5s-lx5Bbb92bmN3Rt3wlOH-FfouhppovZfIyfsy2hw%3D.
[4] « Contre les pandémies, l’écologie, par Sonia Shah (Le Monde diplomatique, mars 2020) ». https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/SHAH/61547.