Le 28 octobre paraissait, sur le site d’En attendant Nadeau, le papier L’affaire Pelicot, le temps des livres de Thibault Le Texier. L’auteur y propose une critique amalgamée de 14 ouvrages portant sur « l’affaire Pelicot », aussi appelée « procès Mazan ». Sa frénésie de lecteur et d’enseignant-chercheur qui a le loisir d’accorder du temps à la critique littéraire vient questionner un mouvement qu’il décrit comme tout aussi leste ou rapide que ses propres lectures. A savoir, la publication rapprochée et nombreuse de ces ouvrages.
De ces publications, et des intrications entre temps de l’écriture, temps juridique, et temps médiatique, il y a sans doute beaucoup à dire. Nous ne pouvons qu’enjoindre à discuter les motivations éditoriales, les risques d’une exceptionnalisation de « l’affaire » au détriment d’une lecture systémique des faits, l'héroïsation sclérosante, ou la distribution des labels de victimes idéales.
Mais ces réflexions ne nous semblent pouvoir tenir qu’à la condition d’une finesse d’analyse, d’un sérieux et d’une honnêteté intellectuelle dont le papier manque cruellement. A Thibault Le Texier, nous avons peu (voire rien) à dire. Mais quid du geste éditorial du journal, consistant à relayer de tels arguments, ou, pour le dire plus directement : que diable cherchent-ils à faire en le publiant ?
Car si l’auteur cherche à comprendre ce que font (ou ne font pas, à ses yeux) ces livres, on se pose la même question à le lire : que fait-il, et que fait-il de dangereux ?
On lit dans ce papier le mouvement décrié par les œuvres en question : l’exceptionnalisation d’un Pelicot monstrueux, influent et manipulateur, sur un ton sensationnaliste qui n’a rien à envier à Duras commentant l’affaire Grégory. Ainsi, même les autrices qui échappent à son couperet, dont Mathilde Levesque, voient leur travail nié dans ce geste de re-fabrication d’un personnage démoniaque en la figure de l’époux, dans cet effacement de toute analyse des conditions de possibilité de ses violences. « Le procès Mazan […] est un observatoire vertigineux de toutes les stratégies – conscientes ou non – développées pour euphémiser le viol »[1], écrit-elle ; et Le Texier en déploie un bon nombre.
Chaque ouvrage cité l’a pourtant proposé : il y a dans cette affaire (avec son arsenal juridico-médiatique) un trait saisissant et excessif qu’il faut œuvrer à déplacer, à traverser puis refuser comme tel. Oui, cette histoire est horrible. Horriblement commune dans ce qu’elle met au jour de mécanismes de domination répandus (soumission chimique, inceste, etc.) qu’il conviendra, y compris au cœur du procès, sans en attendre le verdict, de nommer. Car si le verdict tombe, les temporalités oppressives que l’affaire soulève ne sont pas suspendues, pas plus qu’elles ne sont nouvelles.
Contradiction donc que ce mouvement du critique, qui consiste à reprocher aux autrices de se laisser déborder par les émotions mais à refuser lui-même de prendre du recul et d’adhérer à une lecture systémique de l’affaire Pelicot. Le tout sur fond de misogynie crasse à l’endroit des symptômes spécifiques type arrêt des règles, et en ignorant superbement toutes les théories dites du « point de vue situé » ou de la « nouvelle objectivité ». A celui qui ne craint pas de lire quatorze livres, on ne saura que conseiller l’article de Haraway sur le mythe de la neutralité. Puis, si lire les femmes le rebute tant, qu’il se console : Latour en a dit quelques mots également[2].
A ses yeux, les autrices confondent confidence et analyse, mais lui ne confondrait-il pas critique et identification ? Tandis qu’il use des schémas classiques de « torpillage » de l’écriture des femmes[3] (décrédibiliser, faire semblant de louer pour ne rien en entendre, rendre indistinctes une bande de féministes opportunistes…), ses insistances et reproches questionnent : si l’on peut reconnaître du vrai à ses constats sur l’opportunisme éditorial, n’est-ce pas de la mauvaise foi d’en faire un trait spécifique à ce sujet, plutôt que de le lire comme un symptôme libéral ? Pourquoi faudrait-il surenchérir de neutralité et de lenteur sur ce sujet-là en particulier ?
En somme, le critique émet un autre geste, lequel nous paraît dangereux, en plus d’être méprisable : l’appel à soutenir l’appel des co-accusés. Pauvres victimes de Pelicot, embrigadés dans son horreur… Quelle sociologie viendra donc les défendre, interroge Le Texier. Oui, il faudra les comprendre, et même, il en fait la proposition, parfaire les portraits psys. Aux diagnostics impuissants à innocenter, il faudrait donc un supplément de sciences sociales « neutres » : au diable les rapports de genre, au diable la structure patriarcale et sa loi du silence, au diable l’intersection des rapports de domination (Le Texier semble n’envisager qu'un passage à l'acte justifié par la classe, selon une vieille opposition classe/genre qu'on espérait abolie). Non, ça c’est une science de gonzesses aux ovaires agités, ce qu’on attend, c’est un livre qui traite de tout (ah, non, pardon, puisque le tout est sans rapport et nous éloigne du sujet, confère ses reproches à Illouz qui finirait par « oublier presque complètement l’affaire Pelicot »), de tout donc sauf du patriarcat.
On se demande alors, encore une fois : que cherchent-ils à faire en diffusant ce pitch parfait pour best-seller masculiniste ?
[1] Levesque, M. (2025). Procès Mazan. Une résistance à dire le viol. Editions Payot & Rivages.
[2] Voir : Haraway, D. (2007). Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle. In Manifeste Cyborg et autres essais. Editions Exils. & Latour, B. et Wooglar, S. (2006). La vie de laboratoire. La Découverte.
[3] Russ, J. (2025). Comment torpiller l’écriture des femmes. La Découverte.