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« Crainte », « peur », « incertitude » : voilà les qualificatifs qui reviennent le plus naturellement du monde dans la bouche des commentateurs et dans la plupart des médias, lorsqu’ils évoquent l’avenir de la Syrie. Ces inquiétudes rejouent pourtant un discours insidieux, que les Syriens ont beaucoup entendu par le passé et qui, durant treize années de guerre, a justifié, consciemment ou inconsciemment, un silence complice face aux crimes.
C’est ce discours qui mettait dos à dos Daech et Assad, islam radical et dictature. Celui qui prétendait devoir choisir entre « la peste et le choléra », comme si un tel choix était envisageable. C’est ce même discours qui a conduit la communauté internationale à ne « combattre » que le monstre terroriste, tout en laissant un peuple entier périr sous le joug de son dictateur. Celui-là même qui a poussé Emmanuel Macron à déclarer, en 2018 : « Bachar al-Assad est l’ennemi du peuple syrien. » (sous-entendu pas le nôtre).
Oui, c’est bien ce discours qui se lit aujourd’hui en filigrane dans les « inquiétudes » et les commentaires alarmistes essayant de prédire l’avenir de la Syrie et de prévenir le « mal absolu » d’advenir. Un discours hautain et péremptoire, assignant aux Syriens le rôle de la victime ou du méchant, mais en aucun cas, celui d’êtres réfléchis capables d’autodétermination. Il transparaît aussi dans les actes et décisions politiques et dans le positionnement des puissances régionales et internationales.
HTC ou la démocratie ?
Certes, les « libérateurs » actuels de la Syrie ne sont pas des figures particulièrement recommandables. Ahmad al-Chara, alias Abou Mohammed al-Joulani, traîne un passé qui fait frémir. Son organisation, autrefois affiliée à Al-Qaeda, reste aujourd’hui classée comme terroriste par l’ONU. Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui tient désormais entre ses mains une partie du territoire syrien, suscite de vives inquiétudes. Et ces inquiétudes sont compréhensibles, me direz-vous. Mais s’inquiéter est une chose, et faire resurgir un discours plaquant des idées reçues, reflétant des angoisses étrangères plutôt qu’une vraie connaissance, en est une autre !
C’est ce pas qu’il ne faut pas franchir : celui qui transforme une légitime inquiétude en justification nostalgique d’un passé où l’on s’accommodait, avec plus ou moins de cynisme, d’une dictature jugée « rassurante » face à la menace islamiste. Ce passé où l’on préférait fermer les yeux sur les crimes d’un régime sous prétexte qu’il représentait un moindre mal. Car disons-le clairement, rien ne peut surpasser l’épouvante islamiste dans l’imaginaire de ceux qui l’agitent.
Déjà les prophètes de malheur brandissent leurs visions d’un cauchemar imminent : les femmes syriennes, muselées comme les Afghanes sous les Talibans ; les chrétiens d’Orient et autres minorités — druzes, alaouites, ismaélites, pour ne citer qu’elles — bientôt exterminés comme les Yazidis sous Daech. Sans oublier, bien sûr, les sempiternels avertissements sur le risque d’attaques terroristes qui pèserait sur l’Occident. Les nuances disparaissent face aux angoisses. Des angoisses profondes, sur lesquelles plane l’ombre des attentats des tours jumelles de New York, du Bataclan et des otages habillés en orange que l’on égorgeait devant les caméras.
Il ne s’agit pas de présenter HTC comme des enfants de chœur car personne ne peut affirmer avec certitude ce que seront leurs actions futures. Mais d’y reconnaître un mouvement complexe qui donne pour l’instant des signes de maturité dans sa gestion politique et sa prise de contrôle de la Syrie sans effusion de sang, et sans vendetta à l’égard des communautés non-musulmanes. Ce mouvement comme le précise Patrick Heanni n’a d’ailleurs pas terminé sa mutation et continue à se définir, mais semble débarrassé de son orientation salafiste. Pour les Syriens en tout cas, HTC a accompli un acte de « résistance », à visée libératrice, nationale, et c’est ce qui explique, en partie en tout cas, le soutien populaire dont ce mouvement bénéficie en Syrie.
Par ailleurs, HTC n’est pas le seul libérateur de la Syrie. On oublie les différentes factions qui le soutiennent et surtout : le Peuple. Depuis 2012, le régime Assad tenait grâce à ses alliés et parrains russes et iraniens, qui aujourd’hui l’ont lâché. Sans eux, on peut parier que la révolte syrienne aurait renversé le régime depuis longtemps. Si HTC a été accueilli par une joie populaire, ce n’est pas en raison d’un soutien aux valeurs islamistes. Ce qu’on célèbre aujourd’hui, c’est un espoir. L’espoir qu’une révolution réprimée dans le sang puisse aboutir. Cet espoir est porté par les sacrifices de milliers de militantes et militants, et par ceux de millions de Syriens qui attendent la liberté depuis si longtemps.
Les Syriens ne sont pas dupes ou aveugles face aux dangers de l’islamisme radical, car ils en ont été les premières victimes. Ils sont loin de soutenir aveuglément les nouveaux maîtres des lieux ou de leur signer un blanc-seing. S’ils ont réussi à se débarrasser de leur dictateur après 54 ans de calvaire et de lutte, ne seraient-ils pas capables d’affronter des islamistes qui s’avéreraient trop assoiffés de pouvoir ? Et à supposer qu’ils échouent à empêcher l’avènement d’un État jihadiste, croyez-vous que le monde laisserait faire ? Il y a fort à parier que les armées occidentales, liguées au premier ordre pour défendre leurs intérêts et ceux de leur allié israélien, se feraient sans tarder les chantres d’une nouvelle coalition anti-jihadiste.
Quelles menaces ?
Plus encore, si des inquiétudes subsistent pour la Syrie sur le plan interne, les menaces, elles, proviennent principalement de l’extérieur. Profitant du vide politique et de la débâcle militaire du régime, deux puissances régionales se sont empressées d’affaiblir davantage le pays et d’y gagner du terrain.
Israël, tout d’abord, a détruit l’essentiel de l’arsenal militaire syrien, avec plus de 400 raids menés depuis la chute d’Assad. Comme toujours, l’argument avancé par Tel-Aviv repose sur une crainte maintes fois répétée : « la peur que les armes ne tombent entre de mauvaises mains qui se retourneraient contre Israël ». Car, comme chacun sait, sous Assad, il n’y avait aucun danger pour Israël : les armes étaient exclusivement tournées contre les civils syriens. Israël doit, après tout, garantir sa sécurité, quel qu’en soit le prix.
Pendant ce temps, le génocide en cours à Gaza, l’invasion et les bombardements au Liban, ainsi que l’extension territoriale dans le Golan syrien se poursuivent sans rencontrer d’opposition sérieuse. Netanyahou ne l’a-t-il pas déclaré lui-même ? « Le Golan fera partie de l’État d’Israël pour l’éternité ». Israël s’applique ainsi à consolider son statut d’ennemi déclaré des peuples de la région.
La Turquie, quant à elle, cherche à étendre la zone qu’elle contrôle au Nord de la Syrie. Son objectif est double : grignoter du terrain pour contrer toute avancée kurde et empêcher toute velléité d’indépendance des communautés présentes à sa frontière.
Les nations occidentales démocratiques, de leur côté, ont-elles aussi réagi de manière pragmatique en ne se posant, dès la première semaine et alors même que le pays entrait dans l’incertitude, qu’une seule question : comment se débarrasser des réfugiés syriens et résoudre la question migratoire ? Leur première action a été de suspendre les demandes d’asile, à peine quelques jours après la chute du régime, et de réclamer le retour des Syriens dans leur pays.
Face à la réalité du terrain, les chancelleries commencent déjà à renouer un dialogue maladroit avec Damas. Elles essayent de se dépatouiller comme elles le peuvent avec leurs propres peurs et contradictions, car l’organisation terroriste d’hier n’est autre que l’interlocuteur d’aujourd’hui. Le ton est hautain, professoral et paternaliste pour expliquer aux Syriens les fondamentaux de la démocratie, l’approche est rouillée par les mêmes logiciels sans fois rebattus de la lutte contre le terrorisme. L’Occident se positionne, une fois de plus, comme le dépositaire naturel des droits de l’Homme, des femmes et des minorités, exigeant d’un pays à peine sorti de la terreur qu’il garantisse un État inclusif et respectueux de ces valeurs.
Mais où étaient ces puissances lorsque les Syriens sont descendus dans la rue, se sont battus et sont morts pour revendiquer ces droits ? Ignorent-elles que leur crédibilité au Moyen-Orient s’est effondrée depuis la guerre d’Irak ? Ne voient-elles pas qu’en laissant les Gazaouis mourir aujourd’hui, comme elles ont laissé les Syriens hier, elles détruisent définitivement leur prétendu « modèle humaniste universel » ?
Le droit de rêver
La période que traversent les Syriens est d’une fragilité extrême. Le pays est à terre, ses caisses sont vides, et il reste sous embargo. Des millions de réfugiés et d’exilés, des morts, des disparus… tandis que deux tiers des Syriens souffrent de la faim et vivent sous le seuil de pauvreté. Certes, le temps de la reconstruction peut sembler pressant, mais comment ne pas, au minimum, accorder aux Syriens le temps de la gestation ? Le temps de se relever, avant de leur imposer un scénario de sortie imaginé à Washington ou à Bruxelles ? Avant de les plonger dans un schéma comparable à celui de l’Irak ?
Ne sont-ils pas capables d’imaginer leur propre transition vers la démocratie ? Une démocratie qui sera peut-être hésitante, maladroite, balbutiante (ou pas), mais qui sera possible. Après 54 années de dictature, n’ont-ils pas le droit d’essayer ? Sans qu’on leur impose des peurs ou des craintes extérieures ?
Laissez aux Syriens le temps d’imaginer, de discuter et de rêver l’avenir de leur pays. Les révolutions et les démocraties ne se construisent pas en un jour. Les Français, mieux que quiconque, devraient en être conscients.
Une dictature sanguinaire vient de tomber, laissant derrière elle des milliers de morts et des blessures encore béantes. Par respect pour ceux qui ont tout sacrifié sur le seuil de la liberté, chut… Accordez-nous une minute de silence pour enterrer dignement nos morts et humer encore, ne serait-ce qu’un instant, le parfum de la liberté.