Comment dire à la mer qu’on se noie sur terre.
Quels mondes étranges que ceux dans lesquels nous vivons.
Il existe un monde dans lequel vivent des gens qui meurent de faim, de soif et d’absence de soins, et un autre, un autre monde qui appartient à ceux qui veulent perdre du poids, cesser de se nourrir et faire des cures pour se purger de leurs addictions.
Ce sont des mondes qui se côtoient mais ne se regardent plus. La misère des uns n’a d’égale que l’ivresse des autres.
Et l’indifférence naît. Une indifférence qui fait que l’on accepte que la vie des uns vaille plus que la vie des autres. Une indifférence qui explique pourquoi la mort d’un enfant « bien né » vaut plus que celles de milliers d’autres. Ce dédain qui a anesthésié nos esprits et refroidi nos âmes.
C’est aujourd’hui sûrement cette forme de je-m’en-foutisme qui est le garant de notre sérénité et notre insensibilité au regard du malheur que vit un peuple que l’on a dépouillé, spolié de tout ce qui lui était précieux. Un peuple à qui on a confisqué sa terre et dont on veut, à présent, lui ôter jusqu’à son identité.
C’est probablement de par cette froideur que l’on a, il y a peu de temps encore, assisté et applaudi, impassibles et stoïques, aux feux d’artifices et autres festivités qui marquaient la fin d’année, pendant que s’abattaient sur d’autres enfants des feux différents, les plongeant dans les abîmes du brasier et du purgatoire dans lesquels nous les avions laissés, détournant notre regard vers des cieux plus distrayants, nous gargarisant de nos quotidiens divertissants, voire burlesques parfois, précisément lorsque nous nous réjouissons de cette immense récréation, que dis-je, de cette « désopilante farce » qu’est devenu le monde de l’axe du bien.
Alors que faire devant une telle aridité des esprits ? Quid de cette froideur et de cette insensibilité des consciences ?
Objectivement, mises à part nos marches et manifestations hebdomadaires, nos participations aux collectes de fonds à l’image des keffiehs que nous arborons pour exprimer notre solidarité - ou plutôt notre compassion, car c’est bien de cela qu’il s’agit - que faisons-nous vraiment ?
Les enfants de Palestine continuent de mourir et ce soir, comme les autres soirs, nous allons dormir, maternant nos enfants, choyant nos parents et câliner ceux que l’on aime.
Et la vie suit son cours. Et nous continuons de nous réjouir dans notre confort accoutumé, auquel nous nous sommes abonnés avec cette médiocrité devenue notre ordinaire habituel.
Et pendant ce temps. Et pendant ce temps, il ne reste aux palestiniens que la mer. Mais pas pour prendre le large, car l’autre monde n’en veut pas. Il leur reste la mer pour les engloutir, les enfoncer, les dissiper. La mer pour les avaler, pour libérer la mémoire des autres, et faire comme s’ils n’avaient jamais existé, n’est-ce pas ? « Une terre sans peuple… » C’était ça votre argument, n’est-ce pas ?
Palestiniennes, Palestiniens, il ne vous reste que la mer…
Certes, certains parmi nous, à l’instar des peuples d’Afrique du Sud ou d’Irlande, exaspérés et écœurés par les souffrances ignorées des Palestiniens, probablement indignés par l’attitude précisément des dirigeants arabes ; ces mêmes dirigeants que qualifiait Maamar Rekaiba dans son ouvrage Le saut de l’âne de « chauffeurs de Bendir ». Alors les hommes d’Afrique du Sud, d’Irlande et d’ailleurs se sont dressés dans un ultime geste de résistance et ont engagé des actions ou pris des mesures légales afin d’amener ce triste monde à se soulever contre tant d’arbitraire, de malveillance et de persécution.
Certes, cela n’a pas changé grand-chose à notre quotidien folichon, n’y voyant là qu’une bouffonnerie distrayante qui n’affectera en rien le projet de « l’axe du bien », à savoir déposséder les palestiniens de leurs terres, leur ôter leurs âmes et les sevrer de leur identité.
Un raisonnement sur lequel s’appuient tous les partisans des colonisations organisées. Ceux qui prônent pour exemple la mémoire effacée des peuples que l’on a dépossédé de tout. Croire que soixante-quinze ans d’occupation finiront par lapider et anéantir la mémoire palestinienne et décimer jusqu’à son dernier souvenir.
Mais là est probablement l’erreur stratégique que commettent tous les partisans de cette théorie. Parce qu’en réalité, cela ne se passe pas toujours comme ça.
Tiens, souvenons-nous. Dans l’histoire contemporaine des colonisations, il y en a une que j’ai étudiée - à défaut de l’avoir vécue. La présence française en Algérie a duré 132 ans. Et un jour de juillet 1962, le drapeau algérien a flotté, oscillant et virevoltant, parce que des femmes et des hommes, n’en pouvant plus de cette humiliation, ont pris les armes et ont fait reculer près d’un siècle et demi d’occupation indue.
Il me vient à l’esprit une citation de J.F. Kennedy : « Ceux qui rendent une révolution pacifique impossible rendront une révolution violente inévitable. »
Est-ce que la violence révolutionnaire est devenue inéluctable ?
Je crois que oui. J’en suis même profondément convaincu.
Je me souviens encore de ce jour où nous étions assis avec quelques amis à Alger et regardions un matin, autour d’un café, une chaîne de télé française qui diffusait une retransmission d’une cérémonie présidée par François Hollande, alors président de la France; cérémonie à la mémoire des victimes du terrorisme. Cette triste commémoration débutait par le discours du président de l’association des victimes du terrorisme. Il avait débuté son discours en faisant la genèse de l’histoire du terrorisme et en citant en premier lieu ce qu’il a qualifié d’attentats, en nommant clairement « Zohra Drif, Djamila Bouhired et Hassiba Ben Bouali », surnommées à l’époque les algériennes poseuses de bombes.
Une des personnes assises à notre table, s’est levée et s’est écriée : « Mais ce n’était pas du terrorisme, c’était de la légitime défense ! ».
Si l’on veut comprendre le geste du Hamas du 7 octobre, il faut simplement se poser cette question : est-ce que Djamila Bouhired, Zohra Drif ou Hassiba Ben Boulaid étaient des terroristes, ou s’agissaient-il simplement de militantes qui voulaient libérer leurs pays du joug colonial ?
Pourquoi doit-on qualifier Jean Moulin de résistant et désigner Djamila Bouhired comme terroriste ? N’était-ce pas deux personnes qui luttaient contre des occupants ?
Alors, vous me direz, certes, la résistance algérienne a viré la France coloniale, mais elle a cédé l’Algérie à une autre caste qui l’a confisquée pour en faire une propriété privée. Mais d’autres vous rétorqueront que : quitte à sucer le sang des Algériens, autant que ce soient des sangsues algériennes….
Mais là n’est pas notre propos. Le message est que la Palestine sera libre. Cela prendra le temps qu’il faudra, mais les terres palestiniennes, leurs mémoires et leurs âmes leur seront restituées.
Mais après ça ? Après ça, il ne restera, pour certains d’entre nous, que la mémoire car nous n’oublierons pas ce génocide. Et pour d’autres, il leur restera Dieu aussi. Pour ceux qui veulent y croire, par foi et par conviction, ou ceux qui s’y s’accrochent par fourberie et perfidie.
Mais quelle satanique idée que celle de croire que Dieu est maître de ces destins. Qu’il a donc guidé nos actes ? Dieu a donc voulu que les choses soient ainsi pour les enfants de Palestine ? Loin de moi l’idée d’un quelconque blasphème. Je veux simplement dire que lorsque je me réveille la nuit, j’ai des envies folles de crier à la face de Dieu : « Arrête ce massacre. Tu n’as pas laissé des enfants venir au monde, pour leur faire vivre un tel enfer… ».
"Mais, Dieu, pourquoi pénalise-tu, blâme-tu, voire châtier des enfants qui n’ont jamais demandé à venir au monde ?"
Mais un jour, un jour peut-être, un jour sûrement, Dieu ou la justice devront se pencher sur ceux qui ont commis ce génocide. Et Dieu ou la justice, si ceux-ci devaient vraiment exister, auront à juger ceux qui, par leur complicité, indifférence ou bêtise, ont laissé faire de telles horreurs.
Alors non, on ne jettera pas les Palestiniens à la mer.