« C’est un scandale d’État, tout simplement ». Le militant écologiste Daniel Ibanez, qui se bat notamment contre le projet de ligne ferroviaire Lyon-Turin, ne mâche pas ses mots. Il multiplie depuis près de 10 ans les conférences et réunions publiques avec des associations de Savoie pour alerter l’opinion et la justice sur ce qu’il estime être « une imposture totale ».
« Un détournement de fonds »
Tout commence en 2002 selon Francois-Xavier Laffin, élu de l’opposition dans la commune de Chamonix en Haute-Savoie, quand « le gouvernement de l’époque fait le constat que, plus qu’ailleurs, dans les vallées alpines, le trafic routier pose un problème de santé publique. »
La tendance n’a cessé de s’accentuer depuis. En 2020, 628 000 poids-lourds ont utilisé le tunnel du Mont-Blanc pour rejoindre l'Italie depuis la vallée de Chamonix et 772 000 ont emprunté le tunnel de Fréjus depuis la vallée de la Maurienne. Ce trafic routier est en partie responsable, surtout l’hiver, d’alertes à répétition concernant la qualité de l’air, et selon une étude de Santé publique France 258 personnes meurent chaque année de cette pollution dans la région.

« Avec ce constat, le gouvernement crée alors un fonds, le FDPITMA (Fonds pour le Développement d'une Politique Intermodale des Transports dans le Massif Alpin), pour développer d’autres modes de transports, en particulier le ferroviaire qui représente une solution sur le territoire pour le transport de marchandises » précise l’élu. Ce fonds, inscrit au Code des transports, est en partie alimenté par les bénéfices des péages tirés de l’exploitation du tunnel du Mont Blanc par la société ATMB, détenue majoritairement par l’État français. Les poids-lourds doivent débourser environ 550 euros pour un aller-retour dans ce tunnel.
En 2012, après 10 ans d’inactivité, le conseil d’administration du FDPITMA se réunit pour la première fois pour « une raison unique ; détourner l’objet initial de ce fonds afin qu’il ne serve non pas à financer l’intermodalité et développer le fret ferroviaire, mais à refinancer la société du tunnel de Fréjus, alors largement déficitaire » assure François-Xavier Laffin. Une convention tripartite est signée et prévoit que chaque année, environ 20 millions d’euros provenant des bénéfices de l’exploitation du tunnel du Mont-Blanc soit versé au FDPITMA, qui les reverse directement sous forme de subventions à la société gestionnaire du tunnel de Fréjus. Ce montage financier, pour le moins complexe, permet à la SFTRF, la société du tunnel de Fréjus qui appartient majoritairement à l’État français elle aussi, de toucher environ 20 millions d’euros par an pour renflouer ses caisses.

Malgré le constat de 2002 et la nécessité de trouver une alternative au « tout-routier », l’état s’entête, « on utilise les bénéfices de la pollution routière dans la vallée de Chamonix, pour financer la pollution routière dans la vallée de la Maurienne » lance d’un air désabusé Francois-Xavier Laffin.
La politique du « tout-routier »
20 millions d’euros par an depuis 2012, c’est 200 millions d’euros qui ont jusqu’à aujourd’hui été transférés à la SFTRF pour exploiter le tunnel de Fréjus. Cette somme astronomique fait grincer des dents. Notamment les écologistes et certains élus de la Maurienne, qui réclament des politiques environnementales ambitieuses pour leur vallée, asphyxiée par la pollution de l’air.
Censé financer l’intermodalité (les modes de transport alternatifs), ce fonds a même servi paradoxalement a mettre en place une nouvelle voie de circulation dans le tunnel de Fréjus, renforçant le trafic routier. La construction de ce tube devait, selon la déclaration d’utilité publique de 2008, servir comme « galerie de sécurité », et non comme une voie de circulation. Mais en 2012, quelques mois après la signature de la convention du FDPITMA, le Ministre des transports de l’époque Frédéric Cuvillier annonce l’ouverture de ce nouveau tunnel aux voitures et camions.
Ce « double-scandale », avec le détournement de l’objet initial du fonds et l’ouverture d’une « galerie de sécurité » au trafic grand public est dénoncé par l’écologiste et lanceur d’alertes Daniel Ibanez.
« La chronologie des décisions montre le cynisme total des décideurs par rapport à la situation alarmante dans ces vallées. Le fonds, le FDPITMA, est une triche monstrueuse que nous avons attaqué en justice à de multiples reprises. A quel titre un fonds public peut-il distribuer des subventions à sa filiale ? C’est illégal. Concernant le doublement du tunnel de Fréjus, le ministre de l’époque Frédéric Cuvillier a simplement violé la déclaration d’utilité publique et s’assoit sur la décision de justice. Comment voulez vous que les gens croient encore en la politique après cela ? » questionne le militant écologiste.

La ville de Grenoble, actionnaire de la société du tunnel de Fréjus et son maire Eric Piolle sont également engagés dans une bataille juridique depuis 2017. Début 2022, ils ont fait appel, avec certains élus de l’opposition de la ville de Chamonix et des associations, d’un non-lieu concernant une plainte pour « détournements de fonds publics » et « prise illégale d’intérêts ».
Contacté par mail, le maire de Chamonix Eric Fournier assure avoir tout fait depuis 2017 pour demander des "clarifications" aux services de l'Etat sur la gestion du FDPITMA. L'élu a notamment interpellé en 2020 la Ministre des Transports Elisabeth Borne qui avait dit alors "vouloir saisir Bercy à ce sujet."
Pour Daniel Ibanez, « dès qu’on commence à médiatiser ces affaires, les élus prennent position mais c’est hypocrite. Tout le personnel politique de Savoie est au courant depuis 2012 , le conseil départemental est représenté dans le conseil d’administration du fonds, ils savent tout depuis le début. »
Membre de l’association, les Amis de la Terre, Daniel Ibanez a tenté de montrer ce qu’il était possible de réaliser avec l’argent détourné. Il a chiffré, calculé et démontré ce que les pouvoirs publics auraient pu faire avec 200 millions d’euros. Notamment financer du matériel de manutention pour transférer les caisses mobiles sur les wagons, des motrices, un aiguillage, une modification du parcs des remorques… tout cela pour mettre les camions sur les rails, et ainsi éviter aux vallées alpines un trafic routier extrêmement dense. « Même les associations des transporteurs routiers sont d’accord avec nous ! Les tunnels routiers pour rallier la France à l’Italie coûtent trop cher et les transporteurs se sont engagés, devant le ministère, à utiliser et à soutenir l’intermodalité et le rail » assure Daniel Ibanez.

Une situation qui questionne, notamment dans la vallée de Chamonix où les habitants subissent la pollution de l’air de plein fouet. « On est quand même sur un territoire où tous les jours certaines écoles du bas de la vallée se demandent si elles peuvent laisser sortir les enfants durant la récréation tellement l’air est mauvais » dit d’un air dubitatif l’élu de l’opposition à Chamonix Francois-Xavier Laffin.
Pourtant, les solutions pour diminuer la pollution liée au trafic routier semblent évidentes. Pour Daniel Ibanez, l’inaction et l’absence de politiques publiques dans ce sens viennent avant tout d’une réflexion purement financière. « Imaginez si vous réduisez le trafic routier des deux tiers, ce qui est possible avec les installations ferroviaires existantes et l’intermodalité, vous faites faire faillite aux deux tunnels, qui sont la propriété de l’État et gérés par les hauts-fonctionnaires. » assure le lanceur d’alertes, « c’est toujours le même problème, ce sont des gens intéressés par la question budgétaire qui relaient les politiques environnementales au second plan. Dans leur logique, ils ne peuvent pas mettre les camions sur les rails puisqu’ils feront faillite, peu importe les questions de santé publique que cela soulève. » La convention qui régit le FDPITMA est signée pour 38 ans. Au total plus de 750 millions d’euros pourraient être transférés pour exploiter le tunnel routier de Fréjus, au lieu de financer des alternatives de transports écologiques en Savoie.
Justin Carrette