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Billet de blog 25 octobre 2024

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Pour Rémi, un journalisme à la hauteur

Il y a 10 ans, le 26 octobre 2014, Rémi Fraisse, un botaniste de 21 ans, est tué par une grenade offensive lors d’un rassemblement contre le barrage de Sivens, dans le Tarn. Ce drame m’a profondément touché et a renforcé ma volonté de faire du journalisme, notamment pour contrer les discours qui minimisent ou relativisent la brutalité policière en France.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J'avais 19 ans à l'époque. 19 ans quand Rémi Fraisse, à peine deux ans de plus, est tué le 26 octobre 2014 par une grenade offensive qui se loge entre son sac et sa capuche à Sivens, dans le Tarn.
Il avait grandi à la campagne, comme moi. Ce n’était pas un militant, il avait juste une sensibilité pour le vivant et avait décidé d’aller à Sivens avec quelques amis pour une journée festive, pour comprendre cette lutte contre le barrage. Il avait une bouteille de vin dans le sac, c’est tout. J’avais l’impression que cela aurait pu être moi ou des amis de mon village. Cela aurait pu être n’importe qui.

En regardant le journal télé le 26 octobre, je ne comprenais rien. Pourquoi parlait-on des « casseurs », des « individus violents », des « cocktails Molotov » ? Un mec de mon âge venait de mourir. Hollande, Cazeneuve et des gradés de la gendarmerie assurent qu’une enquête sera menée, qu’elle prendra sûrement plusieurs mois. Les journalistes en face d’eux sont mous, ils relaient le discours officiel et instaurent une atmosphère nauséabonde. Et si Rémi l’avait cherché ?

On pouvait lire sur 20 Minutes qu’un cocktail Molotov était peut-être dans son sac et avait explosé, ou, autre hypothèse, qu’un engin artisanal mal tiré par un manifestant aurait explosé sur lui. Certains journalistes se questionnent : « Pourquoi Rémi était-il à Sivens ? ». Les médias se concentrent également sur quelques individus violents qui auraient agressé des gendarmes durant l’après-midi précédant la mort de Rémi. Des images tournent en boucle, on voit un cocktail Molotov lancé sur des policiers. Quel rapport avec la mort de Rémi ? Cela justifie-t-il qu’un gamin soit tué en pleine nuit ?

J’avais 19 ans, je me sentais impuissant. J’avais surtout l’impression de comprendre la situation, de comprendre les mécanismes à l’œuvre. Les gendarmes, la préfecture et l’État français venaient de tuer un jeune pacifiste et tentaient de le dissimuler, ou du moins d’atténuer la gravité de la chose.

Plus tard, des médias indépendants, comme Mediapart ou Reporterre, produisent des contre-enquêtes et révèlent que l’État savait dès la nuit du 26 octobre et la mort de Rémi qu’une grenade offensive était à l’origine du décès. Ils ont volontairement laissé planer le doute. Ils ont volontairement laissé un discours nauséabond s’installer dans certains médias et dans la tête de beaucoup de monde.

Ce fut le basculement pour moi, à 19 ans, pour me diriger vers le journalisme. C’était trop frustrant d’observer tout cela de l’extérieur. Il fallait qu’on tente de déconstruire leurs mécanismes, qu’on arrête de servir la soupe aux puissants et à leurs discours bien rodés. J’ai grandi à la campagne et j’aurais évidemment été impacté plus tôt si j’avais grandi dans un quartier populaire, où la brutalité policière est omniprésente depuis de longues années.

Quelques années plus tard, alors que j’étais enfin arrivé à me diriger vers des études de journalisme, j’ai vécu les Gilets Jaunes, Adama Traoré, Steve Maia Caniço, Ibrahima Bah, Cédric Chouviat, et au début de ma carrière Nahel ou Sainte-Soline.
Toujours les mêmes mécanismes, toujours les mêmes médias qui vont fouiller les casiers judiciaires des victimes, qui vont minimiser l’acte des policiers, qui vont dérouler le tapis rouge au discours officiel. Comme si quelques délits justifiaient de se prendre une balle dans la tête à 17 ans. Peu après la mort de Nahel, Europe 1 sortait un article "Mort de Nahel : l'adolescent connu pour 15 mentions au fichier des antécédents judiciaires".

Ces affaires témoignent également de l’importance des médias indépendants, qui jouent un rôle crucial dans une société marquée par la concentration médiatique, où il devient facile d’inonder les lecteurs.rices, auditeurs.trices et téléspectateurs.trices de fausses informations. On se rappelle de Sainte-Soline, où Gérald Darmanin répétait qu'aucune arme de guerre n'avaient été tirée et que ce sont des "casseurs" qui ont empêché l’arrivée des secours [c’est désormais vérifié que les forces de l’ordre interdisaient au SAMU d’intervenir] alors que plusieurs manifestants étaient en urgence vitale. Là-aussi, tapis rouge dans la presse.

La violence d’État s’accompagne d’un discours médiatique bien huilé. Il vise à discréditer, à instrumentaliser et à humilier celles et ceux qui s’opposent à certains projets ou certaines injustices. J’ai toujours conçu le journalisme comme un moyen de lutter contre cela. D’écrire nos propres mots, notre propre vécu, face à celui qu’ils tentent parfois de nous imposer dans de telles affaires.

Dix ans ont passé depuis la mort de Rémi Fraisse, j’ai désormais ma carte de presse et  j’ai construit ma manière de faire du journalisme à travers toutes ces victimes, toutes ces injustices, tout ce vécu. Je me suis toujours répété que je préfèrerais changer de métier plutôt que de produire un journalisme concilient avec de telles injustices, un journalisme qui blesse profondément les proches de toutes ces victimes et salit leurs mémoires, un journalisme qui ne sert que les puissants.

Pour Rémi, pour tous.tes les autres, on ne lâchera pas le combat médiatique. Pour un journalisme à la hauteur.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.