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Billet de blog 16 novembre 2020

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L’Éducation nationale peut-elle rester dans l’amalgame ?

Après la minute de silence et l’hommage à Samuel Paty - professeur assassiné pour avoir montré des caricatures de Mahomet lors d’un cours sur la liberté d’expression - le temps devrait être celui d’une réaffirmation des principes républicains et de la laïcité au sein des établissements scolaires. Comment la concevoir  ?

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Après la minute de silence et l’hommage à Samuel Paty - professeur assassiné pour avoir montré des caricatures de Mahomet lors d’un cours sur la liberté d’expression - le temps devrait être celui d’une réaffirmation des principes républicains et de la laïcité au sein des établissements scolaires. L’Éducation nationale a prévu, tout au long du mois de novembre, une « séquence pédagogique », avec des ressources mises à disposition des enseignants sur le portail en libre accès Éduscol. Comment la concevoir  ?

La voie de la facilité, surtout face aux attentats terroristes, consiste à faire un bloc, à présenter les valeurs de la République comme un tout indivisible. Cela a sa raison d’être, même si la liberté d’expression des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est bien antérieure à la laïcité, affirmée quant à elle dans l’enseignement public par les lois scolaires de 1892, puis par la loi de séparation des églises et de l’État de 1905. Dans une vidéo placée sur le site de l’Éducation nationale pour la circonstance, Robert Badinter rend hommage à Samuel Paty comme un « héros de la laïcité » (sur les ondes de France Inter, il le présentera comme un « héros de la liberté »). Selon l’ancien Garde des Sceaux et ancien Président du Conseil constitutionnel, c’est « la liberté d’expression et d’opinion, y compris religieuse, qui fonde la laïcité ». Le propos fait miroir à la Charte de la laïcité à l’école, adoptée en 2013, selon laquelle la laïcité « permet la liberté d’expression de ses convictions ». Circularité trop polie ; l’équivoque s’installe.

Sans nier les avantages à présenter d’emblée une cohérence d’ensemble, il me semble qu’il y a plus à gagner à envisager séparément les notions de « liberté d’expression » et de « laïcité » avec les élèves, sans risque d’amalgame. Car le but est ici de faire comprendre et de transmettre ; non d’énoncer, même après un temps d’écoute, les valeurs de la République comme un dogme auquel l’adhésion des élèves serait requise sans discernement.

La voie de l’effort invite à dissocier les deux notions, quitte à ne pas insister d’emblée sur leur articulation. Il existe plusieurs chemins pour cela et les enseignants savent souvent, en fonction des contextes et des classes, trouver les bonnes pistes. La liberté pédagogique est ici de mise. Que feriez-vous ? Que ferions-nous ? Plutôt que de brandir des formules qui risquent d’apparaître creuses à des têtes trop pleines, la méthode par cas à partir d’exemples peut avoir ses vertus.

La liberté d’expression est la notion la plus simple à expliquer. Un élève critique son établissement ou un de ses professeurs : liberté d’expression. Un journal ou une personne critique une religion, un mouvement politique, un gouvernement : liberté d’expression. Un citoyen critique les valeurs de la République, ou la manière dont elles sont mises en œuvre par un gouvernement : liberté d’expression. Depuis 1789, tout « Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». En France, le blasphème n’est pas un délit, d’autres le sont, comme l’insulte, l’appel à la haine et à la violence. Il y a là les choix de notre République. En 2020, tout Citoyen peut se moquer des Juifs, faire la caricature de Mahomet ou de Jésus-Christ, dire du mal de la police et du Président de la République. C’est le jeu vivant du pluralisme des idées et des croyances au sein d’une démocratie – qui inclut de choquer, de heurter. Allons plus loin. Un professeur d’école peut-il, en dehors de ses fonctions, exprimer ses choix idéologiques, critiquer une religion ? Oui. Le Premier Ministre ou le Maire de Paris peuvent-il afficher une caricature de Mahomet de trois cents mètres sur la Tour Eiffel ? Non, cela ne relève pas de la liberté d’expression. Le thème est ici celui de la laïcité, c’est-à-dire de la neutralité de l’État, et plus largement des institutions publiques, à l’égard des religions.

La laïcité est une notion complexe. Elle reste d’ailleurs mal comprise à l’étranger. Elle est redevenue en France l’enjeu de vives tensions politiques. Et les enseignants sont confrontés à ce contexte de surchauffe idéologique depuis de nombreuses années. Faut-il dire aux élèves comment et pourquoi la laïcité est devenue un champ de bataille au sein de la société française ? Comment expliquer la laïcité aux élèves ? Faisons preuve d’humilité devant un tel défi ! Un point essentiel a été exprimé avec force par le professeur Michel Miaille : « la laïcité concerne l’État, non la société ». La société française n’a pas à être laïque. Elle ne l’est pas et ne l’a jamais été. Selon le principe de laïcité garanti par la Constitution, l’État doit être neutre, ne reconnaître aucun culte,respecter toutes les croyances, dans la mesure où elles ne contreviennent pas aux lois de la République. Cela concerne avec une sensibilité particulière l’enseignement dispensé dans les établissements publics. Un professeur peut-il y exprimer une préférence religieuse ou idéologique ? La réponse est non. Que ce soit à l’école primaire, au collège, ou au lycée, le principe de laïcité impose la neutralité des enseignants dans le cadre de leurs fonctions. Il en résulte une réduction de leur liberté d’expression.

Et que penser d’un professeur de l’enseignement public montrant des caricatures moquant un prophète pour illustrer la liberté d’expression ? Soyons très clair : il n’existe pas ici d’atteinte à la laïcité, dès lors que l’enseignant reste neutre, sans intention de stigmatiser une religion particulière, ou de manquer de respect à la diversité des croyances des élèves. Soyons plus affirmatif aussi : la liberté d’expression du professeur n’est pas ici en cause. Aussi, il est étonnant qu’une instance aussi avisée que le Conseil des sages de la laïcité, dans une lettre datée du lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, affirme avec ambiguïté : « A l’École, comme de manière générale dans notre société, nous disposons de la liberté de nous exprimer ». Mais à qui renvoie ce nous ? S’il s’agit des élèves, cela est exact et doit être encouragé. S’il s’agit des professeurs, il convient de distinguer entre le fait d’exprimer des opinions idéologiques personnelles devant les élèves (ce qui est interdit) et celui d’enseigner la liberté d’expression et de stimuler ses élèves à l’exercer (ce qui est requis).

La « séquence pédagogique » qui s’ouvre va exiger un courage certain de la part des professeurs appelés à la mettre en œuvre. Nul ne souhaite être martyr des valeurs de la République, surtout à partir de raccourcis susceptibles d’amalgames. La défense du droit à la liberté d’expression et d’un principe de laïcité bien compris en dépendent. Sans avoir toujours les mots juridiquement adéquats, la réflexion des élèves est sans doute plus malléable et subtile que nous ne le pensons.

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