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La signature d’un partenariat entre l’État et la legaltech Doctrine le 25 novembre dernier, à l’occasion du sommet « Adopte AI », constitue un événement important dans la transformation numérique de nos services publics. Signée par David Amiel, ministre délégué chargé de la Fonction publique – associé à Anne Le Hénaff, ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique – et de Guillaume Carrère, PDG de Doctrine, cette collaboration surprend pour au moins deux raisons : les pratiques de cette société et la volonté du Gouvernement de l’ériger en instrument de « souveraineté numérique ».
Rappelons que cette ancienne start-up incarne la « ruée vers la data » opérée ces dernières années à la faveur de la loi pour une République numérique, avec tous ses travers et ses promesses. Créée en 2016, elle s’est rapidement imposée comme un acteur majeur du marché. Depuis, condamnations et controverses se succèdent. Un article du Monde du 28 juin 2018 (I. Chaperon, « Piratage massif de données au tribunal ») révélait déjà les pratiques dolosives utilisées pour acquérir, frauduleusement, un volume de décisions bien supérieur à ses concurrents, notamment via le « typosquatting » (une forme numérique d’usurpation d’identité). « La faute au stagiaire ! », répondaient alors les dirigeants (cf. D. Iweins, « Open data des décisions de justice : un marché sans foi ni loi », Les Echos, 25 juillet 2018).
Le 9 mai 2025, un ancien salarié a été condamné à dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis et à 15 000 € d’amende pour avoir extrait illégalement 52 000 décisions de justice. Ce volume ne saurait expliquer comment l’entreprise a pu déclarer disposer de 9 millions de décisions en 2019, quand ses concurrents n’en comptaient, au mieux, que 5 millions. Si la procédure initiée par le Conseil national des barreaux en septembre 2019 fut finalement classée sans suite, la plainte déposée par plusieurs éditeurs a abouti, quant à elle, à l’arrêt remarqué de la Cour d’appel de Paris du 7 mai 2025, qui a condamné Doctrine pour parasitisme, au sens du droit de la concurrence.
Ces éditeurs, qui développent eux aussi des services d'IA juridique, ont sans doute apprécié la décision du 25 novembre dernier. On relèvera par ailleurs que la société demeure visée par une procédure pénale pour recel. Le business plan de Doctrine consiste à acquérir, par tous les moyens possibles et dans les plus brefs délais, le plus grand nombre de décisions, dans l’esprit du célèbre quick and dirty de la Silicon Valley. La société ira jusqu’à demander en 2017 au greffe du TGI de Paris la transmission de tous les arrêts rendus par la juridiction, puis à attaquer la décision de refus. Le Conseil d’État rejettera ce recours dans un arrêt du 5 mai 2021. Doctrine a depuis saisi la CEDH ; la requête a été déclarée recevable, mais n’a pas encore été jugée.
Cette collaboration a été présentée comme une « victoire de la souveraineté numérique » française. Pourtant, dans la communication gouvernementale, cette notion est mobilisée de manière étonnante. Elle vise en réalité à mettre en avant des acteurs privés nationaux dans des secteurs où la désindustrialisation des quarante dernières années a entraîné une dépendance accrue aux importations.
De quelle souveraineté parle-t-on ? L’un de ses premiers penseurs, Jean Bodin, dans ses Six livres de la République (1576), la définit comme la puissance suprême (summa potestas) du monarque. Ses successeurs, jusqu’à nos jours, la rattacheront soit au peuple, soit à l’État (voire aux deux). On chercherait en vain, dans le partenariat du 25 novembre, le lien entre ce (médiocre) protectionnisme et la puissance publique.
Et même en admettant que la souveraineté puisse s’incarner dans ces « champions nationaux », cet accord semble pour le moins éloigné de cet idéal : Doctrine est entre les mains d’un fonds d’investissement américain, Summit Partners, qui a acquis la majorité du capital en avril 2023 pour 120 millions d’euros. On ne saurait trop conseiller aux agents des services publics qui utiliseront à l’avenir les logiciels de cette société américaine de veiller scrupuleusement à ne pas y saisir la moindre donnée personnelle ou sensible.