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Billet de blog 1 août 2025

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Berlin pactise, Paris paie, Washington facture

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’accord douanier conclu en juillet 2025 entre Donald Trump, revenu incarner la brutalité impériale des États-Unis, et Ursula von der Leyen, vestale sans feu d’une Europe sans autonomie, ne peut être interprété comme une simple concession tactique. Il exprime, dans sa nudité, ce qu’est l’Union européenne depuis ses origines.  Une architecture de dépendance.

À travers cet accord, à peine débattu, à peine commenté, se révèle un déséquilibre sans précédent. Il ne s’agit pas d’un compromis, mais d’un mécanisme de contrainte parfaitement assumé. Rien dans ce texte ne concerne l’ouverture de nouveaux marchés ou la reconnaissance de normes européennes. Ce n’est pas une avancée commerciale, c’est une aliénation méthodique.

Personne n’ose sérieusement défendre cet accord. Il est inégal, brutal, unilatéral. Même les chefs de gouvernement européens, à commencer par le Premier ministre français, parlent désormais d’un acte de soumission. D’un côté, les États-Unis imposent une taxe de 15 % sur la totalité des produits européens entrant sur leur territoire. De l’autre, l’Union européenne s’engage à acheter pour près de 690 milliards d’euros d’énergie américaine. Cette double peine ne relève ni de la négociation ni du compromis. C’est une humiliation organisée.

Mais il faut aller plus loin. Car derrière cette soumission apparente, il y a un calcul. Un intérêt particulier maquillé en position commune. L’Allemagne, depuis la rupture avec la Russie, vit sous respiration artificielle. Jusqu’en 2022, elle importait plus de la moitié de son gaz de Russie. Depuis l’arrêt de ces livraisons, elle dépend massivement du gaz liquéfié américain, qui représente désormais plus de 90 % de ses importations de GNL. Son économie repose sur une énergie continue et abondante. Sans le gaz russe, son appareil industriel s’effondre. Or elle ne peut supporter seule les surcoûts du gaz liquéfié américain, ni résister aux droits de douane imposés par Washington. Pour survivre, elle a besoin d’un accord. Pour faire passer cet accord, elle a besoin de le diluer.

C’est l’Union qui sert de relais. Ce qui aurait dû rester une problématique nationale devient une orientation collective. On mutualise la contrainte pour masquer l’intérêt. On solidarise la dépendance pour la rendre moins visible. On engage tous les peuples d’Europe pour sauver un modèle allemand à bout de souffle. Ce n’est plus une politique énergétique. C’est une opération de sauvetage.

L’accord ne reflète pas l’intérêt général européen. Il reflète la nécessité allemande de maintenir, coûte que coûte, une rente industrielle qui ne tient plus debout. L’Union devient le paravent d’une économie incapable de se réformer, mais assez puissante pour imposer à tous les autres le prix de son immobilisme.

Ce n’est pas l’Europe qui a négocié. C’est Berlin qui a sauvé son modèle, et Bruxelles qui l’a validé.

On comprend, dans ces conditions, pourquoi l’Allemagne ne pouvait se permettre une guerre commerciale avec les États-Unis. En 2024, ses exportations vers le marché américain se sont élevées à plus de 160 milliards d’euros, générant un excédent commercial d’environ 70 milliards. Les États-Unis sont non seulement son premier partenaire non-européen, mais aussi l’un des derniers débouchés capables d’absorber ses excédents industriels. La moindre tension douanière menace l’équilibre d’une économie déjà fragilisée par la rupture énergétique avec la Russie. Pour éviter la sanction, Berlin a préféré la soumission, quitte à entraîner toute l’Union dans sa logique d’accommodement.

Loin d’être un accident ou une dérive, l’atlantisme constitue la matrice du projet européen. L’Europe ne s’est pas américanisée par glissement idéologique ou par contrainte extérieure. Elle a été construite comme un prolongement de l’ordre américain. Ses traités parlent la langue du commerce, jamais celle de l’émancipation, et ne portent pas la marque d’une souveraineté populaire, mais celle d’un alignement stratégique.

Il ne peut y avoir de souveraineté sans maîtrise monétaire, de politique économique sans contrôle des échanges, ni de démocratie sans capacité à agir sur les conditions matérielles de l’existence. L’Union européenne a méthodiquement détruit ces leviers. La Banque centrale est indépendante, la politique budgétaire encadrée, la concurrence sanctuarisée. Le droit européen n’est pas un bouclier protecteur, mais un carcan disciplinaire.

Les institutions européennes nées après-guerre, de la CECA à la CEE, de l’Acte unique à Maastricht et Lisbonne, ne résultent pas d’une volonté populaire mais d’une ingénierie fonctionnelle visant à neutraliser la souveraineté économique, à bloquer toute planification et à interdire toute résistance organisée. Elles ont institutionnalisé l’impuissance, enfermé la décision publique dans les contraintes du marché et placé la norme économique au-dessus de la volonté politique.

L’Union européenne ne s’est pas construite contre les nations au bénéfice des peuples. Elle s’est construite contre toute forme d’autonomie politique, et au service d’un ordre géopolitique façonné par Washington. Le Plan Marshall n’a pas seulement financé la reconstruction ; il a redéfini le cadre politique et économique de l’Europe occidentale en l’arrimant définitivement aux États-Unis.

On avancera, comme toujours, les impératifs de la coopération, les exigences de l’interdépendance ou les contraintes du réel. Mais c’est précisément ce discours de résignation qui a désarmé les peuples. Ce n’est pas un excès de souveraineté qui a ruiné l’Europe, c’est l’abandon méthodique de toute capacité d’agir, inscrit dans des traités que nul peuple n’a voulu et qu’aucun ne peut abroger.

L’accord Trump–von der Leyen confirme cette dépendance systémique. Il démontre que l’Europe ne fixe plus ses normes mais les adopte, qu’elle ne choisit plus ses dépendances mais les organise, qu’elle ne pense plus ses alliances mais les reconduit. Elle agit non comme une puissance politique, mais comme une interface juridique. Elle applique, elle transpose, elle s’efface.

La France, dans ce dispositif, n’est ni une exception ni un contrepoids. Elle se dit européenne pour masquer qu’elle n’est plus souveraine. Elle se dit alliée pour éviter de dire qu’elle est subordonnée. Elle proclame son autonomie stratégique tout en acceptant chaque recul, chaque dépendance, chaque silence.

Tout commence à Washington en juin 1947, et l’histoire se poursuit depuis à Berlin.

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