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Billet de blog 23 juillet 2025

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Réduits à un mot : ce que le validisme révèle de la hiérarchie moderne des êtres

Un jour, dans une conversation banale, j'ai été désigné comme « l'ami aveugle » d'un tel. L'expression, prononcée sans hostilité, semblait anodine. Elle n'en révélait pas moins une violence sourde, une réduction brutale. Si l'on m'avait présenté comme « l'ami noir » ou « l'ami homosexuel », la gêne aurait été immédiate. Mais « l'ami aveugle » ne suscite ni trouble ni débat. C'est là que réside le coeur du problème.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je n'étais pas certain de vouloir envoyer ce texte. Je l'ai relu, et je l'ai trouvé imparfait, vulnérable, peut-être trop nu. J'ai eu honte, presque. Honte de dire cela, de croire que cela méritait d'être entendu. Puis j'ai compris que ce doute n'était pas le mien, mais celui qu'on m'a appris à avoir. Ce réflexe intérieur, cette voix qui murmure que ce n'est pas important, pas légitime, pas utile - c'est la voix du système.

Si je doute de ma parole, c'est parce qu'on m'a appris à la considérer comme secondaire. Parce que la société dans laquelle je vis m'a appris à me taire avant même que je parle, à rougir d'exister avant même de demander justice. Alors j'écris. Non pas parce que ce texte est parfait. Mais parce que ce qu'il dit est nécessaire. Parce qu'il me coûte. Parce qu'il m'expose. Et que c'est précisément en cela qu'il est juste.

Je n'écris pas pour être validé. J'écris pour qu'enfin, ce soit dit.

*

Un jour, dans une conversation banale, j'ai été désigné comme « l'ami aveugle » d'un tel. L'expression, prononcée sans hostilité, semblait anodine. Elle n'en révélait pas moins une violence sourde, une réduction brutale : j'étais ramené à une caractéristique physique, assigné à une condition perçue comme première, centrale, indépassable.

Si l'on m'avait présenté comme « l'ami noir », « l'ami musulman » ou « l'ami homosexuel », la gêne aurait été immédiate, la phrase jugée inacceptable. Mais « l'ami aveugle » ne suscite ni trouble ni débat. C'est là que réside le coeur du problème : ce que le validisme autorise, il le fait précisément parce qu'il reste, à ce jour, une forme d'assignation encore socialement tolérée.

Car nommer, c'est réduire. C'est figer un être dans une fonction, l'enfermer dans une image. En me présentant comme « l'ami aveugle », on ne disait pas que j'étais aveugle : on disait que cela me définissait. Que cette caractéristique suffisait à me présenter. Michel Foucault l'avait pressenti : « Le pouvoir de nommer les choses est le plus grand de tous les pouvoirs. »

En acceptant qu'un mot me précède, je perds la maîtrise de mon identité. Je ne suis plus sujet, mais objet de désignation. Une surface sur laquelle l'autre projette son confort, sa vision, ses habitudes.

Ce mécanisme d'assignation n'est pas anecdotique. Il relève d'une structure de domination ancienne, réactualisée dans les sociétés modernes. Emmanuel Kant, dans Qu'est-ce que les Lumières ?, posait les fondements de la liberté individuelle sur la capacité à penser par soi-même, à sortir de l'état de minorité. Mais encore faut-il être reconnu comme sujet pensant, comme personne capable d'émettre une parole légitime.

Le validisme, en réduisant l'être à une déficience, empêche l'exercice même de cette autonomie kantienne. Il invalide la pensée en amont, par une disqualification symbolique.

Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social, affirmait que « l'homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Le validisme contemporain est une illustration parfaite de cette phrase : les fers ne sont plus visibles, ils sont langagiers, sociaux, mentaux. Ils tiennent à des réflexes d'apparente neutralité, à des désignations réputées objectives, mais qui ne sont jamais neutres. Car ce que l'on présente comme une description est en réalité une soustraction : on efface l'individu au profit de la catégorie.

Plus encore, dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, Rousseau identifie l'état de dépendance sociale comme l'origine véritable de la servitude. Ce n'est pas la fragilité du corps qui rend l'homme esclave, c'est le fait d'avoir besoin des autres pour exister symboliquement. C'est exactement ce que produit le validisme : il transforme une variation corporelle en dépendance existentielle, en réduisant l'individu à ce que la société projette sur lui. On ne dépend plus de soi, mais du regard de l'autre, de ses mots, de sa tolérance.

La pensée de Frantz Fanon, bien que née dans un autre contexte, éclaire ici la logique à l'oeuvre. « Je suis surdéterminé de l'extérieur », écrivait-il. Le regard de l'autre devient la première prison. Et ce regard construit un récit où l'on n'existe jamais pour soi, mais toujours selon une grille d'interprétation préalable. Le handicap, comme la race, comme toute autre altérité visible, devient un écran : l'on parle de vous, rarement avec vous, et presque jamais à vous.

Certains diront que le parallèle avec la cause noire est excessif. Mais ce serait méconnaître la structure commune de ces deux oppressions : dans les deux cas, l'identité assignée précède l'individu, l'essentialisation précède la reconnaissance. Fanon parlait du Noir « objet dans le monde

blanc », du corps figé dans la représentation. Le corps handicapé subit la même fixité, la même dépossession symbolique. Le racisme et le validisme ne partagent pas les mêmes racines historiques, mais ils obéissent à la même mécanique de réduction, de nomination et de survisibilité.

Ce sont deux expressions d'une seule et même logique : celle qui autorise certains à désigner, et condamne d'autres à être désignés. Ce que révèle ce validisme ordinaire, c'est l'inachèvement de l'idéal égalitaire. Nous vivons dans une société qui a appris à identifier et à nommer le racisme, le sexisme, l'homophobie. Mais qui continue d'accepter, sans trouble, des formes d'assignation fondées sur le handicap. Non parce qu'elle les pense justes, mais parce qu'elle refuse encore de les penser.

Le handicap n'est pas perçu comme une identité politique, mais comme une donnée corporelle, objective, presque neutre.

C'est cette illusion de neutralité qui le rend si redoutablement opérant dans la réduction de l'autre. Il ne suffit pas de condamner les discriminations. Il faut désapprendre les réflexes qui les fondent. Il faut interroger les automatismes du langage, les tours innocents, les expressions banales qui contiennent, en creux, une hiérarchie des êtres. Être aveugle n'est pas une honte. Mais être constamment nommé comme tel, présenté d'abord comme tel, réduit à cela, finit par le devenir.

Non dans le corps, mais dans la parole, dans la représentation, dans la relation. Nous ne voulons pas être « les personnes en situation de... » Nous ne voulons pas de compassion, ni de mérites attribués à notre simple présence dans le monde. Nous voulons une chose simple, que Kant appelait la dignité : le droit d'être traités comme des fins en soi, jamais comme des moyens, des exemples, des symboles. Nous voulons ce que Rousseau appelait l'égalité naturelle : non pas l'égalité de tout, mais le refus de toute infériorisation de départ. Nous voulons, avec Fanon, briser les catégories dans lesquelles le regard nous enferme.

Car chaque fois qu'un mot remplace un nom, chaque fois qu'un adjectif précède un visage, c'est une part de l'humanité commune que l'on dissout.

Et aucune société ne peut se dire éclairée tant qu'elle accepte que certains soient désignés sans égards, réduits à ce qu'ils n'ont pas choisi, empêchés d'exister autrement que par les yeux des autres. Refuser cette réduction, c'est un acte de justice. C'est un devoir d'égalité. C'est une promesse d'universel.

Ainsi, ce n'est pas aux personnes handicapées de s'adapter au monde, mais au monde de désapprendre ce qu'il croit savoir. Tant que le centre se dira neutre, il continuera de nommer les autres comme des écarts à corriger. Mais ce centre n'a rien d'universel : il est le produit d'un pouvoir qui s'ignore, d'une norme qui se croit naturelle, d'une histoire racontée au singulier.

Le validisme n'est pas une erreur de regard, c'est une organisation du réel. Et tant qu'on refusera de la nommer pour ce qu'elle est, la norme dominante continuera d'écrire le récit en effaçant ceux qu'elle prétend inclure.

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