
Avant hier, GENAVIR, l'armateur principal des expéditions océanographiques de l'IFREMER, a été condamné par le Tribunal judiciaire de Brest pour manquement à son obligation de sécurité et de prévention, ainsi que pour harcèlement sexuel et agissements sexistes. Ce verdict est historique, et vient récompenser plusieurs années de combat pour les travailleuses de la mer de GENAVIR, officières, marin.e.s ou scientifiques, victimes de harcèlement et d'agressions sexuelles, et qui pour certaines avaient alerté leur hiérarchie depuis 2017, sans succès !
Alors qu'au même moment, aux Etats Unis, le géant mondial du transport maritime Maersk est sous le feu de la critique pour avoir maintenu en poste des officiers mis en cause pour violences sexuelles, et qu'une enquête du Sénat américain est diligentée depuis octobre 2021 sur les manquements à la sécurité de l'US Merchant Maritime Academy (USMMA), la toute première condamnation d'un armateur, en France, vient sonner le glas de l'impunité pour l'ensemble de la filière maritime. Désormais, les yeux seront rivés sur les employeurs.
Depuis plusieurs années, travailleuses de la mer, navigatrices et militantes tentent d'alerter les pouvoirs publics et les médias sur les violences sexistes et sexuelles commises à bord des bateaux ou dans le milieu nautique et maritime de façon générale: marine marchande, écoles de voile, chantiers nautiques, ports, centres de formation, compétition, bourses aux équipiers... A tous les niveaux, les témoignages s'accumulent.
A l'automne 2020, nous avons ainsi récolté plus d'une cinquantaine de témoignages de violences sexistes ou sexuelles commises au sein de l'école de voile des Glénans, acteur emblématique et historique du paysage nautique français depuis plus de 70 ans. Avec + de 15 000 adhérent.e.s par an, l'association des Glénans, reconnue d'utilité publique, est la première école de voile d'Europe, voire du monde. Si le scandale généré par la publication en ligne de ces témoignages s'est rapidement suivi d'effet au sein même de l'école de voile (création d'une adresse mail dédiée, formation des salarié.e.s, affichages dans les bateaux...), il est curieux de constater que ni la Fédération Française de Voile, ni le Ministère des Sports n'aient à ce jour diligenté d'enquête sur ce qui peut être à juste titre considéré comme la plus grosse affaire de violences sexistes et sexuelles jamais révélée dans le milieu de la voile loisir, en France. Dans la majorité des récits de victimes receuillis aux Glénans, le harceleur, l'agresseur ou le violeur est aussi le moniteur...
Réunir tous ces témoignages n'aurait sans doute pas été possible sans la viralité de celui, particulièrement choquant, de la garde côte canadienne Camille Bacon Couineau, en juillet 2020, harcelée de port en port sur son voilier après avoir été violée 3 ans plus tôt par un moniteur de voile. Son récit, publié sur son profil Facebook, avait alors fait le tour des réseaux sociaux francophones: "Je raconte mon expérience de navigatrice parce qu’à chaque fois que je me confie à une femme de mon milieu, elles finissent par toujours me raconter une histoire quasi identique à la mienne. J’aimerais que les hommes voient une éclipse de notre réalité sur l’eau.".
Malgré la publication en décembre 2019 de l'ambitieux et très officiel rapport de World Sailing - fédération mondiale de voile - sur les discriminations liées au genre, en France, le sujet des violences sexuelles commises au sein des écoles de voile ou en compétition peine encore à sortir de la sphère militante. Pour la première fois pourtant, des chiffres solides sont venus étayer les récits des victimes: sur plus de 4500 répondant.e.s issus de 75 pays différents, quasiment 60% des femmes ont déclaré avoir été victimes de discrimination liée au genre. Dans les pays avec plus de 100 répondant.e.s, ce chiffre grimpe jusqu'à 85% ! Lors de son enquête, World Sailing a réuni pas moins de 900 témoignages de harcèlement sexuel ! Les chiffres ont de quoi donner le tournis, et pourtant, ils n’ont toujours pas percé l’actualité.
En parallèle du dossier, brûlant et tabou, des violences sexuelles commises en école de voile, couve le tout aussi sulfureux scandale des sites de bourses aux équipier.e.s, ces sites qui mettent en relation des équipier.e.s avec des propriétaires de bateaux, en l’absence de tout contrôle et de toute régulation. Profitant de l’inexpérience enthousiaste des bateaux stoppeuses et du flou juridique entourant ces sites d’un nouveau genre, des prédateurs sexuels, parfois déjà condamnés pour violence sexuelle, publient des offres alléchantes sur des sites comme crewbay.com, findacrew.net, etc, pour recruter leurs nouvelles victimes. Depuis son propre viol par un capitaine rencontré via Crewbay.com, Ella Zahav (nom d'emprunt utilisé sur Facebook), une israèlienne à l'initiative d'une communauté soudée d'entraide entre naviguantes, sur Facebook, ne néglige aucun effort pour alerter sur la prolifération inquiétante de ces crimes sexuels : "Je partais dans le Pacifique vivre mon rêve. Nulle part je n'avais vu de mises en garde contre des capitaines prédateurs sexuels qui utilisaient leurs bateaux pour piéger et forcer des femmes à avoir des relations sexuelles avec eux. Ni sur les sites de bourse aux équipiers, ni sur les chaînes youtube de jeunes navigatrices solo. Donc je suis arrivée, hyper heureuse, sur le bateau, et le premier soir, le capitaine, slovène, m’a violée. J’ai dit non plusieurs fois, mais isolée sur l’océan, j’ai eu peur pour ma vie. […] Depuis, j’ai rencontré des dizaines de victimes comme moi, qui vivent avec la honte d’avoir été « piégées » parce qu’elles n’avaient pas idée que ce milieu était si infesté de capitaines prédateurs qui utilisent les sites de bourses aux équipiers comme « terrains de chasse » . » Ella Zahav se bat pour, entre autres, que des bandeaux d'avertissement et des conseils de sécurité soient mis en ligne sur les sites de bourse aux équipiers. Elle cite le cas du gérant d'un de ces sites, ayant refusé pendant 9 mois d'alerter ses utilisatrices. Entre temps, elle a recueilli le témoignage de nouvelles victimes...
Le milieu de la pêche n’est pas non plus épargné. En février 2021, le média Vice a notamment publié une enquête glaçante sur le quotidien des observatrices des pêches, au Canada : « ‘’Piégées’’ : des femmes travaillant comme observatrices des pêches témoignent avoir été harcelées sexuellement, agressées et violées en mer ». « Où que les observatrices aillent elles se font harceler », rapporte à Vice Liz Michel, présidente de l’Association for Professional Observers.
Dans tous les témoignages recueillis ces deux dernières années - que ce soit en France, au Canada ou aux Etats Unis, via par exemple le travail remarquable de Maritime Legal Aid & Advocacy (MLAA) , une association d’aide juridique pour les victimes de violences sexuelles en mer- à travers le monde, sur les bateaux, le même schéma se répète :
- Des agresseurs multi-récidivistes, connus comme le loup blanc dans le milieu. Dans l'affaire des bourses aux équipiers, Ella Zahav a ainsi recueilli les témoignages de trois femmes, agressées et harcelées par un skipper suisse, déjà condamné pour viol en Afrique du Sud. Plusieurs autres récits alarmants, parmi lesquels ceux de deux agressions sexuelles dont l'une a fait l'objet d'une plainte, pointent du doigt un célèbre skipper franco-néerlandais. Dans l'affaire GENAVIR, 3 des 4 officiers ou marins dénoncés par les lanceuses d'alerte ont agressé plus d'une femme à bord.
- Une hiérarchie complice, (armateurs, commandements, dirigeants d’école de voile, ou gérants de sites de bourse aux équipiers) qui ferme les yeux sur les témoignages des victimes, en l'absence (ou non) de plainte. En 2021 le mouvement #Prendsmaplainte a documenté le parcours de combattante des victimes de violences sexuelles dans le dépôt de plainte. Pour les bateaux stoppeuses agressées via les sites de bourse aux équipiers, le processus est d'autant plus difficile qu'elles se retrouvent isolées, géographiquement ou linguistiquement, sans avoir tout simplement la possibilité matérielle de porter plainte.
- Sans protection, ni prise en charge juridique, médicale et psychologique, les victimes sont mises au placard et finissent le plus souvent par abandonner la mer et les postes techniques pour d’autres carrières plus safe…
Un climat d’impunité totale règne aujourd’hui dans le milieu nautique et maritime. « Ce que [les 4 témoins de GENAVIR] décrivent n’est que la partie émergée de l’iceberg, qui repose sur un système de domination fondé sur la cooptation et l’entre-soi masculins, où les hommes se serrent les coudes pour intimider, humilier et violenter les femmes dans le but de les exclure et de détruire leurs carrières professionnelles. » souligne l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Les femmes représentent aujourd'hui moins de 2% de la marine marchande mondiale. "JO mis à part, le nombre de femmes présentes sur la plupart des grandes compétitions de voile reste négligeable" (World Sailing). Insultées, harcelées, agressées ou violées, discriminées en raison de leur genre, les quelques femmes marins qui n'abandonnent pas payent un lourd tribut pour pouvoir continuer à exercer leur métier ou à vivre leur passion de la mer.
Dans l’affaire GENAVIR, seule l’intervention de l’AVFT a permis d’obtenir des sanctions internes contre le personnel mis en cause. La campagne de prévention mise en place aux Glénans ne doit le jour qu’au scandale généré sur Facebook par Balance ta voile. Aux Etats Unis aussi, c’est la tempête d’indignation suscitée par la publication, par la MLAA, du témoignage d’une élève officière, violée lors de son premier embarquement à l’âge de 19 ans, qui a poussé le Sénat à déclencher une enquête, et à prendre des mesures conservatoires radicales.
Force est de constater que le respect du droit du travail et la protection des femmes marins ne tient que porté, à bout de bras, par les lanceuses d’alerte et les militantes.
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On January 14, in the court of Brest, France, GENAVIR, the primary shipowner for the oceanographic expeditions of IFREMER, the French institut of research for the exploitation of the sea, was found to have been lacking in their obligation to maintain a safe workplace as well as for sexual harassment and sexism. This landmark decision is the fruit of the years long struggle of sea going professionals employed by GEAVIR. These officers, crew members and scientists have been victims of sexual harassment and aggression and, in some cases, had informed their superiors since 2017 to no avail !
Coming at the same time as new scrutiny in the United States into Maersk, the global maritime transport giant, which maintained officers in place who had been implicated in cases of sexual violence, and the United States Senate investigation of the US Merchant Marine Academy (USMMA) for failing to protect students from sexual assault, the first verdict against a shipowner in France signals the end of impunity for sexual predators in the maritime sector. All eyes are now on employers.
For years, female sea going workers, crew members, sailors, and activists have been trying to alert public officials and the media to the sexism and sexual aggressions committed aboard all kinds of vessels and in the nautical and maritime sector in general. In the merchant marine, in sailing schools, in racing, and in online crewing services, accounts are coming to light.
In the fall of 2020, we regrouped more than fifty accounts of sexism and sexual aggression within the Glénans Sailing School, the seventy year old and most emblematic French sailing school. With more than 15,000 members annually, the Glénans, which is recognized by the French government as being of public utility, is the largest sailing school in Europe and perhaps in the world. Though the scandal following the publication of these accounts led to a rapid response within this organization, with among others, the creation of a specific email address to report further instances, employee training, preventive information displayed in the school's boats, it is troubling that the Ministry of Sports has not instigated an inquiry into what could legitimately be considered the biggest revelation of sexism and sexual aggression ever in leisure sailing in France. In the majority of these victims' accounts, the author of sexual harassment, the aggressor, the rapist, is also the instructor.
Bringing these accounts together would certainly not have been possible without publicity surrounding the particularly shocking account of the Canadian Coast Guard member Camille Bacon Couineau's story in July 2020. She was harassed from port to port on her sailboat after having been raped by her sailing instructor three years prior. Her Facebook post went viral in French social media, “I'm telling my story of my experience as a women sailor because every time I tell another women sailor what happened to me, they end up telling me a story almost identical to mine. I would like for men have a glimpse our reality on the water”.
In spite of the December 2019 publication of the ambitious and very official World Sailing report on gender based discrimination, the subject of sexual violence committed within sailing schools or in racing remains mainly confined to activist circles. This report does bring, for the first time, statistics to support victims' accounts. Out of more than 4500 people from 75 different countries, almost 60% of women recount that they have been victims of gender discrimination. In the case of countries where more than 100 people answered, the number goes up to 85% ! In their study, World Sailing amassed no less than 900 accounts of sexual harassment ! These numbers are dizzying, and yet they have not made their way into mainstream news.
Alongside the highly charged sexual violence scandal in sailing schools, other accounts of equally shameful crimes have come to light concerning online crewing services. These totally unregulated websites allow potential crew members and ship owners to contact one another in view of arranging embarkments. Taking advantage of the enthusiasm of inexperienced nautical hitchhikers and of the legal void surrounding these sites, sexual predators, some of whom have already been convicted of sexual violence, publish attractive ads on sites such as crewbay.com, findacrew.net, etc, to look for new victims. Since she herself was raped by a captain she met on crewbay.com, Ella Zahav (her Facebook pseudonym), from Israèl, has helped to found a mutual support group for sea going women, on Facebook, and has spared no effort to bring to light the worrisome proliferation of sex crimes at sea. “I headed to the Pacific to live out a dream. Nowhere had I been alerted to the existence of sexually predatory captains who use their vessels to trap women and force sex on them. No mention of this was made on the crew service sites, the youtube channels of women sailors I was following, or anywhere else. Thus, I boarded the boat happily, and on the first night, the captain raped me. I said no over and over, but, alone on the ocean, I had never been so afraid in my life. Since, I have met tens of victims who, like I do, have to live with the shame of having been trapped because they had no idea that this environment is infested with predatory captains who use these crewing services as hunting grounds.” Among other things, Ella Zahav is fighting for online warning banners and safety advice on crew service sites. She has condemned the manager of one of these sites who refused to take any protective measures for nine months. During this period she gathered further victims' accounts...
The fishing industry is also affected. In February 2021, Vice Media published a chilling report concerning the experiences of female fishery observers in Canada. “Trapped” : Women Working as Fishery Observers Allege Sex Harassment, Assault et Sea”. “Everywhere observers go they're getting harassed,” says Liz Mitchel, president of the Association for Professional Observers.
In all the accounts received in the last two years, be they in France, Canada, or in the United States via the remarkable work of Maritime Legal Aide & Advocacy (MLAA), a legal aid association for the the victims of sexual violence at sea throughout the world, the same pattern repeats itself :
- Well known repeat offenders: In the case of the crew service websites, Ella Zahav thus received the accounts of two women who had been harassed and attacked by as Swiss skipper who had already been found guilty of rape in South Africa. Several alarming accounts, among which figure two cases of sexual assault and one criminal case pending, point to a well known franco-dutch skipper. In the GENAVIR case, three out of four officers implicated by whistleblowers attacked more than one woman on board their vessels.
- Complacent structures : Shipowners, commanders, sailing school directors, or managers of crew service websites who, in the absence of a formal complaint, and sometimes even when legal action has been undertaken, close their eyes to the victims' accounts. In 2021 the movement #Prendsmaplainte (let me press charges) showed the obstacles put in the way of victims of sexual violence who want to press charges. For boat hitchhikers who were attacked the process is all the more complicated in that they are isolated geographically and linguistically, and simply lack the material possibility to call for help.
- Without protection or legal, medical, or psychological help, victims' careers suffer, and they most often end up abandoning technical, sea going positions for other, safer jobs...
A culture of total impunity reigns in the nautical and maritime sectors today. “What (the four plaintiffs in the GENAVIR case) describe is only the tip of the iceberg which relies on a system of domination founded on male cooptation and stonewalling, where men rely on one another to intimidate, humiliate, and attack women with the goal of excluding them and destroying their careers.” according to the European Association against violence towards women at work (AVFT). Women represent less than 2% of the merchant marine worldwide. “Olympic Games aside, the number of women present at major sailing competitions remains negligible.” (World Sailing) Insulted, harassed, attacked or raped, discriminated against because of their gender, the few women sailors who do not abandon sea going positions, pay a steep price to continue to do their jobs or to live out their passion for the sea.
In the case of GENAVIR, it took the intervention of the AVFT to obtain internal action against the personnel who had been implicated. The preventive campaign put in place at the Glénans Sailing School only came about because of the scandal set in motion on Facebook by Balance Ta Voile. The United States Senate inquiry and resulting conservatory measures was the result of a storm of indignation set off by the publication by the MLAA of the account of a student officer who was raped at 19 years old during her first embarkment.
It is sadly evident that the respect of labor laws and the protection of sea going women rely solely on the work of whistleblowers and activists.
Many thanks to Sean Fairey for the english translation.