Mediapart publie le rapport secret
Par : Laurent Mauduit
Depuis plus d'un mois, Arnaud Montebourg multiplie les fuites et les indiscrétions autour d'un rapport de l'Inspection des finances, qui accable certaines professions réglementées. Pour permettre un débat serein, Mediapart s'est mis en chasse de ce document et le publie dans sa version intégrale.
C’est une étrange et détestable campagne qu’organise le gouvernement depuis plusieurs semaines contre ce qu’il est convenu d’appeler les professions réglementées, une appellation qui recouvre de très nombreuses et diverses activités, des notaires jusqu’aux pharmaciens en passant par les huissiers, les greffiers ou encore les plombiers. Depuis un mois, Bercy multiplie les fuites autour d’un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) ; et des journaux profitent de ces confidences pour en faire leur gros titres. Sans que l’on soit donc en mesure d’en juger de la qualité en même temps que de la bonne foi du gouvernement, qui s’appuie sur ces échos de presse pour annoncer une grande réforme.
Pour permettre à chacun de juger de la pertinence d’une réforme de ces professions réglementées, voici donc, dans sa version intégrale, ce rapport. Il est possible de le télécharger ici ou de le consulter ci-dessous :
Professions reglementees: le rapport de l'Inspection des financesbyLaurent MAUDUIT
Comment Bercy a manipulé la presse :
C’est le 10 juillet que cette campagne contre les professions réglementées commence. Ce jour-là, le ministre de l’économie Arnaud Montebourg, devenu le bon élève du gouvernement néolibéral de Manuel Valls, détaille sa « feuille de route pour le redressement économique de la France » et annonce son intention de mettre au point un « projet de loi pour la croissance et le pouvoir d’achat ». À l’époque, on ne sait pas grand-chose de ce projet de loi. Tout juste comprend-on que le ministre de l’économie veut s’attaquer de front au monopole dont profitent quelques professions réglementées et qu’il prétend de cette manière redonner quelque 6 milliards d’euros de pouvoir d’achat aux Français.
Quand Arnaud Montebourg lance cette première charge contre les professions réglementées, aucune étude incontestable n’est mise sur la table qui atteste que ces professions, jouissant d’une situation de monopole, loin de remplir des missions d’intérêt général, tirent abusivement profit de leur situation. On ne retient que la petite musique ministérielle néolibérale : pour générer plus de croissance, il faut davantage de déréglementation !
On peut donc être enclin à penser qu’Arnaud Montebourg ne fait que poursuivre le combat engagé sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy par Jacques Attali, en charge d’une mission de réflexion pour la « libération de la croissance ». L’intitulé même de cette commission, cadeau de Sarkozy offert à Attali en récompense de sa trahison, fleurait bon le néolibéralisme : la commission devait chercher des pistes de réforme pour « libérer » la croissance. Ce qui sous-entendait que, jusqu’à présent, elle était entravée. Et l’on devine bien pourquoi : entravée par un État omnipotent, par des contraintes légales, réglementaires ou sociales qui brident l’initiative et le profit.
En ce mois de juillet 2014, quand Arnaud Montebourg s’en prend indistinctement à toutes les professions réglementées, sans prendre le soin de faire le tri entre elles, de préciser que si certaines sont réglementées, c’est précisément parce qu’elles remplissent des missions d’intérêt général et que la puissance publique ne veut pas les laisser être les jouets de la main invisible du marché, on peut légitimement penser qu’il poursuit en effet le mauvais combat engagé par le transfuge sarkoziste Jacques Attali.
Le subterfuge d’Arnaud Montebourg apparaît d’autant plus transparent que le gouvernement socialiste ne s’est en vérité jamais préoccupé de la question du pouvoir d’achat des salariés. Décidant de poursuivre la politique de blocage des rémunérations publiques engagée par Nicolas Sarkozy depuis 2010, il a aussi maintenu le même veto à tout coup de pouce en faveur du Smic. Entendant Arnaud Montebourg prétendre que la chasse aux supposés abus de certaines professions réglementées permettrait de régler la question du pouvoir d'achat, on avait donc de bonnes raisons de penser que le ministre de l’économie avait versé dans la pure démagogie et même dans le populisme. Accabler des professions réglementées pour suggérer au monde des salariés que ces privilégiés étaient la cause de leur infortune : la ficelle est vite apparue assez grosse !
Et pourtant, il s’est trouvé des journaux pour servir de relais. Quelques jours à peine après la charge d’Arnaud Montebourg, Les Échos ont pu avoir connaissance de quelques extraits du rapport de l’Inspection des finances. Le 14 juillet 2014, le journal a ainsi révélé quelques extraits de ce document sous le titre : « Professions réglementées : le rapport choc de Bercy ». Et le sous-titre explicitait : « Un rapport de l’Inspection générale des finances dissèque les situations de rentes dont bénéficient certains métiers. Il préconise des réformes ciblées qui pourraient faire baisser jusqu’à 20 % les prix des services concernés. »
Ensuite, faute de disposer du rapport dans sa version intégrale, toute la presse en fut réduite à faire ses gros titres en reprenant les indiscrétions que le ministère de l’économie a bien voulu laisser transpirer. Toutes ces professions réglementées, qu’elles jouissent d’une situation d’abus de monopole ou qu’elles soient injustement stigmatisées, sont mises sur le même pied. Avec le même sous-entendu : l’économie étouffe de trop de réglementations. Pour tout dire, à bas l’État ! Vive le marché !…
Mais visiblement, Bercy a pensé que ces premiers coups de boutoir étaient sans doute insuffisants. Ces derniers jours, d’autres journaux ont donc eu mystérieusement accès à d’autres extraits de ce même rapport de l’Inspection des finances. Ainsi du Journal du dimanche, qui a publié un article ainsi titré : « Pharmaciens, dentistes, kinés : le rapport qui veut tout changer ». Le JDD a aussi rendu public sur son site Internet le coeur du rapport de l'Inspection. Et aussitôt, la campagne de presse a repris.
La version intégrale de ce rapport de l’Inspection des finances, que publie Mediapart (sans les très nombreuses annexes qu'il comprend), permet de mettre un peu d’ordre dans un débat dont Arnaud Montebourg a tout fait pour qu’il soit confus et embrouillé à souhait.
S’il avait été de bonne foi dans sa démarche, s’il avait voulu faire le tri entre les abus à supprimer et les missions d’intérêt général à défendre, le gouvernement aurait indéniablement procédé d’une autre façon. Il aurait cherché à établir un constat partagé de ces situations très disparates ; il aurait aussi proposé aux partenaires sociaux et aux professions concernées d’en débattre et de réfléchir aux meilleurs moyens de défendre les missions d’intérêt général.
Mais au lieu de cela, il a choisi une autre méthode, celle du rapport diffusé en tranches à une presse acquise à sa cause. Et un rapport concocté par qui ? Par l’Inspection des finances, le grand corps de l’oligarchie parisienne, qui jouit pour elle-même de scandaleux privilèges et passe-droits comme plusieurs enquêtes de Mediapart l’ont établi (lire en particulier Le plan de carrière emblématique d’une oligarque de Bercy) mais qui ne supporte pas les protections, souvent bien moindres, dont jouissent d’autres professions.
En bref, sans doute le débat sur les professions réglementées est-il légitime. Mais avec un aussi mauvais rapport, et avec d’aussi insupportables méthodes, c’est la pire des façons de l’ouvrir.
A la suite de la mise en ligne de notre « parti pris », le ministère de l’économie a tenu à nous faire savoir qu’il n’en partageait par les principales conclusions et qu’il jugeait erroné les critiques que nous formulions.
Première remarque de Bercy : si le rapport de l’Inspection des finances n’a pour l’instant pas été rendu public, c’est que les hauts fonctionnaires n’ont pas fait un travail contradictoire. A ce stade, leur travail n’engage donc pas Arnaud Montebourg, qui lui, veut entendre toutes les professions concernées. Ultérieurement, un document beaucoup plus volumineux sera donc rendu public, mais intégrant aussi les points de vue des professions intéressées.
Le ministère de l’économie fait aussi valoir que le rapport que ce rapport de l’Inspection des finances fait un bilan indifférencié de toutes les professions réglementées, sans vraiment sélectionner les périmètres d’activités qui justifieraient d’être englobées dans une future réforme. Or, Arnaud Montebourg veut précisément déterminer le périmètre des activités qui devront être réformées, sans être en rien tenu par le champ de l’audit de l’Inspection des finances.
Sur le fond, le ministère de l’économie conteste enfin que la philosophie dans laquelle s’inscrira la future réforme soit celle du néolibéralisme. Il estime que l’ambition du projet de loi sera de remettre en cause les rentes injustifiées, sans nécessairement remettre en cause les situations de monopole des professions concernées. A titre d’illustration, le ministère fait valoir qu’une chute très importante de certains médicaments, ceux qui ne relèvent pas d’une prescription médicale, pourrait être possible, sans remettre en cause le monopole des pharmaciens, en autorisant la vente desdits médicaments dans les grandes surfaces, disposant elles-mêmes de vendeurs… qui seraient des pharmaciens. « Il y a des monopoles qui sont justifiés, mais tous doivent être rémunérés à leur juste prix », fait-on valoir au ministère de l’économie. Or, selon le ministère, ce n'est pas du tout le cas aujourd'hui. D'où le projet de loi auquel il travaille, qui ira, selon lui, très au-delà des seules professions réglementées. En résumé, le ministère conteste que son action s'inscrive dans une logique néolibérale et maintient que son seul souhait est de redonner du pouvoir d'achat aux Français en remettant en cause les rentes injustifiées.