De l'identité
C'est facile pour moi de conspuer l'identité. Partout j'ai vécu en étrangère. Mon père est juif, il avait 15 ans en 1962 lorsqu'avec ses parents et ses trois cadets il est arrivé en France. Je suis son deuxième enfant, ma sœur il l'a faite 16 ans avant avec une française. Je suis son fruit plus tardif, et le dernier de ma mère flamande, je suis venue après ses trois premiers enfants qui portent le nom mais, selon la légende peut-être pas les gènes d'un père flamand. L'autre légende, c'est que mon grand père maternel était au moins un collabo, au pire un nazi. Il est mort en 1946, l'année de naissance de ma mère, dernière donc d'une fratrie de sept, il aurait été forcé à tourner dans la cour gelée d'une prison, à moitié nu, et aurait succombé à une pneumonie.
Je suis née à Lyon, en 1986, après la passion et la jeunesse de mes parents, après les allers retours et les folies amoureuses, et nous y sommes restés. Les frères et sœurs sont partis du nid et j'ai vécu comme ça douze ans entre de vieux parents et avec un chien. Les vacances je les passais en Belgique avec ma mère qui ne m'a jamais appris le Flamand, je fêtais Noël en analphabète et pendant les grandes vacances sur la côte avec les autres enfants nous jouions en inventant un langage inédit.
Quand je suis rentrée au collège j'ai deviné sans le comprendre qu'à la question que me posait la prof de Français sur l'origine de mon nom de famille, il ne fallait pas que je réponde que c'était juif. J'ai répondu que c'était Algérien. J'ai appris il y a quelques années en lisant la Bible que mon nom était le prénom du père de Moïse, on aurait pu me le dire, mais enfant je n'ai jamais entendu le mot « Dieu » à la maison. J'ai longtemps cru que c'était un mot tabou. Mon nom de famille, selon la légende, était le prénom d'un de mes ancêtres qui avait été pris pour son nom de famille par l'administration française. Voilà à quoi ça tient, un nom. La question n'était pas pertinente.
J'ai grandi, je partage ma vie avec un musulman d'origine algérienne. Il s'appelle Mohamed. Nous ne sommes pas mariés, j'ai toujours mon nom. Mais nous avons deux bébés, elles portent son nom et des prénoms à consonance arabe. Mes parents avaient pensé pour moi à Rebecca, mais ils m'ont appelée Virginie. Dans ma belle famille, la famille pratiquante de mes enfants, je suis donc une Française, j'ai cette identité très floue, stéréotypée, « vous les françaises vous savez faire la vinaigrette ! » et « ça va ce n'est pas trop pimenté ? » Je m'en accommode, c'est ma couverture.
Cependant, je suis de ceux à qui l'on a pas sommé de décliner son identité, à part cet épisode avec la prof de français malhabile. Pour le reste, il n'est question que de justice. La chevalerie, c'est toujours défendre les faibles contre les forts, ça c'est le principe du cœur, la morale, si l'on veut. J'ai fait des études de philosophie, ça apprend à ne pas avoir peur de la complexité. Pour mon mémoire j'ai étudié Deleuze et Foucault et parlé des sans-papiers.
Alors voilà, c'est facile pour moi de conspuer l'identité parce que ma situation dans toute sa contingence a toujours rendu ce concept un peu absurde. Absurde mais terriblement effectif, sans doute à cause de ses mille visages. Et puis l'identité a la force sacrée du giron maternel, et c'est bien sa mère que l'on appelle lorsque l'on est en danger.
Le silence qui a suivi la mort était celui de notre commune humanité. L'instant d'après chacun a appelé sa mère par son nom de famille. Il s'agit maintenant d'exiler l'ennemi intérieur. Ce qui au sein de notre commune humanité, la menace. Cette menace, c'est la mort, l'Autre ultime, on le sait de manière encore plus précise quand on a donné la vie.
L'ennemi intérieur, alors dans la foule on s'interpelle par notre nom. Je suis Charlie, je ne suis pas Charlie, je suis juif, je suis musulman, je suis Marine le Pen, je ne suis pas manipulable, j'ai peur, je résiste. L'expressivité c'est un art, ça demande du soin, du travail, de l'intelligence. Or ramener l'expressivité qui fait de nous des libertés infinies, des singularités, à l'identité, c'est déjà borner le travail de l'intelligence. L'identité, ce n'est qu'un abri, un terrier. Lorsque l'on se sent menacé, on cherche un endroit où se cacher, c'est un réflexe de survie. Mais ne jamais oublier que dans les terriers on est très près de l'enfer, que l'oxygène y est rare. D'ailleurs grandir c'est sortir du giron de sa mère. Les abris, il faut les construire pour nos enfants, et surtout faire en sorte qu'ils n'aient pas peur d'en sortir. Ca doit sans doute ressembler plus à une tente qu'à un château fort. Une tente ça se démonte facilement. Quant aux terriers, ils sont pour les grandes catastrophes.
Les identités de terrier et de forteresse, elles n'enfantent que la haine. Chérif, Saïd et Amedy, sont restés enterrés trop longtemps. A nous de ne pas enfanter la haine.
J'ai peur parce qu'on a fait de la terre un espace nauséabond, on a fait des terriers partout, l'air y est confiné, dans les villes les bouts de ciel sont de plus en plus petits. J'espère que mes filles ne seront pas sommées de décliner leur identité, qu'elles auront assez d'espace pour chercher la tonalité qui leur sera juste. Moi, j'ai pu.