Dans quelques jours , les masques seront obligatoires en extérieur dans certains lieux de Lyon. Les réactions des commentateurs, de part et d’autre, sont assez radicales. Il y a trop sensiblement les anti et les pros, tout ceci est très caricatural. J’aimerais m’expliquer ma position.
Bien qu’avant l’obligation de fin juillet je le portais plus rarement, je consentais assez aisément au port du masque en lieux clos (arguant que cet inconfort ferait sans doute baiser les pulsions consommatrices), mais le port obligatoire du masque en extérieur me terrifie et chaque passant masqué que je croise provoque en moi des angoisses, car ils m’apparaissent comme autant de visages du devenir de notre société.
Je sens la peur qui en émane. Peur de mourir, de tomber malade, de voir leurs proches souffrir ou décéder. Quoiqu’on en dise, le port du masque est au moins un inconfort, il est devenu de fait une contrainte et oserai-je dire une forme d’entrave (le visage n’est plus à l’air libre). Rappelons que la durée pendant laquelle ce masque sera obligatoire reste indéterminée. Or, pendant combien de temps est-il acceptable d’avoir le nez et la bouche entravés ? Quels sont les bénéfices et les coûts ? C’est ce genre de question que nous devrions collectivement nous poser, en tant que société. Il ne s’agit pas ici uniquement de santé, mais bien d’éthique. La vie bonne est telle synonyme d’une vie, quelle qu’elle soit, pourvu qu’elle soit ? Je n’ai pas la prétention de répondre, au nom d’un « nous » usurpatoire, je pose simplement la question. La question de la vie bonne ne se pose pas uniquement en terme de quantité, mais aussi en terme d’intensité – on parle alors de degrés et ce langage-là mérite d’être précis.
D’un point de vue quantitatif, néanmoins, nous avons des nombres : peu de morts, peu de personnes en réanimation, c’est calme. Quant à ceux des contaminations, ils sont si aisément manipulables qu’ils ne nous disent rien : tester plus, c’est nécessairement diagnostiquer davantage de cas, il y a aussi les faux positifs, les tests défectueux ou ceux qui décèleraient des virus morts ou d’autres virus. Si l’on s’intéresse à ces données, on peut légitimement se dire que les raisons d’avoir peur sont peu nombreuses et on se trouve bien circonspect devant la contrainte du port du masque en extérieur.
Et bien là, on devient un peu paranoïaque. C’est humain, c’est peut-être même une réaction saine de l’intelligence qui tente de fonder logiquement des évènements dépassant les cadres habituels de pensée. Il y a quelque chose qui nous arrive et qui est radicalement neuf, comment lui donner du sens ? Si l’activité propre de la pensée est d’explorer et de tisser des liens, alors :
Exercice de pensée.
Admettons : fin 2019, un nouveau coronavirus est apparu en Chine et, dans les mois qui ont suivis, il a provoqué, chez des centaines de milliers de personnes de part le monde (7 595 000 000 habitants) une forme grave de maladie, provoquant des décès ou des séquelles graves.
On a signalé, averti, les gouvernements se sont montrés attentistes.
Mi-mars 2020, devant la virulence du virus, un certain nombre d’états (dont le nôtre) ont confiné leur population, entravant de fait sa libre circulation. Personnellement, ayant toujours fantasmé une existence érémitique, j’ai fort bien vécu le confinement.
A l’échelle du pays, ce confinement a entraîné une crise économique majeure. Malgré les discours ambiants de mars-avril 2020, le système n’a rien appris de son ralentissement et le monde d’après semble tout près à broyer plus menu encore les travailleurs en « première ligne ».
Le confinement c’était, à l’époque, pour éviter de saturer les services hospitaliers. Il manquait de tout, masques, personnels, lits, matériel de réanimation, médicaments… Il manquait même d’œufs et de farine. A croire que le manque est subséquent aux guerres, à moins qu’il ne soit dans ce cas un antécédent, car c’était la guerre contre le virus et le manque était structurel.
Globalement les Français ont montré qu’ils étaient gens de bien. Tout le monde a fait de son mieux alors qu’une telle mesure aurait pu tout aussi bien rendre folle la moitié de la population. Bien au contraire, les enfants peignaient des fleurs et des arcs-en-ciel, ça cousait des masques et des blouses dans les rideaux du salon, ça faisait les courses pour son voisin âgé, les gens prenaient des nouvelles les uns des autres… Le peuple français a été brave, il est resté chez lui comme on le lui a dit et il a fabriqué du pain.
On a déconfiné, deux mois plus tard, c’était confus, et puis on s’est remis doucement à vivre, les gens sont partis en vacances, et la société de l’agglutinement et de la consommation a repris de plus belle.
Et là, soi-disant, les Français se comportent si mal, sont si indisciplinés que l’épidémie redémarre. En effet, on teste massivement et le virus circule, on le sait car il laisse des traces dans les organismes des individus testés. Le virus circule, oui, comme tant de virus ont toujours circulé. Mais massivement, les gens ne sont pas malades. Allez observer votre cuisine au microscope : vous y verrez tant de micro-organismes que toute choses vous y paraîtrons ensuite suspectes.
Ce n’est pas rien, d’avoir la bouche et le nez couverts presque en permanence (travail, lieux clos collectifs, à présent espaces extérieurs). Je ne comprends pas ces personnes qui affirment : « ce n’est pas si compliqué, pas si pénible ». Quand je vois les serveurs et les caissiers masqués, que je les imagine ainsi toute la journée durant, j’ai infiniment de compassion pour eux. Même chose pour les soignants. Mais, comment dire, ils sont au travail et par définition c’est un espace contraignant. L’infirmier, quand il avait fini de travailler, retirait son masque et par là il recouvrait sa liberté. Si nous poursuivons dans cette voie, le seul espace non contraint sera le logement individuel.
L’issue que l’on prédit à cela c’est le vaccin. Dans cette ambiance de mensonge généralisé, comment accepter de se faire injecter un vaccin fraîchement sorti des laboratoires sans informations qui nous paraîtraient suffisamment fiables ? Comment ne pas être dubitatif ? Car il y a fort à parier que le fait d’ôter son masque, l’exercice de certaines professions ou le fait de pouvoir circuler librement seront soumis à la vaccination. Et là, pour les dubitatifs, ce sera la marginalisation. C’est déjà ce qu’il va se passer pour moi avec le masque obligatoire. Si c’est ainsi, je n’irai pas dans les lieux signalés. Mais comment faire, lorsque les zones s’étendront ? Je m’autoconfinerai, sans doute car quel sera encore l’intérêt de sortir si nous sommes privés du droit de s’aérer ? Le masque n’est-il pas une prison mobile (avec pour chacun le petit maton intérieur : la peur de la maladie ou celle de la contravention) ?
Donc gros malaise. L’instinct de survie s’alarme en moi, quelque chose refuse fortement ce nouvel état de fait. Puis, la machine philosophique se met en marche et cherche à en saisir les enjeux et à lui donner un sens.
On a alors plusieurs niveaux d’interprétation :
- Premier niveau.
Cause : l’incompétence.
Voir la pénurie de masques, les hôpitaux bondés, le manque de places en réanimation, les discours et injonctions contradictoires, etc. Imposer le port du masque est une manière de dire qu’on fait quelque chose (on a de fait performativement imposé une contrainte (c’est le propre de la Loi) et en effet littéralement transformé le visage de la société).
La mesure prise par les gouvernants dans cette « guerre contre le virus » est par ailleurs peu coûteuse : le citoyen se surveille lui-même et est très apte à surveiller son voisin, surtout dans un pays comme le nôtre où la tendance à dénoncer le bouc émissaire du moment n’a semble t-il pas été totalement étouffée ; il est d’ailleurs plus facile de verbaliser le passant que les entreprises et, par effet de glissement, c’est de plus en plus sur le particulier que repose la responsabilité. Qu’il fasse à un moment fonction de travailleur, de consommateur, d’usager ou de passant, c’est à lui d’être vigilant. A ses comportements – pour protéger les autres – mais également, par glissement, à ceux des autres – qui le protègent ou non. Il est de bon ton de pointer du doigt l’égoïste hédoniste qui refuse d’être captif de son masque.
Conséquence : La société est divisée, c’est une guerre civile de l’opinion qui détourne l’attention pendant que des incompétents poursuivent le saccage de nos institutions. Car, rappelons-le, la crise du CoVid-19 a été une crise de notre système de santé, géré selon la politique du flux tendu. Une mesure efficace contre la maladie – et les prochaines – aurait été de renforcer le secteur de la santé, afin de lui permettre d’encaisser le choc des crises qui ne manqueront pas de se répéter. Si l’indignation s’est à un moment focalisée sur la question des masques, c’est que la France n’avait pas les moyens d’équiper ses soignants de simples masques chirurgicaux, c’était dire l’incurie de ce système de santé. Rappelons là encore que c’est bien la société qui s’est mobilisée pour pallier les manquements de l’État.
- Deuxième niveau.
Le choc provoqué sur les populations par l’épidémie de CoVid-19 et les conséquences psychologiques, sociales et économiques de la gestion de cette épidémie est une opportunité d’étendre le régime de gouvernement qui s’appuie sur une surveillance généralisée des individus et des micro-contraintes physiques et mentales soutenues exercées sur les populations. On retrouve l’idée de prison portative, outil sans doute efficient de gestion des comportements.
Nos sociétés manquent cruellement de convergence, c’est leur grande faiblesse. Or, pour quiconque cherche à garder ou à étendre son influence, il ne faut surtout pas que les forces populaires parviennent à s’allier. L’épisode des Gilets Jaunes est un cas d’école. En une année, une frange jusque là peu politisée de la population française est passée à la radicalité (que ce soit de son fait ou non importe peu). La révolte et tout ce qui en germait a été réprimé, parfois dans le sang, et le confinement a bien sûr favorisé l’atomisation des énergies.
N’oublions pas qu’avec un masque on ne peut pas chuchoter. Dans l’espace public, il sera plus difficile, si le besoin s’en fait sentir, de parler de manière clandestine. La bouche est un espace troué, de là naît notre langage, médiatisé par nos voix. Mais aujourd’hui le langage est devenu postillon, menace potentielle et l’on couvre ce grand trou inquiétant qu’est la bouche.
Ce qui menace, voilà le régime qui s’étend. On a troqué l’ennemi de l’intérieur, le terroriste, contre le micro-ennemi, qui est en chacun de nous, potentiellement, et potentiellement en chacun de nos proches. Même les jeunes-gens, hautement coupables de désirer jouir de l’existence sont désormais des menaces pour leurs aïeux. La menace est partout et celle-ci est bien plus effrayante que le terroriste qui, quoi qu’on en dise, était identifiable et encore hors de nous, lointain même s’il nous était voisin. A présent le proche – notre prochain – est susceptible de nous mettre en danger.
- Troisième niveau
(Où il va nous falloir des espaces troués.)
On peut à partir de là aisément imaginer les pires dystopies. Ces terrains sont glissants, chacun y va de son complot et l’état de délabrement de notre régime d’information – qui est mû par un régime de consommation) est tel que chaque théorie fumeuse peut finalement paraître plausible, si l’on admet l’existence du mal.
De là naît l’angoisse : nous n’en sommes peut-être qu’au début. Nous vivons un basculement et nos bases ne font que commencer à trembler, alors, forcément, on peut s’imaginer les plus horribles catastrophes.
Cependant, il nous est permis d’espérer qu’il y aura toujours des interstices, des espaces de liberté, si petits soient-ils. Il y a toujours des plantes qui croissent dans les trous de la chaussée bétonnée. A l’air libre.