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C’est fait. Comme prévu, François Hollande a accédé à la présidence, devenant ainsi le second président socialiste de la cinquième République. Qu’il est loin, pourtant, l’espoir brisé de 1981. Le spectacle électoral n’accouche même plus de mirages. Il n’engendre que des mort-nés. L’évidence ne souffre d’aucune contestation possible : Hollande n’a pas gagné cette élection par un vote d’adhésion, il a seulement bénéficié du rejet massif de Sarkozy. Le slogan gagnant de l’élection aura été : « Sarko dehors ! ». Toutefois, les klaxons joyeux, les regards fiers et les embrassades fraternelles de l’ivresse vite engloutie d’un joli jour de mai sont bien derrière. Ils ont laissé place à une rumeur brune qui remonte des temps les plus sombres de l’Europe.
En effet, dans le règne désenchanté de la démocratie électorale, où la mise est gagnée par celui qui est considéré comme le moins pire des candidats en position éligible, un vote de conviction a encore gagné du terrain, celui du FN. Il progresse inexorablement à l’ombre de ce règne. Face à une gauche non socialiste balbutiante, à un parti socialiste arrivé au pouvoir par défaut et une droite dit « républicaine » de plus en plus proche des positions de l’extrême-droite, c’est bien le principal enseignement politique de l’élection. Le fait n’est pas nouveau ; il ouvre des perspectives politiques de plus en plus tangibles. La victoire de François Hollande y relève paradoxalement de l’anecdote. Si elle a un sens, c’est d’être le miroir renversé de l’espoir de 1981, sur le cadavre duquel le FN avait pris corps.
La montée européenne des extrêmes-droites a certes des explications socio-historiques qui débordent le seul contexte français. Il faut les situer dans les dynamiques sociologiques et politiques du pays. Quand le FN a commencé a progressé fortement, au milieu des années 1980, la première réponse a été celle de la désapprobation morale. Au collège, nous débattions à propos du simplisme effarant des thèses du FN sur l’immigration, qui gagnèrent rapidement du terrain. Certains collégiens en avaient déjà appris les bribes de la bouche de leurs parents. On regrettait que de vieux démons reviennent à la charge. On condamnait la bêtise raciste, qui s’alimentait de l’idéologie anachronique des uns et de l’ignorance des autres. Nombreux sont ses détracteurs d’alors qui ont succombé, ensuite, à ses charmes insoupçonnés. Les démons étaient parmi nous.
Lorsque le FN a commencé à s’installer dans le paysage politique français, il a bien fallu lui chercher une explication sociale. Il est, dès lors, devenu interdit d’y voir principalement l’expression d’un racisme. La condamnation morale ne baissait pas la garde, mais il fallait aussi saisir les raisons de sa capacité de pénétration sociale. L’idéologie néfaste des cadres et militants du parti d’extrême-droite devait être distinguée d’un vote interprété comme protestataire. Son vivier était principalement populaire et prenait source dans la souffrance sociale des victimes de la crise. Quand Bernard Tapie déclara que les électeurs du FN étaient des salauds et qu’il ne fallait pas oublier le passé vichyste de la France, la classe politique unanime condamna ses propos scandaleux.
L’électeur du FN méritait qu’on le comprenne, qu’on prenne en charge sa souffrance, qu’on l’arrache des griffes de ses manipulateurs. Cette complaisance s’est immédiatement accompagnée de la validation politique de certains des postulats des thèses du FN sur l’immigration. On ne devait plus permettre qu’il soit le seul parti politique à s’emparer du problème. De la droite à la gauche socialiste, on avait entendu les préoccupations des français. Un ex-premier ministre socialiste déclara : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part. » Un tournant politique crucial s’était opéré. La France était sortie de l’ère obsolète de la lutte des classes pour entrer dans celle de la nation assiégée, mais généreuse.
Aujourd’hui des voix s’élèvent contre la thèse selon laquelle le vote FN serait l’expression populaire d’une souffrance sociale. Pierre Tevanian vient de publier, à Mediapart, un article à propos de la souffrance du lepéniste, où il s’insurge contre cet alibi. Il commence par déconstruire l’idée que le vote FN serait principalement populaire. Il souligne sa répartition dans l’ensemble des classes sociales. S’il semble surreprésenté dans la classe ouvrière, c’est à cause de la quantité importante d’abstentionnistes et de non-inscrits, ainsi que du moindre vote pour les autres partis. En revanche, le vote FN est davantage représenté chez les fonctionnaires de police, les artisans-commerçants, et les chefs d’entreprise. Cela le conduit à réfuter l’explication d’un vote FN qui prendrait sa source dans la souffrance sociale pour soutenir qu’il provient du rejet de l’immigration et donc du racisme partagé d’amples secteurs de la société française.
En circonscrivant le vote de masse pour le FN aux secteurs vulnérables, on peut en chercher les causes dans la souffrance sociale et lui trouver un caractère protestataire qui le dépouillerait partiellement de son caractère raciste ou l’excuserait soi-disant. Dès lors qu’il est transversal à la société française, il ne plus être le reflet d’une souffrance particulière, ni fondamentalement protestataire. Il devient d’adhésion large à un projet nationaliste, dont le combat contre l’immigration est l’axe fédérateur. La matrice raciste de ce projet est incontestable. Par conséquent, le vote ouvrier pour le FN en découle lui-même. Même si la souffrance sociale y est réelle, elle n’est pas la cause du vote FN. La motivation raciste du vote FN revient au premier plan, dans toute son étendue sociale et avec toutes ses implications politiques.
L’approche dominante du vote FN a soigneusement évité de s’engager sur le terrain d’une lecture politique de ses facteurs structurels. Or, le passage de la montée progressive du FN, dans les années 1980, au vote de masse en sa faveur, dans les années 1990, a une explication qui permet de mieux comprendre un tel déni d’analyse. Loin d’être la conséquence du génie politique du parti d’extrême-droite et de son leader historique, il faut en chercher la raison en amont dans le racisme structurel de la société française et de ses élites politiques. Le FN a puisé là-dedans, avant d’être relayé par la généralisation du discours stigmatisant de l’immigration. Sous couvert de morale républicaine, celui-ci n’a fait qu’attiser le racisme ambiant qu’il prétendait dénoncer, en le dotant d’une légitimité apparemment paradoxale.
Les concessions successives faites aux positions du FN, au nom du souci stratégique de ne pas lui laisser le monopole de la thématique migratoire, a donc été le résultat d’un racisme bien plus étendu que son expression dans le vote FN. En même temps, le renversement politique a répondu à l’opportunité historique d’imposer le schéma de la division entre nationaux et immigrés (vite muée en division entre « francais de souche » et « francais d’origines ») contre les engagements politiques motivés par le conflit social. Ce renversement n’a pas été le fait du FN, mais de la classe politique dans son ensemble.
La République n’était donc pas étrangère à la montée du FN qu’elle prétendait isoler, ni le FN extérieur aux logiques systémiques qu’il déclare aujourd’hui combattre. Le renversement politique a attisé le racisme, au détriment des alternatives de gauche et au bénéfice du FN. Il a imposé un mode de gouvernance, dont le FN a été une pièce centrale et où le racisme n’a aucunement été son monopole.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi le FN a pris son impulsion durant la période mitterrandienne, c’est-à-dire au moment précis de l’instauration du nouveau mode de gouvernance. Durant cette période, l’espoir d’un changement politique par la gauche a été définitivement frustré. Simultanément, la République a été déclarée la seule garante de la lutte contre la discrimination. Les combats contre le libéralisme économique et le racisme ont été désamorcés par ceux-là mêmes qui se déclaraient attentifs aux souffrances populaires et préoccupés de la montée des thèses nationalistes.
Or, ils étaient les opérateurs des politiques libérales impliquées dans la violence sociale et les agents d’un républicanisme intégrationniste et paternaliste, fondamentalement raciste. Le PS a été le cheval de Troie de la liquidation historique de la gauche française. Sous couvert de son étiquette de gauche, l’œuvre politique du mitterrandisme a, finalement, été sensiblement similaire à celle de Margaret Thatcher, au Royaume Uni, avec l’élément aggravant d’avoir favorisé une dérive nationaliste.
Les couches populaires n’échappent aucunement à l’emprise du racisme. Les partis dominants et leurs propagandistes ont su l’exploiter. Le racisme de ces derniers s’est affiché en toute bonne conscience, à l’ombre d’un racisme supposé être principalement populaire, auquel il fallait donner des gages. Ses inspirateurs costumés se sont empressés de diffuser le mirage de l’énigmatique exclusivité de la haine populaire. Ils y ont trouvé l’alibi à l’imposition de leur mode de gouvernance, avec un mépris déguisé de compassion sociale. Cela servait leurs intérêts et répondait à leur propre sentiment raciste. En ont-ils seulement eu la pleine conscience ? L’idéologie avance avec ses propres œillères.
Selon eux, les couches vulnérables, forcément plus démunies, étaient aussi davantage exposées à un sentiment dont ils se croyaient immunisés. L’ignorance et la souffrance expliquaient la dérive nationaliste d’un vote de rejet, plus désorienté que raciste, dont la signification ne pouvait être élevée à l’ensemble de la société française. L’irrationalité antisystémique demeurait la donnée la plus sure d’un vote populaire qui avait migré sans transition du PCF vers le FN, d’une folie à l’autre. Le chauvinisme historique du PCF, certes incontestable, avait bon dos. Le « petit peuple », quant-à-lui, avait besoin qu’on tempère ses antiques ardeurs, passées d’un extrême à l’autre, et qu’on prenne en charge son inévitable courroux. Il fallait le maintenir dans les limites de la haine légitime qu’on avait cultivée en lui.
Si le racisme populaire n’a pas été une invention des élites, il a été encouragé et légitimé par elles, au bénéfice du racisme feutré et du classisme compassionnel du mode instauré de gouvernance. La stigmatisation de l’immigré, dont le vote FN a été la face visible, s’y est imposée dans l’ensemble de la société française. Il serait vain de chercher à établir un rapport de chronologie entre ses expressions élitistes et populaires. En revanche, on peut y discerner un rapport de pouvoir. En même temps que les couches subalternes prennent une part prépondérante dans le racisme ambiant, notamment par peur du déclassement, elles y soutiennent contre elles-mêmes un type de domination fondé sur la complémentarité de cette stigmatisation et du mirage idéologique de l’abolition de la lutte des classes.
L’hypothèse de l’existence d’un racisme structurel dans la société française dément d’abord la lecture des oligarchies politiques et de la classe dominante, soucieuses d’en circonscrire l’expression aux couches subalternes. Elle s’oppose aussi au déni de gauche qui prétend relativiser le sentiment raciste de la classe laborieuse « blanche ». Elle permet d’envisager le paradoxe de la solidarité des classes subalternes avec une domination indivisiblement classiste et raciste. Le vide militant, social, politique, syndical, qui existe depuis des années, peut l’expliquer partiellement. Toutefois, ce n’est pas toute l’explication. L’hypothèse aide aussi à appréhender la réalité objective et historique du racisme populaire.
En ce sens, il n’existe pas de causalité directe – sans transition - entre la crise économique et la montée du FN. Le racisme préexistait à la crise et lui survivrait sans aucun doute. La décomposition sociale favorise le racisme, mais cette causalité n’est aucunement naturelle. Pour que l’insécurité suscitée par la crise s’exprime de cette façon, il faut qu’il existe un sentiment raciste et un mode de gouvernance qui en favorise l’expression politique. La société n’est pas plus, ni moins raciste aujourd’hui qu’hier. Le racisme a seulement pris une expression politique visible par l’entremise du mode instauré de gouvernance, certes dans des conditions historiques et sociales qui l’ont favorisé.
Ce qui a varié, ce n’est donc pas le degré de racisme de la société, mais la légitimité que lui a procuré le mode de gouvernance. Son instauration a été antérieure à l’expression décomplexée du racisme. Le racisme de toute une société l’a rendue possible. De ce point de vue, la dimension antisystémique du vote FN est un mythe. C’est un vote avant tout xénophobe qui prend ses sources dans le système social établi et qui a neutralisé la contestation sociale.
De la bonne conscience républicaine aux compromissions du sarkozysme avec les thèses nationalistes, de ces compromissions à la rénovation républicaine qui en défend les acquis et réinstalle ses mirages, sous les gouvernements de droite ou sous ceux de la gauche socialiste, le système politique n’a cessé de servir la domination de classe et le racisme structurel. Dans ce contexte, les mouvements de balancier entre la droite et la gauche l’ont fatalement fait dériver vers l’érosion du bloc que les partis dits républicains avaient prétendu dresser devant le FN.
Après avoir été le diable de la République, le FN est entré en phase de normalisation. Il vient d’être reconnu compatible avec la République par le président-candidat Sarkozy. Les socialistes eux-mêmes ont fait preuve d’une mansuétude sans précédent à son égard. Le diable ayant été le reflet projeté vers l'extérieur du mal qu’elle portait en son sein, n’est-il pas naturel de voir aujourd’hui la République sur le chemin de la réconciliation avec lui ?
Qu’il se concrétise dans une vaste alliance de la droite nationale ou que s’y conserve la frontière de plus en plus floue que la droite républicaine avait tracé avec le FN, le virage du sarkozysme a ouvert une porte, aux conséquences politiques durables. Le FN peut y tirer son épingle du jeu, forcément au travers d’une alliance plus large, ou être maintenu dans un isolement relatif, depuis lequel il pèsera de toute façon sur les recompositions de la droite et consolidera le mode existant de gouvernance.
La réciprocité de l’ordre républicain et de la tentation nationaliste déborde les misérables ingénieries politiques, les connivences certaines et les interchangeabilités visibles entre la droite et l’extrême droite. Nul âge d’or républicain n’a précédé la dérive nationaliste, ni aucune rénovation républicaine ne saurait constituer un rempart efficace face à elle. En s’accentuant au contact de son antithèse supposée, la violence structurelle a certes ouvert la perspective redoutable d’un déchaînement majeur, dont il ne s’agit aucunement de sous-estimer la menace. En même temps, le funeste scénario que contient la singularité de cette menace provient d’une violence depuis longtemps exercée à l’ombre de l’humanisme républicain, qu’il soit de droite ou de gauche.
Il serait donc dangereux de tomber dans le piège de la relativisation et de confondre le FN avec les partis républicains, comme le veut le parti d’extrême droite et le cautionnent progressivement et subrepticement la droite et le PS. Il serait tout aussi dangereux de croire que la République est l’antithèse du FN, comme on a aussi voulu le faire croire pendant longtemps, en dissimulant le racisme d’Etat déjà pratiqué. Ce dernier rend moins surprenant les rapprochements réciproques constatés entre l’extrême droite et les partis hégémoniques.
De ce point de vue, il convient de tirer les conséquences de 40 ans de leadership incontesté du PS dans la gauche française. Le programme commun, suivi de son ascension au pouvoir l’ont imposé comme la seule force éligible de gauche. Le réalisme électoral n’a fait que ratifier les conditions de son hégémonie. Or, le PS ne constitue aucune alternative véritable au libéralisme économique et au racisme institutionnalisé. Il n’est que la version « light » de chacun, dont il consolide les logiques.
Par ailleurs, ses victoires successives ramènent au pouvoir une droite chaque fois plus libérale et raciste. Il est aussi par excellence le parti de l’oligarchie politique et des baroneries locales. Enfin, il constitue un obstacle au développement autonome et contre-hégémonique des mouvements sociaux qu’il n’a eu de cesse de combattre, d’instrumentaliser et de substituer par d’autres totalement subordonnés à ses intérêts partisans et à son incorrigible paternalisme.
Face au PS, il existe des gauches, aux philosophies et aux histoires certes différentes, voire antagoniques, qui ont un commun un certain rejet du système en place, lié à leur généalogie anticapitaliste et à leur conception égalitaire de la société. Les unes et les autres aspirent à un changement réel, mais ne peuvent s’unir dans un front commun. L’une des raisons principales est leur incapacité à tracer la frontière avec le PS, dont la propre stratégie d’union les pénètre et les divise, mobilisant certaines d’entre elles à des fins incompatibles avec leurs aspirations réelles. Le PS est un agent de la violence sociale institutionnalisée qui fragmente, embrouille et affaiblit ses possibles opposants, jusqu’à parvenir à les incorporer à ses rangs.
Parmi ces gauches, le gros des troupes a très bien intériorisé la discipline électorale en faveur du PS, afin de faire perdre la droite. Le PCF a joué, en ce sens, un rôle historique central de canalisation de la gauche ouvrière vers le PS. Ces gauches se sont retrouvées dans le paradoxe de renforcer le pouvoir de leur plus intime ennemi. Elles n’en ont tiré que très peu de bénéfices, pour elles-mêmes et pour la transformation de la réalité. Elle n’y ont pas davantage freiné la dérive droitière du champ politique francais.
Bien au contraire, de réalisme en réalisme, la perspective de l’émergence d’une vaste droite nationale, d’un véritable tsunami nationaliste et libéral n’a jamais été aussi proche. Rien de conséquent sur le plan idéologique et politique ne s’est construit face à une telle éventualité. Le seul constat important qu’on peut donc tirer du programme commun et de l’hégémonie résultante du PS, malgré d’éphémères et apparentes victoires, c’est que la gauche française n’est aujourd’hui qu’un champ de ruines.
La déconfiture de la gauche, face à son puissant voisin politique, prend aussi ses sources dans ses propres problèmes irrésolus. La crise idéologique, due à l’effondrement du communisme, l’éparpillement qui en a résulté et l’absence d’un projet historique contribuent largement à ses défaites. C’est un phénomène mondial, qui a favorisé la consolidation des social-démocraties dans de nombreux pays, au détriment des gauches véritables, communistes ou pas. Plus grave encore, ces dernières ont aussi cédé à l’appel des sirènes du réformisme social. Loin de se mettre à la tâche pour construire un projet alternatif de société, autant critique avec le totalitarisme qu’implacable avec le capitalisme, elles ont tenu sur des positions défensives.
Elles se sont cantonnées à la protection des droits formels du travail, en se déconnectant du terrain concret de la précarité et de la lutte sociale. Elles ont défendu un modèle social, dont il est légitime de sauvegarder les droits, en oubliant qu’il fut aussi le résultat de la domestication des luttes passées pour un autre modèle de société, toujours à faire. Le gros des troupes n’a plus qu’une notion très vague de ce combat, qui n’en est pas moins présent dans l’inconscient collectif de la gauche. Les secteurs minoritaires, intransigeants avec le PS et qui en ont conservé la clarté, ne sont pas parvenus à l’articuler avec les réalités du présent. Tant sur le plan des alternatives démocratiques que socio-économiques, l’histoire de la gauche a suivi une pente régressive, bien plus ancienne que ces 40 dernières années, en France comme ailleurs. En France, elle n’a pas seulement reculé dans le domaine électoral. Elle a aussi cédé dans celui des idées, de l’action organisée et de la rue.
Dans la trajectoire de cette régression perpétuelle, des courants de gauche et le PS coïncident parfois sur les positions défensives, qui font renoncer la première à une transformation véritable. Elle la repousse toujours à demain et n’y travaille pas concrètement. Elle privilégie le court terme politique, par ailleurs inefficace, de la défense de ces positions sur l’urgence et le long terme de la lutte sociale qui les contient et les transcende.
Dans le même temps, le PS valide contre ces gauches le réalisme économique des logiques systémiques que ses positions défensives modèrent pour mieux faire régner. La défense du modèle social contribue aussi à l’hégémonie du PS qui est, en même temps, son fossoyeur. Cette politique semble démontrer qu’une autre voie que celle du néolibéralisme économique peut prospérer au sein du capitalisme. Elle perpétue ainsi le système économique en place qui exige, finalement, qu’on fasse des concessions de plus en plus grandes au conditions qu’il impose.
Devoir réformer partiellement ou défendre totalement les droits conquis est le débat qui divise, en trompe-l’œil, le PS et une partie de la gauche. La dimension du conflit de classes, plutôt que d’orienter le critique du système, s’y perd. Le PS a depuis longtemps tiré un trait sur la lutte des classes, dont il conserve le vocabulaire – non sans réticences, tant ces mots lui semblent périmés - à des fins uniquement publicitaires. La gauche véritable la conserve comme une donnée idéologique fondamentale, dont elle est incapable de lire les enjeux pratiques. Pour cela, il faudrait qu’elle retourne sur le terrain des luttes sociales, où seulement elle pourrait organiser l’action, construire des alternatives sociopolitiques viables et envisager une force politique et électorale de conquête du pouvoir.
Or, dès qu’une nouvelle force de gauche semble poindre le nez à l’horizon, elle privilégie la stratégie électorale et entre rapidement dans le jeu des tractations. Avant même qu’elle ne puisse rendre compte d’expériences significatives de lutte et d’une vision collective, elle s’incorpore aux logiques du marché politique. Pendant ce temps-là, la violence ordinaire du capitalisme et du racisme progresse et ouvre les plus sombres panoramas sans qu’aucun front uni ne la combatte vraiment.
Enfin, la gauche n’a jamais fait l’examen historique de ses propres préjugés civilisationnels. Même depuis ses expressions les plus antiracistes, elle soutient une conception universaliste et indifférenciée de l’égalité, où s’imposent ses visions particulières. Le racisme a deux variantes, apparemment contradictoires et finalement complémentaires : la classification négative des différences, où le « noir » construit par elle est défini comme substantiellement noir ; et l’exigence de l’incorporation à une culture et pensée hégémoniques, qui excluent ou réduisent la différence, où le « noir » est sommé de se blanchir au nom d’une conception universelle de l’homme.
Cela engage depuis le discours très républicaniste d’un Mélenchon jusqu’au gauchisme laïque et antireligieux, à tendance islamophobe. Ces courants de gauche peuvent très bien comprendre l’impératif en soi - et parce qu’il détourne de la lutte de classes - de combattre le racisme. Ils ne prennent pas la mesure de la transcendance de l’engagement décolonial qui met en jeu la révision de leurs propres catégories. Sans cet inventaire autocritique, ils deviennent eux-mêmes les agents du racisme qu’ils prétendent combattre et donc de leur inexorable défaite.
L’engagement décolonial n’a certes pas vocation à se couper de la lutte des classes. Il lutte d’abord contre un ennemi qui implique indissociablement la domination capitaliste et coloniale. Par ailleurs, il alimenterait sinon les polarisations univoques entre « nous » et « eux » que le racisme impose et dont il tend le piège à ses opposants. Toutefois, cet engagement a son propre poids irréductible qui consiste à affronter les divisions réelles produites par le colonialisme et ses continuités actuelles, au-delà des catégories illusoirement unificatrices de la lutte des classes. Il a des mots d’ordre concrets à formuler sur le terrain des luttes sociales.
Pour qu’il existe un « peuple », dont on puisse proclamer le combat commun, il faut d’abord qu’il affronte les contradictions réelles, qui le divisent, autant qu’il démasque celles – idéologiquement imposées – qui le détournent de son combat. Le mode actuel de gouvernance ne créé pas seulement des mirages de polarisation ethnique, afin de désolidariser entre elles les victimes de sa violence sociale, il exerce aussi une violence coloniale, dont la gauche est porteuse et qui a précisément rendu possible l’imposition de ces mirages.
Le renversement du glissement opéré par ce mode de gouvernance de la lutte des classes vers la division ethnique passe donc aussi par la destruction des conditions structurelles de type colonial qui y ont présidé et dont la gauche – même antiraciste et anticapitaliste – est partie prenante. Sans cela, son combat ne saurait être celui des populations postcoloniales. De fait, elle serait condamnée à être un agent paradoxal de l’idéologie coloniale de l’ennemi commun, seulement partiellement combattu, au détriment d’elle-même et de tous. Sur le plan de la lutte des classes, les populations postcoloniales et les classes dominées ont vocation à coïncider. Sur le plan anticolonial, il revient à la gauche de faire sa mue et de rompre avec la solidarité structurelle qui la lie à son propre ennemi historique.
Jean-Luc Mélenchon a raison d’avertir sur l’ignominie du racisme qui divise les victimes de la violence sociale et détourne les couches populaires de la lutte véritable contre le capitalisme. Le détournement ne se réduit pas à l’adhésion populaire aux thèses nationalistes : il créé un climat de démobilisation et de dispersion au-delà d’elle. Mélenchon est aussi avisé de constater qu’en l’absence d’une issue politique au libéralisme, le champ libre est laissé à l’extrême-droite. De fait, l’extrême droite s’est empressée de s’emparer des thèmes antilibéraux, afin de mieux les désarmer. La différence entre l’original et l’imposture ne peut être faite que sur le terrain de l’action collective, précisément déserté.
La lutte contre le libéralisme et celle contre le racisme sont donc conditions l’une de l’autre, aucune ne pouvant se suffire à elle-même. La délégitimation politique du racisme, à rebours du moralisme complaisant et méprisant des grands partis, prend sens au travers des voies de changement sociopolitique qu’elle ouvre. Ces voies ne peuvent prospérer qu’en faisant reculer le racisme ambiant et ses effets de brouillage politique.
En ce sens, la constitution d’un front populaire, capable de renverser le rapport de force idéologique et politique, réclame l’unité. L’unité ne va, pourtant, pas de soi. Le leader du FdG réduit trop promptement les enjeux décoloniaux de la lutte contre le racisme. Il se trompe, quand il dit que le combat anticolonial est derrière nous. De la sorte, il se range du côté de l’ennemi, au discours similaire. Il serait plus juste qu’il appelle à mener ensemble ce combat. Il a aussi tort quand il fait de son antiracisme un combat républicain.
En effet, le combat pour les valeurs hypocrites, l’égalitarisme abstrait et la protection illusoire de la sacro-sainte République n’est pas un combat de gauche. La construction d’une issue politique au libéralisme et la rupture avec le racisme structurel, dont participent ensemble la République et la menace nationaliste qu’elle alimente, est le combat de gauche.
Ce n’est pas un combat facile, puisque tout ce qui s’oppose au mythe républicain est immédiatement assimilé par lui - et contre toute raison - à un communautarisme, voire à un intégrisme, qui se mettrait lui-même aux bans de la société. Cela n’est possible que parce que l’idée de bien commun a été séquestrée par l’idéologie républicaine. Cette idéologie impose la notion d’une majorité imaginaire, à laquelle il faudrait s’intégrer et donc se soumettre, dont découlent précisément les mises en minorité. L’alternative ne peut naître que des positions contre-hégémoniques et indissolubles des minorités supposées pour la transformation concrète de la société française, à laquelle elles sont mêlées et où elles ne sauraient constituer un corps étranger.
Le rassemblement de gauche ne peut se faire que sur une base réciproque et réellement égalitaire, qui engage ces positions-contre-hégémoniques. De leur côté, celles-ci ne peuvent renoncer à rechercher le rassemblement, puisqu’elles définissent – en dernière instance – une nouvelle vision commune. Or, la gauche considère le combat décolonial comme périphérique et méprise son autonomie, en lui opposant sa puissance de frappe électorale. Plutôt que de se ranger à leurs côtés, elle marginalise les luttes engagées en ce sens ou cherche seulement à les subordonner. Pourtant, le développement de ces luttes jointes à ses propres mobilisations procurerait à la gauche les bases sociales, idéologiques et politiques dont – malgré l’illusion électorale - elle manque cruellement.
Certes le FdG n’est pas un bloc homogène et différentes sensibilités politiques coexistent en son sein. Toutefois, la parole du chef semble ne pouvoir y souffrir aucune contestation possible. On aurait pu s’attendre à plus de protestations, quand le leader du FdG a envoyé des signaux clairs de rapprochement avec son ancien parti. Serait-ce un atavisme, dont il ne peut se défaire ? Quoiqu’il en soit, son rôle assumé d’opposition docile ou de partenariat critique est la répétition des postures invariablement adoptées par le gros des rangs de gauche, pendant ces 40 dernières années. Le résultat est à la vue de tous. Mélenchon ne semble pas en avoir tiré les conséquences.
Il aura servi au PS à reconquérir le pouvoir. Il n’est pas sûr qu’il soit utile à la gauche pour construire l’alternative souhaitée. L’union, si elle n’est pas construite sur des bases idéologiques, politiques et sociales solides, conduit à la division qu’elle redoute et condamne. Pendant ce temps-là, la victoire électorale de François Hollande risque de ramener au pouvoir une droite plus néfaste encore que celle qui a gouverné ces dernières années ou, pire encore, de favoriser l’ascension irrésistible d’un ample front de droite nationale. Dans cette élection, où le FN a faire perdre l’UMP et le Front de Gauche a fait gagner le PS, la victoire d’Hollande et la défaite de Sarkozy sont des faits secondaires. La gestion du statu quo s’accommodait très bien de l’un et de l’autre. Ce qui compte c’est la progression du FN, avec les perspectives qu’elle ouvre, et la nouvelle défaite de la gauche qui s’est encore rendue.
Pour cette dernière, la défaite de Sarkozy s’annonce être une joie non seulement fade, mais aussi de courte durée. En revanche, les conditions de la victoire d’Hollande obtenue d’une courte tête, malgré l’antisarkozysme, dans un pays définitivement tourné vers la droite, même si le PS gouverne presque tout, devraient nous faire nous exclamer avec Pyrrhus : « Encore une victoire comme celle-là et »… nous combattrons, seuls et en rangs dispersés, l’ennemi qui fond sur nous.