Les plus intoxiqués par cette démoralisation sont ceux qui basculent dans la radicalisation violente.
Dans le contexte de radicalisation intégriste et djihadiste d'un grand nombre de jeunes – et pas seulement issus de familles de migrants – un premier constat s'impose : informer sur Daesh et désintoxiquer ne suffiront pas. Il faut offrir une issue, un horizon. Qui soit perceptible, crédible et motivant !
Les meilleures analyses socio-politiques touchent les militants et les intellectuels, mais n'ont aucune emprise sur le réel. Le réel des jeunes, des cités et des banlieues reste non maîtrisé. D'autant moins maîtrisé qu'il est multiforme : chômage, discriminations, ghettos, économie de la drogue, machisme, violences et replis sectaires.
Le tout comme un héritage empoisonné d'une décolonisation qui n'a pas modifié les mentalités d'une partie importante de la population. Et pas vraiment modifié non plus la compréhension chez les politiques au pouvoir. Pourtant ce dernier aspect ne doit en aucun cas nous empêcher de penser et d'agir : le passé colonial ne doit pas nous conduire à une 'culpabilisation stérile' et encore moins à une quelconque nostalgie.
Depuis très longtemps j'ai perçu, comme beaucoup d'autres, cette marginalisation des jeunes. En octobre 2002 j'ai écrit un texte appelant à une « mobilisation contre le nouvel Apartheid». J'y écrivais déjà : « Il faudra trouver les moyens de nous souder à notre jeunesse, sans pour autant montrer la moindre complaisance avec certaines de ses dérives sectaires, violentes ou sexistes».
Trois ans plus tard : ce fut le soulèvement des banlieues de 2005 avec son cortège de répression, de malentendus, de promesses non tenues et de nouvelles impasses ! Le terrain est dès lors totalement dégagé pour les recruteurs du Djihad ; ils ne sont plus en concurrence avec personne … . Ils sont même 'servis' par le terrorisme d'Etat qu'exerce Bachar El Assad contre son peuple : nombre de futurs djihadistes sont d'abord passés par la case 'solidarité avec le peuple syrien'.
Beaucoup de textes et quelques bonnes émissions ont utilement documenté les parcours des jeunes partant en Syrie pour 'faire le Djihad' : les itinéraires sont tous singuliers et ne passent pas forcément par la 'prison'. Mais tous ont un point commun : la motivation première n'est jamais religieuse ; la motivation commune, c'est justement le manque de motivation dans un paysage en friche et dans la recherche d'un autre horizon !
Manques et frustrations que les recruteurs du Djihad vont très bien percevoir et habilement combler. Grâce à l'alibi religieux, parfaitement rodé et recyclé en fierté identitaire. Jusqu'à son apogée en pulsion de mort et goût du martyre, preuves tangibles d'une conversion totale.
A ce champ de ruines vient s'ajouter un phénomène nouveau et durable qui apporte une justification de plus au projet : l'exode massif des réfugiés – parmi lesquels un très grand nombre de jeunes – qui va considérablement accroître la pression sur le marché de l'emploi dans toute l'Europe et exacerber pour tous la désespérance. La recherche d'une issue devra prendre en compte cet aspect démographique dont les effets seront profonds, durables et encore mal identifiés.
Non, les meilleures analyses ne suffiront ni à désintoxiquer ni à motiver les jeunes ! Je propose ici de réfléchir à un vaste projet : un Corps international de Coopération solidaire. Il concernerait les jeunes hommes et femmes de 17 à 30 ans qui, après formation et en fonction de leur préférences et de leurs études, pourraient s'investir dans un programme de leur choix dans un pays du Sud (d'Afrique ou d'Asie) avec lequel des accords de coopération auront été pris.
Les domaines de cette coopération seraient adaptés aux pays d'accueil. Ils devront répondre aux besoins urgents et vitaux des pays du Sud. Le ou la volontaire – qui ne serait pas bénévole, mais rémunéré – devra choisir un pays d'accueil, mais aussi son champ d'intervention parmi les suivants (liste ouverte) : santé, éducation, animation sportive, culturelle ou musicale, aménagement et agriculture, technologies, etc.
Des ONG sont déjà actives sur ce terrain, mais elles le font à petite échelle, ne couvrent qu'un seul domaine et seulement un petit nombre de pays. Le projet d'un Corps international de Coopération solidaire est plus ambitieux : il devra offrir un large éventail de choix à des milliers de volontaires et visera à enrichir leur formation par une expérience internationale. Laquelle modifiera inévitablement leur perception à la fois du monde, de leur pays d'origine et d'eux-mêmes.
Ainsi le projet ci-dessous répond à une triple finalité : permettre l'accès du plus grand nombre à une activité rémunérée et à une formation ; mettre en œuvre une solidarité utile et ciblée avec les pays du Sud ; ouvrir un horizon de possibles aux jeunes générations, qui dès leur scolarité trouveront dans ce Corps international de Coopération solidaire des raisons nouvelles d'étudier et de se projeter dans l'avenir.
'Faire de la politique autrement', cela passe désormais -- dans ce contexte avéré de désorientation généralisée de nombreux jeunes -- par un vécu éducatif, philosophique et politique, qui leur fasse toucher du doigt ce qu'est une vie active et une solidarité qui ne se contentent pas d'allégeance à un gang, une tribu ou une secte. Bref, des horizons ouverts sur une sortie de l'aliénation et de la marginalité. Ce projet devra s'inscrire dans une réflexion d'ensemble en direction des jeunes et dans une perspective internationale.
Un tel Corps international de Coopération solidaire (CICS) aura trois caractéristiques : un effectif suffisant pour avoir un impact sur de larges couches de jeunes ; un encadrement initial et continué pour préparer et soutenir ces volontaires avant, pendant et après leur engagement dans le projet ; enfin une incitation à une large autonomie de gestion du projet et de transmission systématique de leurs savoir-faire aux populations locales des pays où il ou elles seront engagé(e)s.
C'est à ces trois conditions que ce CICS peut atteindre le triple objectif d'insertion socio-professionnelle, de coopération utile et durable pour le pays d'accueil, et de formation d'un vivier de cadres socio-éducatifs susceptibles de réinvestir leurs acquis dans la vie civique et citoyenne lors du retour dans leurs pays de départ.
Ces conditions étant remplies, le projet doit échapper à toute récupération partidaire ou partisane, sans pour autant se priver d'une solide formation civique et d'une réflexion philosophico-politique internationale, solidaire et respectueuse de l'environnement et des peuples des pays d'accueil.
Reste à trancher une série de questions pendantes dans les différentes phases de la mise en œuvre :
1. Faut-il commencer par la mise en place d'un Comité de soutien composé de quelques noms incontestés ?
2. Un Conseil scientifique paraît nécessaire : doit-il être le même que le Comité de soutien ou composé d'autres personnes et en nombre plus restreint ?
3. La décision-clé concerne l'organe de gestion du projet qu'on pourrait appeler 'Coordination' ; son statut devra nécessairement être en conformité avec le statut (à définir) du CICS : association, fondation ou régie publique ?
4. Cette dernière possibilité dépend des choix du (ou des) gouvernement(s) qui, s'il étaient bien inspirés, pourraient s'emparer de notre projet. La question de notre position reste alors ouverte.
Dans tous les cas de figure, la question des rapports entre un tel Corps international de Coopération solidaire et l'État (les États) est posée ; deux dimensions seront prises en compte : d'un côté le soutien financier et public et de l'autre l'indépendance politique et statutaire du CICS. Deux critères en apparence contradictoires, mais une solution équilibrée est possible. Il existe déjà et à grande échelle des exemples d'associations réputées – la Mission Laïque, l'Alliance française, etc – qui sont indépendantes de l'Etat, reconnues d'intérêt public et bénéficient de subventions d'Etat. Un tel équilibre est à négocier.
Les bases d'un statut équilibré sont contenues entre les deux impératifs suivants : assurer au projet l'impact maximal pour le bénéfice d'un très grand nombre de jeunes, tout en gardant l'attrait pour ces derniers d'une entreprise pérenne et échappant aux instrumentalisations partisanes de quelque bord que ce soit.
La visée d'un effectif important est inhérente à l'ambition de ce Corps ; quant à l'indépendance politique, elle sera pour les jeunes la condition d'une adhésion large éloignée de toute récupération partisane ou sectaire.
Ces principes étant posés, il n'en reste pas moins plusieurs façons de construire ce projet : si un lancement centralisé par une instance internationale ou nationale reconnue est sans doute souhaitable, il n'est pas le plus probable, du moins dans une première phase. Une construction 'par en bas' à l'initiative d'un département, d'une région, d'un syndicat, d'un comité d'entreprise ou de toute association citoyenne est plus facile à mettre en œuvre et probablement davantage autogestionnaire qu'un gros projet centralisé : dans ce cas le réseau à construire se constituerait a posteriori dans une démarche fédérative regroupant au fil des créations toutes les initiatives locales.
Optimale serait une démarche simultanée 'par le haut' et 'par le bas', susceptible de favoriser d'un côté les financements requis et de l'autre l'impulsion indispensable par des initiatives d'en bas en nombre.
Une option – optimale et certainement la plus ambitieuse – est d'obtenir une initiative coordonnée sous l'égide de l'ONU qui pourrait mobiliser sur un tel projet ses agences spécialisées : l'Unesco, l'OMS, le BIE. Ce qui lui donnerait une légitimité incontestée et surtout les financements initiaux nécessaires.
Nous aurons besoin de l'aide éclairée et militante de quelques grands noms (et de beaucoup d'autres) pour affermir et consolider ce projet dans ses premiers pas balbutiants. Surtout s'il s'agit de convaincre toutes les instances ci-dessus mentionnées.
Le 07 janvier 2016
Gilbert DALGALIAN