Crise socio-économique, banlieues au bord de l’asphyxie, montée de l’islamisme radical souvent réactionnel aux discriminations dont sont l'objet des populations d'origine immigrée, migrations de masse issues de guerres civiles aux portes de l’Europe, menace de conquête de régions par l’extrême-droite en décembre prochain… Ce contexte (géo)-politique troublé est–il suffisamment pris en compte par la communauté éducative ?
Renoncements idéologiques de la communauté universitaire
Une certaine indifférence à l’égard de la situation générale peut s'expliquer par l'enfermement dans des paradigmes datés, et restés à l’échelle nationale. La mobilisation universitaire de 2009, à l’égard de réformes contestées, a t’elle donné lieu à une prospective suffisante concernant « l’économie de la connaissance » (ou capitalisme cognitif) et ses alternatives altermondialistes et interdisciplinaires ? Peu de participation critique vraiment audible aux Assises de 2012[1], par exemple, de la part des associations du milieu, SLR[2], SLU[3] et du monde syndical, quelle que soit par ailleurs la pertinence du combat mené en faveur de la défense et de la promotion des acquis institutionnels.
La création des Espe, événement refondateur s’il en est, a-t-elle donné lieu jusqu’à présent à un souffle réformateur, à en juger au silence de la corporation à l'occasion de la réforme des collèges ? Le GRFDE[4] se cantonne, comme les associations précitées, dans une distance critique à l'égard de la gestion de l'appareil de formation. C'est pourtant une opportunité de relancer le débat des idées et d'établir des médiations utiles entre différentes composantes du système éducatif, entre universitaire et associations disciplinaires, didactiques et pédagogiques. Le nouvel enseignement moral et civique (EMC), dont le philosophe Abdennour Bidar[5] est l'un des pilotes avec le Conseil supérieur des programmes/CSP, pourrait donner lieu à une construction cognitive élargie, intégrant les apports des sciences humaines et sociales (SHS) et les humanités...
Une réforme des collèges à renégocier
Dans ces conditions, à l’occasion de la réforme des collèges, le mouvement pédagogique[6] s'est retrouvé en situation de quasi-monopole, le statut du collectif CAPE étant d’être « partenaire des politiques publiques d'éducation », ce qui constitue à la fois un avantage et un risque d’inféodation. Un paradoxe est à souligner: la majorité des enseignants, regroupés dans une intersyndicale puissante[7] et dans des associations disciplinaires[8], se trouvent marginalisés, l'objet de leurs protestations résidant dans la gestion des deux autres pôles du système, la défense des libertés corporatives et de certains enseignements disciplinaires (linguistiques en premier lieu). La responsabilité du mouvement pédagogique est engagée s'il accepte que Paul soit déshabillé (principalement pour des raisons budgétaires et de rentabilisation du panel des disciplines à offrir au public) au moment où Pierre est habillé. L’avenir de l’enseignement des langues anciennes (latin et grec), régionales (occitan, breton, basque, corse, catalan…), européenne (allemand, italien portugais), de l’immigration (arabe…) est en effet compromis, et par là même le rayonnement de notre recherche[9] et de notre modèle éducatif à l’international. A noter que l'Ecole privée est épargnée par cette purge programmatique et croule sous les demandes d'inscription pour l'an prochain[10].
Par ailleurs, comment être vraiment créatif pédagogiquement et faire remonter les démarches innovantes dans un dispositif aussi bloqué au niveau des tutelles tant associatives que hiérarchiques? Dans les faits, la participation du mouvement pédagogique risque de se cantonner à la cogestion du système, par l'adaptation des paramètres psycho-socio-pédagogiques au système de compétences mis en place pour une plus grande compétitivité et rentabilité de l'appareil économique. Dans une société dorénavant mondialisée, un relationnel centré principalement sur la relation interpersonnelle n’est pas à même de réguler les flux largement incontrôlés de l’extérieur, de type médiatique, commercial, idéologique …En résulterait un puéro-centrisme à base universaliste abstraite décalé à l’égard des enjeux socio-culturels et éducatifs, liés aux différences de genre, d’origine, de culture d’une manière générale.
Risques d’échec de la Refondation en l’absence de mobilisation unitaire
En l'état actuel de la situation, d’une manière générale, la Refondation tant espérée risque d'accoucher d'une souris. Dans un contexte de montée des confusions idéologiques et d’une extrême-droite xénophobe, dont il reste à établir la part de responsabilités dans les renoncements précités de la communauté éducative, la violence conservatrice, sécuritaire ou réactionnelle qui mine les relations entre différents acteurs (hiérarchie, personnels, publics) ne pourra être endiguée par le dispositif actuel ou institué. Les divisions inter-corporatives limitent l’établissement des arbitrages ou des rééquilibrages nécessaires par les pouvoirs publics. Au niveau de l'opinion et singulièrement de la jeunesse, un certain décrochage se traduit par la tendance à l’auto-éducation via les médias (réseaux sociaux, télé-réalité…), l'indifférence au mal-être professionnel et par la crise du recrutement, malgré les offres de postes[11]. Les jeunes sont les premiers informés et concernés par la violence à l’Ecole[12] et par la précarisation croissante de la condition enseignante, majoritairement féminine spécialement dans le secondaire ; ils ne veulent pas subir eux-mêmes trois à quatre décennies de cet ordre ou pire encore, le phénomène pouvant s’aggraver. Le nombre de démissions de stagiaires peu armés pour entrer dans l’arène serait à faire connaître. La violence étant subie par tous, les deux conditions, celles des élèves -personnes vulnérables- et des personnels -qui constituent les piliers de l'Ecole-, doivent être prises en compte. La délégation ministérielle chargée de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire s'est arrêtée à des campagnes de lutte contre le harcèlement des publics[13]. Et la mobilisation ministérielle de janvier dernier en faveur du « rétablissement de l'autorité enseignante » semble s’être enlisée[14].
En dehors de l’arène scolaire, en cette période de regain nationaliste et belliciste, les corps d’autorité à dominance masculine sont quant à eux appréciés, dont la police avec ses revendications corporatives[15]. L'armée recrute à tour de bras (500 000 fans sont inscrits sur le site de l’armée de l’air ; 120 000 à 170000 candidatures ; 50000 recrutements), et à grand renfort de publicité pour l'emploi[16].
Pistes de remédiation
Pour sortir de cette situation, une collaboration saine et cordiale entre protagonistes des différents secteurs semble indispensable. Sur une base renouvelée du type:
-l'altermondialisme, avec les corollaires académiques, didactiques et pédagogiques d’une prospective interdisciplinaire et de la socio-anthropologie culturelle (fondée sur les principes de la diversité, de l’interculturel, du comparatisme critique et empathique, de la prise en compte de la société des médias et du numérique…)[17], est la toile de fond d'un humanisme et d’une recherche-action renouvelés
- de la nécessité d'une analyse systémique, fondée sur la prise en compte équivalente des trois pôles du triangle éducationnel que sont les savoirs-cultures, les personnels et les publics
-les collaborations et médiations entre représentants de ces trois secteurs ont pour objectif de favoriser les arbitrages et rééquilibrages nécessaires de la part des pouvoirs publics entre ces pôles.
-une critique raisonnée du libéralisme économique et moral, associé qu’il est à l’autoritarisme administratif et à l’influx anarchique de certains médias, conditionne la prévention et la lutte contre les violences en milieu scolaire, la réhabilitation de l’autorité morale et intellectuelle des personnels et la démocratisation du système éducatif.
Contribution au débat des journées d’automne du CRAP
Martine Boudet
http://www.cahiers-pedagogiques.com/Journees-d-automne-du-CRAP
[1] http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid26700/assises-de-l-enseignement-superieur-et-de-la-recherche.html?xtor=AL-8
[2] Sauvons la recherche http://sauvonslarecherche.fr/
[3]Sauvons l’Université ! http://www.sauvonsluniversite.com/
[4]Groupe "Reconstruire la Formation des Enseignants" http://grfde.eklablog.com/
[5] Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité (Albin Michel, 2015)
[6] Collectif des associations partenaires des politiques publiques d'éducation/ CAPE: AFEV, AFL, CEMÉA, CRAP-Cahiers pédagogiques, Éclaireurs et éclaireuses de France, Éducation & Devenir
Fédération française des Clubs UNESCO, FESPI, Fédération Léo Lagrange, Fédération nationale des CMR, FOEVEN – Fédération des AROEVEN, Fédération nationale des Francas, GFEN, ICEM-Pédagogie Freinet, Ligue de l’enseignement, Mouvement français pour le Planning Familial, Réseaux d’échanges réciproques de savoirs (Foresco), OCCE, Fédération des PEP, Peuple & Culture
[7]Séverin Graveleau, Les enseignants à nouveau dans la rue contre la réforme du collège, Le Monde.fr 10.10.2015
[8] Enseignement du latin et du grec ancien pour tous les élèves, dans tous les établissements (pétition à l’initiative des associations APFLA-CPL (Association des Professeurs de Français et Langues Anciennes en Classes Préparatoires Littéraires), APLAES (Association des Professeurs de Langues Anciennes de l’Enseignement Supérieur), APLettres (Association des Professeurs de Lettres), CNARELA (Coordination Nationale des Associations Régionales des Enseignants de Langues Anciennes), SEL (Sauvegarde des Enseignements Littéraires), SLL (Sauver Les Lettres)
Jean-Pierre Bernardy, Education : favoriser la réussite du plus grand nombre, sans renoncer à l’excellence (Le Monde, 12 mai 2015)
FLAREP/ Fédération pour les Langues Régionales dans l’Enseignement Public, Lettre à la ministre (avril 2015)
Maintien et développement de l’enseignement des langues régionales au collège (pétition inter-associative)
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=P2015N47607
[9] http://blogs.mediapart.fr/blog/refondation-ecole/260515/reforme-des-colleges-des-effets-catastrophiques-pour-la-recherche-francaise-de-haut-niveau-fi
[10] http://www.franceinfo.fr/actu/education/article/colleges-le-prive-adopte-la-reforme-mais-fait-entendre-sa-difference-737111
Collèges : le privé adopte la réforme... mais fait entendre sa différence par Célia Quilleret jeudi 8 octobre 2015.
L'enseignement privé, qui scolarise 20% des élèves, soutient la réforme du collège "en dépit de ses limites". Il l'appliquera donc mais les directeurs d'établissement auront la latitude de maintenir les cours de latin et grec, et les classes bi-langues, à la rentrée prochaine.
[11] Près d’un quart des postes de profs non pourvus aux concours du secondaire AFP (7 juillet 2015)
Les concours de professeurs 2015 n’ont pas permis de pourvoir 23% des postes ouverts dans le secondaire, selon les calculs des syndicats de la FSU, pour lesquels il est urgent de revaloriser les salaires et de recruter plus en amont dans les études. Tous concours confondus (Agrégation, Capes, Capeps --sport--, CPE...), ce sont 4.912 postes qui ne sont pas pourvus à cette session(…). Ce chiffre est susceptible d’augmenter après élimination des doublons, un même candidat pouvant réussir plusieurs concours, précisent-ils.
[12] Le taux de suicide en France est particulièrement élevé dans cette tranche d'âge comme celui de la consommation de calmants et autres antidépresseurs par la population. 10% des publics scolaires est en situation de harcèlement, selon la délégation ministérielle chargée de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire
http://www.education.gouv.fr/cid2765/climat-scolaire-et-prevention-des-violences.html
[13] http://www.agircontreleharcelementalecole.gouv.fr/
[14] Onze mesures pour une grande mobilisation de l'École pour les valeurs de la République
[Mesure 2] Rétablir l'autorité des maîtres et les rites républicains
http://www.education.gouv.fr/cid85644/onze-mesures-pour-un-grande-mobilisation-de-l-ecole-pour-les-valeurs-de-la-republique.html#Mesure_2%20:%20R%C3%A9tablir%20l%27autorit%C3%A9%20des%20ma%C3%AEtres%20et%20les%20rites%20r%C3%A9publicains
[15] http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/13/le-gouvernement-face-a-la-colere-des-policiers_4788241_1653578.html
[16]Armée française : les candidatures explosent. Les campagnes de recrutement et les attentats de janvier à Paris sont les principales raisons de cet afflux de candidats.
http://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/armee-francaise-les-candidatures-explosent_1132907.html
[17]Claude Calame, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-7-ete-2015/dossier-la-connaissance/article/anthropologie-culturelle-et-sociale-savoirs-critiques-et-regards-politiques-en
« Une science sociale critique ? Parmi les sciences humaines et sociales sans doute l’anthropologie est-elle par principe susceptible de faire interagir les savoirs sur l’homme et ses communautés, et ceci dans un enrichissement mutuel et critique. Comme savoir sur les sociétés et les cultures différentes, l’anthropologie culturelle et sociale est en effet par principe comparative. La démarche comparative nous engage même à l’approche contrastive, différentielle d’autres communautés humaines, d’autres cultures. En retour, elle nous invite à porter un regard oblique, analytique et critique sur le paradigme social et anthropologique dont nous dépendons, aussi bien dans nos pratiques académiques que dans notre mode de vie.(…). Par l’effet d’une immigration qui a toujours existé, mais qui est accentuée par la facilité des communications et surtout par des déséquilibres économiques toujours plus criants avec les situations de misère extrême, de répression et de guerre qui en découlent, l’« autre » ou plutôt les autres sont désormais chez nous. Le regard décentré et critique auquel nous invite toute approche anthropologique peut dès lors conduire à la construction de connaissances nouvelles et pratiques autour de questions. (…) Dont La notion d’identité, individuelle et collective, à mettre en cause par la critique de l’individualisme contemporain (en tant qu’effet social et culturel du régime néolibéral) et par une acception large et dynamique de la notion de culture. »
Alain Touraine, Un nouveau Paradigme (Fayard, 2007) et Penser autrement ( Fayard, 2007).