Elle a pu compter notamment sur la mobilisation des associations et des réseaux d’enseignement des différentes langues régionales de notre territoire, et elle a également fait l’objet de longs débats, d’ajustements et de convergences au sein du Parlement. L’adoption s’est faite à une très grande majorité (247 voix pour, 76 voix contre).
La Loi Molac s’appuie sur les trois composantes majeures suivantes:
- la première est la reconnaissance des langues régionales comme éléments du patrimoine immatériel de la France,
- la seconde a un caractère juridique afin d’autoriser « l’affichage, dans l’espace public, des traductions en langue régionale sur les inscriptions et les signalétiques publiques, ainsi que l’utilisation des signes diacritiques des langues régionales dans les actes d’état civil »,
- la troisième est éducative car elle favorise l’enseignement par immersion en langue régionale à l’Ecole publique.
Dès le 22 avril, à seulement quelques heures avant le délai légal de promulgation, 61 députés ont déposé à titre individuel, un recours devant le Conseil constitutionnel ; le texte du recours, l’approche et la liste des signataires, sont restés longtemps flous. Il s’avèrera que ce sont des membres de la majorité qui ont déposé de manière précipitée le recours (l'initiative des députés LREM prise "à titre individuel" ne fait pas l'unanimité parmi les rangs de la majorité).
Le 21 mai 2021, juste un mois après, le Conseil constitutionnel censure deux articles emblématiques de cette loi, l’un, concernant l'enseignement immersif en langue régionale, et l'autre, l’autorisation des signes diacritiques (par exemple le tilde ~sur le n en breton). Cela provoque un tollé au sein du monde de l’enseignement et des associations de défense des langues régionales, ainsi que des présidentes et présidents des Offices publics des langues basque, bretonne, catalane et occitane. Il s’ensuit une large mobilisation populaire et des manifestations de protestation.
Le président de la République a cependant signé la loi amputée le jour même, pour une publication au Journal officiel dès le 23 mai.
« Jusqu’au début du XXe siècle, les Français étaient bilingues : ils parlaient une langue régionale et le français », souligne Henriette Walter. « Ils avaient donc l’habitude d’avoir une deuxième façon de dire les choses. » Alors, « de quoi ont-ils peur ? », se demande Paul Molac.
La France possède une richesse linguistique tout à fait exceptionnelle, qu'il s'agisse de langues latines (le français, mais aussi l'occitan, le picard, le normand, l'occitan, le catalan, le corse et tant d'autres), germaniques (alsacien, flamand, francique mosellan), celtique (le breton), sans oublier le basque, les créoles et les multiples langues de l'Outremer. Toutes représentent une histoire, un patrimoine, l'expression d'une sensibilité spécifique, un regard différent sur le monde.
Union Européenne : une charte non contraignante pour la défense des langues régionales ou minoritaires
Qu’en est-il de la situation des langues traditionnelles dans l’ensemble de l’Europe ? Il existe 24 langues officielles dans l’Union européenne (UE) et l’on compte environ 60 langues régionales ou minoritaires, parlées par 40 à 50 millions de citoyens européens, soit environ 10% des 512 millions d’habitants de l’UE. Selon l'Unesco, la plupart d'entre elles sont menacées d'extinction.
La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est une initiative du Conseil de l’Europe, adoptée par son Assemblée parlementaire sous la forme d’un traité en 1992. Elle a un objectif culturel, principalement d’enrichissement de la pensée humaine, et vise à protéger et favoriser les langues historiques régionales et les langues des minorités en Europe, sans pour autant concurrencer les langues officielles. Conformément aux autres Conventions proposées par le Conseil de l'Europe, la Charte n'est pas soumise de façon obligatoire aux États. Le bilan de 2017 fait état de la situation suivante : vingt-cinq États l’ont signée et ratifiée (dont l’Espagne), huit États (dont la France) l'ont signée sans la ratifier, et quatorze États ne l'ont ni signée, ni ratifiée (https://www.coe.int/fr/web/european-charter-regional-or-minority-languages/signatures-and-ratifications).
Trente ans après son adoption, la situation des langues régionales et minoritaires est loin d’avoir atteint ses objectifs. Certains pays sont réticents, souvent pour des raisons économiques et de centralisme politique. D’autres pays ne déploient pas les moyens nécessaires malgré les aides de l’UE.
Depuis 1998, la mise en œuvre des dispositions de la Charte fait l’objet d’un suivi à travers des critères objectifs comme par exemple la référence à des langues régionales ou minoritaires dans les documents officiels (voir figure ci-jointe publiée par Eurydice en 2018) et de bilans par les experts indépendants du Comité d’experts de la Charte, ainsi que par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.
Plus récemment, le rapport de la Secrétaire générale du Conseil de l'Europe à l'Assemblée parlementaire sur l’Application de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires entre 2018-2020 parut en avril 2021 (https://pace.coe.int/fr/files/29185#trace-1), décrit précisément la situation et propose notamment des recommandations pour action immédiate pays par pays.
Ainsi, par exemple, l’Espagne fait l’objet de recommandations malgré la situation plutôt favorable de l’enseignement des langues régionales depuis l’avènement de la démocratie.
ESPAGNE (extrait du cinquième rapport CM(2019)125): modifier la loi organique sur le pouvoir judiciaire pour garantir l’emploi du basque, du catalan, du valencien/catalan et du galicien dans les procédures judiciaires à la demande de l’une des parties; inscrire les différentes langues minoritaires dans les statuts des provinces autonomes pertinentes; emploi du basque au sein de l’administration nationale au Pays basque et dans la Communauté forale de Navarre, du catalan dans les îles Baléares et en Catalogne, du valencien/catalan dans la Communauté valencienne, du galicien en Galice; facilitation de l’enseignement du galicien et de l’aranais; protection du galicien-asturien dans la région d’Eo-Navia, du galicien et du léonais en Castille-et-León, du fala/galicien en Estrémadure, du tamazight à Melilla; revitalisation du portugais en Estrémadure, en particulier dans le domaine de l’éducation.
Nota : la France n’est pas citée
Le cas du catalan et l’évolution préoccupante de la législation espagnole
Après 40 ans de persécution du catalan par le régime franquiste pour lequel, l’Espagne « une et indivisible » ne pouvait tolérer d’autres langues que la castillane, la Catalogne a mis rapidement en place un système éducatif basé sur le bilinguisme et l’immersion linguistique.
Cette politique éducative a été mise en place au début des années 80 avec le soutien unanime de la classe politique. Pour atteindre l’objectif du bilinguisme, la plupart de l’enseignement dans les écoles se fait en catalan (langue co-officielle en Catalogne, comme le stipule la Constitution espagnole), ce qui permet d’assurer que tous les étudiants sont au moins bilingues à la fin de leurs études dans le Secondaire. Les évaluations annuelles de cette politique publique montrent des résultats très positifs, les élèves catalans étant classés en tête des épreuves nationales d’espagnol. Par ailleurs, les vertus de ce modèle éducatif ont été reconnues et régulièrement citées en exemple par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe.
Au-delà de son aspect culturel et de la protection d’une langue régionale, cette politique éducative vise aussi à souder la société. Il faut se rappeler que la majorité des cadres des entreprises s’exprimaient en catalan ce qui créait un « plafond de verre » pour les travailleurs arrivés dans les années 1960 et 1970 des diverses terres d’Espagne. Le choix de ne pas séparer les élèves en fonction de leur langue et d’éviter un double réseau de scolarisation offrait donc une égalité d’opportunités à tous les jeunes quelles que soient leurs origines.
Si ce modèle a démontré son efficacité et permis aux 10 millions de Catalanos parlants (Catalogne, îles Baléares et région de Valence) de préserver leur langue traditionnelle, a-t-elle mis en péril le castillan dans la région autonome catalane ?
C’est loin d’être le cas : car si la loi stipule que le catalan est la langue “véhiculaire” dans l’éducation ou dans l’administration, ceci est loin d’être toujours effectif. Comme le précisait Daniel Cadmos (alors délégué du Gouvernement de Catalogne en France) dans une tribune libre publiée par le journal l’Opinion en septembre 2020 (https://www.lopinion.fr/international/limmersion-linguistique-en-catalogne-un-modele-de-promotion-de-la-diversite-la-tribune-de-daniel-camos), « dans la plus grande faculté publique de Droit en Catalogne (celle de Barcelone) 75 % des cours de master sont en castillan. Dans une administration comme celle de la Justice, le rôle du catalan est minoritaire, avec 8 % des décisions rendues. Dans les écoles primaires et secondaires publiques, le castillan est utilisé dans trois-quarts des cas dans les cours de récréation. De façon plus large, alors que tout le monde parle le castillan en Catalogne, on ne peut pas affirmer la même chose avec le catalan » et, comme il le rappelle «L’espagnol n’est pas en danger, il est la deuxième langue maternelle la plus parlée au monde ».
Néanmoins, la politique linguistique catalane est aujourd’hui prise pour cible par les partis de droite et d’extrême droite espagnole, en raison de la crise politique actuelle entre la Catalogne et le Royaume d’Espagne.
Juste après la rentrée des classes de l’été 2021, des familles d’une classe de l’école primaire de Turo del Drac de Canet de Mar (Province de Barcelone) ont réclamé que la classe de leurs trois enfants (sur une classe de 25 élèves) se fasse la moitié du temps en castillan. Relayée par les partis politiques et la presse de droite et d’extrême droite, cette affaire s’est retrouvée devant le tribunal supérieur de justice qui a imposé 25% de l’enseignement du P5 (grande section de maternelle) en espagnol.
Devant la menace de généralisation de cette mesure qui mettrait fin à une immersion linguistique qui a fait le succès de l’école catalane, de nombreuses manifestations ont eu lieu en décembre dernier (https://www.vilaweb.cat/noticies/el-carrer-planta-cara-a-lassetjament-judicial-i-politic-contra-la-immersio/) et plusieurs jours de grève de l’enseignement primaire et secondaire sont programmés ce mois de mars.
La Catalogne essaye depuis des années de faire reconnaitre le catalan comme langue officielle de l’UE, en raison notamment du nombre important de locuteurs, ce qui la placerait au 9ème rang sur 24.
Conclusion
Il est fondamental pour nous qui nous exprimons dans une langue minoritaire de défendre un enseignement immersif notamment dans le primaire et le secondaire, car c’est le seul moyen de la sauver, de la rendre vivante. Il est malheureux de voir disparaître le gaëlique irlandais, le breton, le corse, le gallo, l'occitan, le catalan et les autres ; c’est une perte d’identité, une homogénéisation linguistique et culturelle stérile. L'Europe est constituée d'une mosaïque de peuples et de langages qui en font sa richesse et sa beauté.
Aller de l'avant, ça n'est pas essayer d'éviter un « grand remplacement », fantasme sorti d'esprits malades, mais de respecter la diversité de notre terroir culturel et linguistique.
Par Marie Lefèvre-Fonollosa, coordinatrice des veillées pour la libération des prisonniers politiques catalans et l’amnistie en Catalogne (Toulouse)
Collectif interrégional "Pour que vivent nos langues" (France)
https://www.pourqueviventnoslangues.com/