Putain de porte, prise en plein désastre, en plein été, en pleine moisson invisible depuis les champs d'en face, depuis ces milliers d’hectares sans visibilité où tu as décidé de me perdre. Putain de porte ouverte. Celle par qui tu as fui, aspirée de l’extérieur par une paille sans état d’âme, boisson fraîche de femme bue d’un trait pour lutter contre la corruption de la soif. L’instant de baisser les yeux pour prendre de l’élan et tu n’étais plus là.
Putain de porte, restée fermée, depuis qu’elle a claqué dans la dureté d’un été de four à micro-ondes. Elle a séché les pluies à venir avant qu’elles ne se forment. Putain de porte moite, indécise et cruelle. Je ne l’ai plus jamais touché, dans une sorte de décision hautement compulsive. Il doit rester encore tes empreintes de colère sur le bois.
Dans ta violente précipitation, tu n’as pas pris la porte par la poignée. Elle n’a pas cillé depuis, dans son horizontalité attentiste. On ne sait jamais, elle peut encore bouger grâce à toi. Tu pourrais en actionner le mécanisme honteux et engourdi. Provoquer l’entrebâillement annonciateur de l’ouverture, elle-même prophète de ton retour. Je n’ai touché à rien. La clef pénètre encore la serrure, dans un coït interminable. Dramatiquement immobile. Leur dernier mouvement de balancier date de ta fracassante bousculade de l’air chaud. Dans l’espoir vivifiant que leur rapport redevienne un jour normal, je n'ose rien retirer, déchirer, arracher. Toute action interrompue serait un risque de mort, je sais que la porte vit encore, son bois massif a conservé l’énergie de l’arbre dont elle est issue. Dans son état végétatif, elle n’est pas insensible à l’espoir de bailler à nouveau..
Putain de porte fermée, devenue scène tragique attendant son spectacle. Je ne peux me résoudre à effacer, cul sec, de longues années d’attente qui pèsent de leur poids sur mes décisions. Ma vie aurait repris, peut-être, son cours normal après ton départ si seulement tu t’étais abstenue, dans ta fureur égoïste, de claquer cette… putain de porte ! Dehors, il faisait beau. Le soleil donnait dans l’action de grâce. Tu n’avais aucune raison valable de refermer la porte sur toi. Aucune excuse tangible pour foutre en l’air l’ordre des choses. Tu aurais franchis le cadre, tu te serais retournée pour me couvrir d’injures, de reproches, oui, tu aurais pu te le permettre mais LA PORTE OUVERTE ! Bon sang, la porte ouverte, Clarisse ! Je n’ai jamais trouvé le courage de mettre un terme à ce verrouillage persistant.
J’ai tout jeté de toi. Je n’ai rien gardé, rien caché. J’ai asséché les traces de ton ancienne présence ici. Les archéologues ne trouveront aucune preuve de ton existence. Ils pourront tout caresser avec leurs pinceaux, passer au peigne fin la terre de la maison, ils ne tomberont sur aucun vestige de notre vie à deux. La seule énigme qu’ils devront résoudre, c’est cette porte fermée, obstacle physique du temps, pourrie sur elle-même. Quelque chose s’est arrêtée là. L’usure normale de la pierre du palier. L'usure normale des frottements traditionnels, de ces milliers de rotations de la clef dans la serrure, des gonds, du mouvement de la poignée.
Pourquoi, se demanderont les archéologues, cette autre ouverture semblable juste à côté de celle-ci ? Cette autre porte montrant les stigmates d’une utilisation normale, avec ces petits détails certifiant son franchissement périodique. Deux portes côte à côte… Quelle explication seront capables de donner ceux censés mettre des histoires sur nos restes ? De la chair autour de nos os ? Des pans de murs à nos fondations ? Des habitudes à nos vestiges ?
Deux portes côte à côte… Devineront-ils le contexte particulier de cet environnement dans lequel le nombre d’ouvertures a doublé ? Retrouveront-ils tes pas gravés je ne sais où dans les craquements trop secs d’une saison extrême ? J’ai banni cette porte fermée, Clarisse et j’ai maudit ton geste compulsif. J’ai tout tenté pour passer outre, je ne peux pas effacer l'irrémédiable. Putain de porte ! Je l’ai tant menacé. Je lui ai dit de s’écarter de mon chemin ou de se rouvrir pour toujours. Je lui ai parlé de toi. J’ai épuisé des heures sur sa face trop dure, des jours à me préparer à violer le destin une fois pour toute. Je n’ai pas pu la rouvrir de ma main, forcer la pression qui pèse sur elle pour transformer le souvenir de ton courant d’air fuyant en courant d’air frais.
Putain de porte fermée. J’ai prélevé tes empreintes avec de grandes précautions, pour ne rien froisser, ne rien souiller. La porte est le théâtre d’une sortie passionnelle, le sens unique de ta décision, un obstacle douloureux attaché aux murs de ma vie. A plusieurs reprises, j’ai failli la franchir, pour laver ton affront, répondre à ton absence. J’ai craché dessus. Crié contre. Je l’ai heurté avec mon front. Tapé avec mes poings. Rien n’y a fait. Je ne l'ai pas ouverte. Quelle foutue destin n’est ce pas ?
Je suis du mauvais côté, enfermé entre mes propres cloisons, soumis à ton sens unique de circulation. Cette porte est le départ incarné. Et je me suis enfermé par ta fuite, balayé par tes foulées aspirées à l’extérieur et séparées désormais du monde par l’existence d’une porte. J’ai hurlé au secours à m’en crever la gorge pour que quelqu’un vienne me délivrer, pour qu’il m’ouvre sur le désert de tes pas déjà lavés par le lointain et le temps. Je n’ai pas pu la toucher pour l’ouvrir à nouveau et passer, repasser, dépasser les craintes et les ombres. J’ai succombé, Clarisse, à la folie furieuse d’ériger un sanctuaire à ta mémoire, de laisser cette porte dans l’état où tu l’as mise en partant.
Le maçon en a percé une autre juste à côté de la tienne. Je dis la tienne parce qu’elle ne m’appartient plus. Elle t’attend. Les clefs sont dessus. Tu as juste à entrer. N'oublies pas de laisser, derrière toi, cette putain de porte ouverte. Clarisse, la porte ouverte...
Son claquement conserve intact son goût de fer, de bois brut et de bruit. Il porte en lui la persistance tragique du sauvagement irréversible. Sans toi, j’abrite l’héritage le plus absolu de l’inutilité. Mes histoires, mes couleurs, mes colères et mes espaces répétés avaient jusqu'alors une origine identifiable : toi. Tous mes engagements étaient surprenants. J'adorais d'ailleurs cette idée répétée d’inédit. Pourtant, je n’étais ni plus, ni moins, que le prolongement d’une habitude, elle-même devenue le prolongement d’une autre, antérieure. Ainsi de suite. Quelle vie ai-je copié ? Qui m’a coincé dans cette distance insoluble entre le reste du monde et toi ? Qui m'a fait une moitié de couple destinée à n’être qu’une ineptie ?
Je crois toujours que la solitude est une existence à part entière. La mienne est désormais le fruit d’une circonstance exceptionnelle. Pour la fendre en son milieu, j’empile sur des rayons imaginaires, des sédiments de toi que je consulte sans cesse. Les souvenirs ont cette faculté évidente d’éparpiller, en moi, tes mondes quand je les sollicite, tu sais, comme ces bombes remplies de surprises qui se dispersent en explosant. Quand je suis à bout d’arguments utiles, pour me persuader de vivre encore, l’écriture me prend. La meilleure compagnie d’un solitaire reste la fiction d’un groupe. C’est fou ce que l’invention d’une foule peut susciter de conséquences invisibles. C’est rarement ennuyeux. L’ennui, finalement, incarne l’usure de ce que je suis censé posséder, je ne possédais plus personne et plus rien.