Mon grand-père est un héros. Les héros possèdent tous des voitures qui arrachent à l'attraction terrestre, le handicap de notre lourdeur. C'est un héros, fier au volant, large au sourire, profond en regard. Il y avait, chez lui, la panoplie complète du super humain. Ce devait être aussi un espion du KGB, dans une ville communiste, ça se tenait. Doublé d'une encoche à la CIA. Agent double. Il fallait bien ça pour posséder une telle voiture.
Quelle autre matière noble aurait pu habiter mon grand-père en dehors de son statut de héros et d'agent double en pleine guerre froide ? A peine si j'osais appuyer sur les boutons du tableau de bord de peur de mettre en marche, un missile subaquatique ou une rafale de mitrailleuse aux balles perforantes, seules capables de terrasser un ennemi non seulement invisible mais inconnu donc dangereux.
Quand il arrivait derrière son pare-brise moqueur, une poussière inquiétante enveloppait les roues. Un dispositif sans aucun doute destiné à brouiller quelques pistes bolchévisantes quand il était dans son costume de la CIA et inversement, destiné à brouiller quelques pistes macdonalisantes quand il avait son uniforme du KGB. Sinon qu'aurait-il caché sous son chapeau ? Une fuite de cheveux ? Un crâne sensible au froid (sibérien) ? Des idées personnelles ? Ou mieux, des idées génialissimes que les deux états ennemis jurés se disputaient pour dominer l'autre ?
De toute façon, il n'y avait qu'un héros épaissi d'un espion international qui pouvait se payer une voiture pareille. Une voiture qui, sous des allures finalement bonhommes, recelaient le cerveau bouillonnant d'un homme en plein trahison. Toujours baloté entre la nécessité de se mettre au volant et celle, plus evanescente, d'être son propre passager. D'où cette nécessité mortifère d'être double, pour être conducteur et passager à la fois, dépendant l'un de l'autre. Parfois, cette confusion, c'est ce que je pensais fortement, devait justifier son ultra sensibilité à la lumière, les interrogatoires sous la lampe, peut-être.... A force, ce doit être usant. Ca me rappelle Yves Montand en ennemi du peuple avec des lunettes de soudeur sur les yeux....
C'est étonnant comme tout se recoupe, aujourd'hui. Lorsque l'on est enfant, face aux concepts géants d'une vie qui nous échappe, on ne se rend pas bien compte des multi-fonctionnalités de l'adulte. Mon grand-père est un héros, je vous dis. Parfois, j'avais le droit de nettoyer sa voiture, intérieurement d'où la félicité compréhensible qui me prenait les joues quand, pour remplir ma tâche, je devais m'assoir au volant. Un large volant d'espion, de la CIA, voisin d'un klaxon du KGB, sur lequel j'appuyais sciemment en invoquant un geste maladroit de ma part. Rien ne sortait du klaxon, sauf, c'est sûr, des ultra-sons très particuliers destinés à terrasser l'oreille interne d'autres espions car, je le sais, les espions ennemis de mon grand-père avaient une sensibilité aux ultra-sons de son klaxon, ce qui explique que jamais, jamais, je n'en ai vu un seul roder autour de la voiture !
Au cours du nettoyage en profondeur et tout en lenteur de l'habitacle, je tentais de deviner d'où mon grand-père actionnait les missiles en cas de danger extrême. Et comment se dépliaient les ailes de son engin devenu subitement subsonique. Je l'ai vu dans Fantomas et Fantomas existe comme les espions du KGB.
Je n'ai jamais douté du pouvoir fantastique de mon grand-père, caché derrière un visage rond et un sourire apaisant qui savait imposé l'autorité et la rigueur. Comme par exemple, ne jamais manger directement un morceau de fromage avec son couteau sous peine de prendre un coup de fourchette sur la main. Et vue la puissance du coup de fourchette, je présageais l'habile coup de la tranche de la main destinée à abattre en plein ciel, un vol d'ennemis.
Mon plus grand mystère, reste et je le regrette, le contenu des phares dont la rondeur douce à la vue, renfermait les arêtes stricts d'un rayon paralysant. J'étais à deux doigts de le découvrir lorsque mon grand-père dut partir, en vitesse, à bord de sa voiture d'espion pour une mission secrète, quelque part, sur terre dont il taisait toujours la teneur afin de protéger les siens. Au volant de sa voiture, je le sentais transfiguré, concentré à l'extrême, livré aux ordres de la puissance pour laquelle il travaillait. Et quand il revenait, il faisait comme si rien ne s'était passé; comme s'il n'avait pas mené une dangereuse mission avec la plus fidèle de ses compagnes, sa voiture.
J'ai remarqué, des traces extérieures de lutte, comme des preuves sur la carrosserie. Mais là encore, je n'ai jamais eu le temps d'analyser plus posément ces indices. Mon grand-père prétextait toujours une nécessité de laver la tôle et sa façon de me convaincre avec facilité me disait, tout bas, que les méthodes qu'on avait pu lui enseigner à l'école d'espionnage était diaboliquement efficace ! J'étais aussi admiratif qu'intrigué et, au final, un espion qui se serait laissé percé au jour, n'aurait pas été vraiment un espion, ni donc, un héros. En cela, je lui suis reconnaissant d'avoir résisté à la tentation de me donner raison.
Je le savais car son sourire venait toujours souligner la briéveté de mes interrogations comme s'il me disait, "mais oui tu as raison, mais toi et moi savons que je ne dois rien de te dire et que tu ne dois rien dévoiler". Ce contrat tacite m'a rasséréné longtemps. Et mes légitimes interrogations n'ont jamais cessé de bouillir jusqu'à ce jour, où, dans la brumeuse incertitude d'un automne déterminant, je me suis demandé si, au volant de sa voiture, c'était un espion du KGB ou de la CIA qui avait eu raison de sa vie. Et dans quel habit d'espion était-il mort ?
Curieusement, la voiture âprement accidentée a toujours été soustrait à mes regards d'enfant. Pour ne pas, certainement, que je découvre alors les mécanismes malins de ses multiples gadgets. Mon grand-père est vraiment un héros.