Un bistrot vendu aux enchères, vous le croyez, vous ? Foutue vie de bar que de finir ainsi, tiraillé par la raison du plus offrant. Derrière le comptoir, pièce maîtresse inammovible, la patronne a cédé sa place au maître du ballet, le commissaire-priseur. Quarante euros les trois tables de bar des années 1930. Soixante euros les vingt-sept chaises et les tabourets, vénérable mémoire de postérieurs anonymes, venus déculotter sous la lumière bistrotière, des demis, des cafés, des causes à discussion, des excuses d'anti-solitude, des habitudes rivées comme des troubles compulsifs. Certains poumons n'ont plus d'asthme dans la Ventoline du café familier. Certains humains s'ensolleillent sous les rayons du bistrot qui diffuse une lumière introuvable ailleurs.
Le jeu de dès, le porte-manteau, les miroirs, tout fout le camp dans le fleuve de la dispersion. Les clients ont les dents longues, dans le bar qui n'en est plus un. Verrouillé, laminé, rincé, lessivé. Soumis aux objectifs de l'offre et de la demande, au jeu pervers de la surenchère. Quelques billets plus tard, le café est un cadavre dont les restes dispersés iront nourrir d'autres rêves, à peine plus légitimes que celui d'exister en tant que bistrot. Les verres pour d'autres lèvres, les miroirs pour d'autres visages, l'enseigne pour une autre lumière. Les casiers à vins, la poubelle en inox... Et pourquoi pas la vertu de ce bon dieu de bistrot, ses souvenris éteints dont la cendre est dans l'air. Les cris, les pleurs, les mots, les retards, les avances, la force et la faiblesse. Le train de l'existence, la marche lente du destin. Qui peut vendre ça sous le marteau d'un commissaire-priseur ?
Les objets sont des aimants faciles. Des enveloppes à mémoire, des contenants sonores mais qui ne parlent pas. Qui contiennent simplement, des souvenirs étrangers à ceux qui ne les ont pas vécus. Les objets dissociés n'ont plus de raison d'être. Ils ont quitté leur corps. Ils sont morts pour de bon. On a beau les secouer, faire régner le silence pour savoir si un son ne pourrait pas en sortir, rien n'en sort que la lourdeur de leur forme. Le comptoir est resté. C'est un continent, le comptoir. C'est indéboulonnable. On n'arrache pas une terre à la terre. On n'écorche pas la croûte terrestre. On ne contient pas un océan pour des raisons pratiques. Et le vide, il est à vendre ? Combien coûte-t-il le vide d'un bistrot, composé des bruits mats, des bruits francs, des bruits sourds, des bruits de pluie en larmes, des bruits de bris de rire. De vie quoi. De vie, merde !
Qu'y-a-t-il de plus vivant qu'un bistrot après la vie ? Le cortège d'un enterrement dans sa traîne de murmures ? Qu'y-a-t-il de plus vivant qu'un bistrot ? Deux bistrots qui se font face. Qui se regardent en tasse de faïence. Qui s'échangent leurs propos et souvent leurs clients ? Où sont-ils les clients du bistrot ? Dans quelle malhonnêté intellectuelle sont-ils descendus pour ne plus faire l'effort d'y mettre les pieds ? Est-ce donc si difficile d'entrer dans un bistrot, de s'y asseoir pour rien, d'y boire un café ou même autre chose ? De discuter du temps, ou bien de ne rien dire ? Pendant combien de temps va-t-on laiser les bistrots crever sur le bord des routes humaines ? Ces fabuleuses machines, authentiques, mouillées de rêves. Un bistrot aux enchères, pourquoi pas rationner l'air que l'on respire ? Pourquoi ne pas limiter le nombre de nos pas ?
Jeudi 18 juillet 2013, à Asnières-les-Bourges (Cher), le quartier a regardé la banale descente aux enfers de son café des Sports. Qui a vraiment cillé derrière ses volets clos, rendus clos par la chaleur d'un été bistrotier ? Qui s'est dit, brodel, le bar des Sports coule dans le caniveau des autres bistrots disparus. Quand on aura perdu notre vocabulaire sous le marteau d'un commissaire-priseur, on se rendra peut-être compte qu'à force de ne pas user des choses essentielles, on perd jusqu'au fluide même de la vie. Sans bistrot, il n'y a plus de vie. Ou du moins, profondément solitaire.