Je suis le propriétaire officieux d'un espace occupé. Propriétaire officiel des rencontres que j’y fais. Du bonheur que j’y prends. De la vie que j’y vole. De l’air que j’y respire, juste dosé pour mes poumons. Les gens que j’y croise sont non seulement indispensables à mon horizon mais ils sont l'horizon, la vie et son relief. Autant dire ma famille que je choisis, membre par membre, pour la curiosité que chacun suscite en moi et l’intérêt qu'ils portent à mon existence.
Dans cet endroit singulier, j’ai des pères par alliance, des mères par adoption. Des parents de partout qui naissent bien après moi. Mes pères me portent dans leurs regards. Mes mères me heurtent dans leurs délires. Elles sont toutes orphelines de quelqu’un mais ne l’avouent jamais : un garçon mort dans son sommeil, une fille éteinte par contrainte, un rêve enfoui dans leur ventre stérile, une douleur mille fois remise au monde. Chez elle, les enfants sont des voiles, des contours approchés, toujours flous. Moi, je suis leur fils de comptoir. Je suis déjà né. Déjà élevé. Déjà grandi dans leur haleine Leurs gestes opaques qu'elles tentent au ralenti n'aboutissent pas, de peur d'effleurer ma joue de leurs mains. « Je pourrais être ta mère » disent-elles pour clore leur débat intérieur. Et toujours au ralenti. Car c'est une loi physique : la lenteur habite le liquide.
Je balance entre un trop plein de parents et une solitude amèrement orpheline. Quand les jours sont favorables, les réunions banales, dans la lumière chaude du Café, deviennent des réunions de famille. Et la famille, en grand, trinque à sa désunion et à ses raccommodages sans queue ni tête. Les soirées se drapent dans des réveillons interminables quand le rideau, sur les vitres, tire un trait de pudeur sur l’intérieur de l’établissement. Des joies inédites s'abritent des regards extérieurs. Nous ne sommes pas toujours un spectacle derrière une vitre, nous sommes aussi des êtres de pudeur. Les consommateurs, rarement raisonnables, ont quelques similitudes avec les gens ordinaires. Bien qu'ils s'en différencient lourdement : les gens ordinaires partent toujours avant la fermeture.
Je suis un enfant de plusieurs lits. J'ai des pères sans attache et des mères à chagrin, des filiations tordues, cornues jusqu’à plus soif. Je suis ce fils mort en elles de n’avoir jamais vu le jour entre leurs cuisses. Ou ce fils trop beau, trop mâle, trop appétissant pour leurs mains déraisonnables de femme. Je suis le fils spirituel de pères sans Dieu, sans but et sans chemin à suivre. Des pères sans paternité ou si précoce qu’elle fait partie d’une autre vie. Je suis le fils de tout le monde quand mes regards profonds l’embrasse entièrement. Et comme toutes les familles, parfois les digues craquent de degrès outranciers. Les liens se déchirent pour des raisons futiles. Les pères deviennent des salauds avec des yeux de fou. Leurs mains se lèvent comme des menaces universelles car ils ont forcément tous quelque chose à se reprocher. Les mères sont des femmes sans teint. Elles veulent une liberté qu’elles ne savent pas prendre. Qu’elles refusent en disant que la crise passera.
Ils se crachent au visage de fausses vérités. Et les journées deviennent des dimanches de festin sur des nappes de midi à l’heure du café qui extrapole la sieste. Le continent s’éloigne dans le tangage de leur habituelle saoulerie. Je regarde avec tendresse cette descente aux enfers qui ne descend pas bien loin. Qui naît quand le verre est vide et disparaît quand il est plein, quand il n’y a plus de sujet à discussion. Quand la terre de leur gorge est repue de liquide. Quand leur nappe phréatique s’est recomposée. Et la colère remonte. Et la violence se vrille dans des mots sans Larousse, dans des syllabes tranchantes mises toutes bout à bout, pour l’usage unique de ce que je devine être une insulte.
Je ne suis plus le fils de tout à l’heure mais le fils de jamais, le fils qu’on ne connaît plus et qui renaît pourtant à chaque lendemain. L’alcool est un principe qui vit d’amnésie perpétuelle. Les vraies familles ont une mémoire, c’est cela qui tue les vraies familles. Quand les rancœurs sont des pelotes, la haine n’est jamais bien loin. Les vraies familles sont héritières des jalousies qui les dominent. C’est encore pour cela qu’elles meurent à petit feu. Elles se grignotent la tête. Elles s’arrachent l’héritage. Elles se maudissent surtout quand les cercueils se ferment. Les familles sont utiles jusqu’à preuve du contraire. Je suis, et ça m’arrange, le fils de la dernière adresse. Quand le comptoir est plein de mes parents fictifs, quand mes pères déboulonnent leurs phrases sans lumière, quand toutes mes mères de peu me tapotent la joue avec l’envie que je devine au fond de leurs yeux, il est une heure devenue infranchissable où je ne peux plus rentrer car je suis à quelqu’un.
Le Café est rempli d’orphelins de ma race. Au milieu d'eux, je prends ma dose de famille recomposée. Le passé est à chacun, le présent à tout le monde et l’avenir, s’il en reste un peu, on le partage. Les serrures du soir tournent dans le vide. Le Café écrème son choix de clientèle. Elle passe au tamis de l'heure, du point de non-retour. C’est l’instant d’abolir les privilèges. Les portes blindées se referment sur les foyers fiscaux. Les demi-parts à têtes blondes courent en pyjama et se jettent dans les jambes de celui qui vient d’entrer. Bien sûr, il est tard, il est toujours tard mais il arrive quand même, pour les bisous du soir, distribuer le sable pour la nuit, la ration de câlins, les mots toujours les mêmes qui finiront aussi par grandir un jour. C’est l’heure idéale car le corps se détend devant toutes les promesses d’une soirée douillette derrière d’épais volets.
Ce devrait être l’heure où le Café déborde du silence des autres partis vers une indicible existence. Ce n’est pas le cas. Le Café est bondé. La fumée est un drap sous lequel des couples improbables se passent du feu et brûlent d’être seuls au milieu de tout le monde. Courteline avait raison : le monde est coupé en deux : ceux qui vont au Café et ceux qui n’y vont pas. J’ajouterais ceux qui y entrent et ceux qui peuvent en sortir comme ils le souhaitent. Il n’y a pas une raison majeure de franchir la porte d’un bistrot mais une infinité de raisons intimes, personnelles, collectives et de droit commun.
Il faut lutter très fort pour argumenter de la nécessité de fréquenter les bistrots. Si ce n’est pour abolir la solitude d’un instant ou celle de toute une vie. Pour tenter d’emmêler ses propres fils avec les ficelles des autres. S’il existait une religion adéquate aux bistrots, je deviendrai croyant. Ce n’est pas plus ridicule de prier sous des voûtes que de vouer tous les saints de la soif, le cuir nu contre le comptoir. Mais voilà, je ne crois pas. Car je n’ai pas le temps. Ceux qui croient ont des trous dans leur emploi du temps. Dieu est une invention complexe. L’avantage des bistrots, c’est qu’il donne le choix de boire ce que l’on veut. Et de partir quand ce n’est pas l’heure. Je croirai le jour où l’on m’aura démontré que l’homme se situe au-dessus des contraintes qu’il s’est créé en croyant en Dieu. Dans mon bistrot quotidien, l’homme est au centre des conversations. Ou du silence honorable, selon les besoins. Le peuple des bistrots est profondément humaniste.