Rémy Beurion (avatar)

Rémy Beurion

Abonné·e de Mediapart

57 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 juillet 2013

Rémy Beurion (avatar)

Rémy Beurion

Abonné·e de Mediapart

Le Café de mon père (1)

Rémy Beurion (avatar)

Rémy Beurion

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ailleurs, je n'ai pas de repères. Le Café est résolument la surface la plus rassurante où mes deux pieds s'encarrelagent, comme ceux des tables et des chaises. Il y a ici un sens incontestable, une vérité si évidente que l’évidence est induite dans ce lieu. Des lignes de force, sans doute, le traversent de part en part.

Les Cafés m'ont toujours aimanté. Même enfant quand mon père allait se désaltérer, après le jardin, dans le bistrot tendu sur son itinéraire. Je m’en souviens avec une exactitude frappante, comme le contour d’un jouet fabuleux : le café du Pouriau. Je ne savais pas que dans de tels lieux, tant de choses pouvaient se dépasser. Mon père n’a jamais perverti les bistrots. Les bistrots ne l'ont jamais peverti non plus. Il y rentrait droit, il en sortait idem. Buvait une bière ou deux. C’était tout. Le Café de ses habitudes était une solution physique contre sa soif légumière, provoqués par le binage, l'arrosage, le semage, le désherbage. Pas plus. Il n’en partait jamais à une heure déraisonnable et c’est au bénéfice de l’été que le Café avait le privilège de ses visites.
J’aimais cet endroit. Entre ces murs, j’ai senti la nécessité d’en comprendre les langages, les rituels, les croisements de civilisation, les évolutions et plus simplement, le désir d’y être. Il y avait quelques marches à monter et au bout ,un parfum de vieux principes à casquettes attablés comme chez eux. Les chaises rayaient le sol dans un bruit de bois dérangé et les frottements délicieux de milliers de mains sur leurs abords polissaient les arêtes des tables rectangulaires. J’ai soupçonné tout de suite que cet endroit allait me plaire. Un peu plus tard, j’en ai eu la certitude. Comme si, à cet endroit, et pour qui croit comme moi à la multiplication des évidences, j’avais laissé quelque chose auparavant. Que je devais résoudre. Je n’y parvenais pas.

Le Café est le seul endroit étranger à la maison où mon père me paraissait plus grand que d'ordinaire. A moins que ce fus moi qui me voyais plus petit dans ce territoire d'adultes. Le comptoir, sur la pointe de mes pieds, me rappelait que les centimètres à venir me seraient très utiles. Je buvais quelque chose comme un sirop dans de l'eau, premiers pas vers un ailleurs fait de gouttes inconnues.
Les murs ruisselaient d'affiches d'une fête de quartier, de concours de pêche. Dans un coin, un présentoir vendait des graines diverses destinées à des jardiniers incertains. De l’intérieur, la rue semblait se cogner aux murs. Tous les bruits qui passaient dessus avaient pour destin d’entrer-là pour se perdre. La plupart du temps, la rumeur des voix gonflait et débordait. On sentait l’intuition des heures de fin de journée deviner les contours de la soirée à venir. L’été, le Café fermait plus tard, jusqu’à la première fraîcheur sur le palier. On ne buvait plus, on ne se désaltérait plus, on ne faisait plus couler de liquide au fond de sa gorge. On arrosait la saison sèche avec des prétextes de pluie.

Le Café flottait entre deux sources. Les plus tardifs ne parlaient plus comme si la chaleur avait fait fondre l’usage de leur parole. Il y a des temps pour tout et le temps du silence était né au bénéfice du doute : on le sentait souvent, quand les conversations s’épuisent, il vaut mieux laisser entrer le cliquetis du jour se frottant à la nuit. Mon père était parti depuis longtemps laissant l’usage du Café à ceux dont le rôle était de le maintenir ouvert le plus tard possible. Le partage des rôles est une constance, le passage de relais un art de vivre. Les horaires se décrètent toujours en fonction des besoins. Il descendait les marches. Sa Mobylette attendait, dans la dilatation de la fin de journée. Je revois les sacoches bondées, les poireaux comme des trophées, ses manches de chemise retroussées sur des bras toujours maigres. Je tentais de le suivre sur mon vélo rouge. Mais il ouvrait la route à la décimale près, pour que mon enfance en virgule, dévale à coups de pédalier vers la maison. Le Café nous attendrait. Demain. Un autre jour. Le café du pouriau avait du sang de navet, normal les jardiniers l'abreuvaient de leurs francs? Parfois la pièce tombait dans une goutte globuleuse sur le bois imperméable. Un jour, il a fermé. Pour de vrai. Pour ne plus jamais rouvrir, dans sa forme de Café. Les jardiniers sont morts de chagrin, sans doute. Mon père n'avait plus le sien.

Un café sans jardin passe encore mais un jardin sans café, le monde à partir de cet instant, n'a plus jamais tourné rond.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.