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Billet de blog 21 juillet 2013

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Le peuple du bistrot (3)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a maintenant plus de gens debout qu’assis, les fesses en croix, sur une chaise nocturne. Dehors, la nuit compacte dresse un mur entre nous et ce que nous pensons, à défaut de tout dire, certains le boivent cul sec. D’autres se perdent dans d’innombrables tournées qu’ils ne savent plus compter. D’autres enfin, comme moi, respirent en souriant cet air saturé de tabac, de voix grasses, de gorges masculines, de pendentifs en toc, de trésors volatiles. Je vais de l’un à l’autre m’enquérir de leurs soifs, de l’heure de leur départ, des détails de l’instant. Je suis un pointillé. Eux des vecteurs fragiles. Mais ici, ils sont forts. Ils sont peuplés d’eux-mêmes qui ne pourraient pas vivre sans le peuple des autres. La solitude est une apparence justifiée mais pour ne jamais lui donner raison, les hommes et les femmes d’ici frottent, comme une coutume entretenue par une civilisation hors norme, leur indéfectible optimisme au pessimisme ambiant.

Je ressens à chacun de mes déplacements risqués entre la table du fond et le bord gauche du zinc, un droit courtois de propriété. Le Café est le seul lieu du monde où les uns et les autres appartiennent à la communauté tout en gardant sur eux un individualisme dosé. Dans ce lieu, je pose comme une valise la personne que je suis pour devenir facilement les personnes qu’ils sont toutes. Il n’y a jamais de mains trop tendues, de bras trop ouverts en grand et de joies outrancières. Il n’y a jamais d’adieu car les tournées sont là pour être créditées sur les lendemains, les surlendemains, les mois d’après et plus si c’est nécessaire. Le temps entre deux verres n’est jamais un problème. J’ai vu des verres servis en mars, bus en juillet et payés en octobre. Il faut toujours une bonne raison pour revenir à son point de départ. Les ardoises sont des rendez-vous pris avec le futur et avec ceux qui seront là, encore, déjà, jamais plus. Il y a des ardoises, jamais de dettes. Des échéances, jamais de crédit. Le vocabulaire a son importance. La confiance et la fidélité sont sœurs, comme la clef et la serrure, la poignée et la porte.

La soirée pousse un long soupir pour écarter le rideau de la nuit qui s’annonce. La fatigue s’agrippe à quelques paupières et des mâchoires s’avancent dans le couloir du sommeil. Je sens l’heure décisive, toujours un peu la même. Entre l’écartement de 23 heures et le proche épuisement de l’autorisation administrative. Il y a des signes qui ne trompent pas. Ils ne sont jamais d’impatience. Jamais je n’ai senti, ici, un quelconque sentiment d’impatience quand les clients tentent d’étirer les secondes pour en faire des minutes et dilatent leur désir de rester dans l’incompressible devoir de fermer. C’est un combat toujours silencieux.

Doucement, les corps font bloc contre un mur invisible. La résistance commence, toujours la même. De toute façon contrainte à s’amollir. La fermeture est devenue une habitude irremplaçable. Elle jette, dans les tissus du dehors, une horde docile composée de têtes lourdes, de corps fatigués, de jambes sans recours. Mais c’est plus fort que nous. Je dis nous car j’en suis. Le dernier à sortir dans une formule polie pour préparer ainsi, l’entrée du lendemain. D’ailleurs il est si tard qu’elle est presque l’entrée du jour même. Et nous voilà dehors. Sous les étoiles d’inox. Il n’y a plus que nous qui sommes encore vivants. Groupe armé de sommeil qui ne dit pas son nom. Nous sommes une dizaine, parfois plus, parfois moins, longues ombres imbibées pour la plupart d’alcool. Et moi, en résistant, rempli de café-crème ou de boissons innocentes, j’adresse un au revoir collectif à la troupe. Le Café est aveugle. Derrière son rideau, la lumière tente encore de lécher les grandes vitres mais sa langue s’empêtre et renonce à percer le voile qui la retient. L’enseigne devient sombre. Le public s’étiole, la scène pleure de gloire, les coulisses se vident, les fauteuils se resserrent. Et nous marchons doucement comme sur des œufs nocturnes. Les candélabres allongent outrageusement nos corps décalqués sur la route. Nous filons pour de vrai vers nos portes fermées, nos lits défaits de la veille, nos fenêtres sans volets, nos histoires sans paroles.

Peu à peu, la nuit gagne son calme après la brève agitation de notre sortie habituelle. Je m’éloigne en pensant aux chaises traînées sur le sol, au sol caressé par l’eau d’une serpillière, à l’ordre qui revient comme une amnésie. Au Café qui s’endort doucement à son rythme. Jusqu’au prochain ressort de la porte d’entrée. Je ne dis jamais « à demain ». Mais toujours « à tout à l’heure ». Je reprendrai enfin ma place légitime. Ma tour de guet sans vue. L’espoir est ce qui reste quand tout le reste est bu. C’est vrai, mes jours sont monolithiques mais pas plus qu’une vie remplie d’habitudes plus ordinaires. Ma vie est une salle d’attente sans le désespoir creux des mots dits à voix basse. Des regards qui s’enfoncent dans des revues usées. Mon horizon est large, s’il ne l’est pas assez, il devient extensible. C’est l’énorme avantage d’habiter chez les autres : on varie les plaisirs, on change de visages, on prend à chaque instant des rendez-vous avec des échéances nouvelles.

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