Cette année encore, la rentrée littéraire écartera ses bras chargés sans moi. Pourtant, j'avais tout préparé : j'avais des réponses lumineuses aux obscures questions des spécialistes, j'avais échafaudé des théories ensoleillées sur la contre-partie littéraire du sur-moi qui exauce inconsciemment les voeux d'écriture du moi superficiel, j'avais pêché des lignes de force pour l'avenir tout en ramenant à la surface les lourds filets de mon passé, j'avais une histoire absolue, un récit sans altération, des pages remplies d'intelligentes suggestions sur le monde tel que l'on ne le vivra jamais, bref, j'étais prêt. Sauf un détail, ultime : je n'ai pas terminé le livre de ma vie. Et dans un monde qui commercialise le fini, proposer à l'édition un livre infini, par essence, qui n'est pas terminé, pourrait, un tant soit peu, désorienté le lecteur.
La rentrée littéraire se fera donc sans moi, par fainéantise, par manque évident de talent ou par insouciance, par manque de croyance au psyché littéraire, par lenteur toxique envers mes propres envies de me décupler, car qu'est-ce que l'écriture sinon un prolongement de soi-même? D'ailleurs, dans mon scénario parfait, j'avais décidé de refuser de parler de moi-même, l'égo étant le seul rempart contre le nihilisme, et j'avais tout misé sur l'oeuvre elle-même sachant que l'oeuvre transpirerait de ma propre essence. Indirectement, parler de ce que j'avais créé par l'écrit revenait à lire entre les lignes de moi-même. « Moi », c'est d'ailleurs le titre génial que j'avais trouvé pour entrer de plain-pied dans la carrière avec mes aînés, ou plutôt, avec la fine fleur du benjamisme littéraire, car être mûr sur le papier ne signifie plus être mûr au fond de ses propres rides inspirées. Mais, voilà, je n'ai rien terminé. Je suis une limace qui se nourrit de la propre substance baveuse qu'elle laisse sur son parcours. J'ai des récits débutés qui se noient dans des relectures infinies au relent d'onanisme et dont la fin fantasmée s'écarte dans des imaginaires oraux, en clair, je parle dans ma tête plus que je n'écris sur le papier.
La rentrée littéraire se passera donc de ma production marginale qui, par l'éclat de son existence, suffirait à magnifier les théories les plus inabouties sur le talent. En fait, j'avais imaginé que cette rentrée littéraire balayerait, dans une manchette d'un journal à grand tirage, cette question existentielle : « la rentrée littéraire se fait sans lui ». Dans une logique qui dépasse l'entendement, ma seule absence à toute rentrée littéraire justifierait que les suivantes ne sont que de pâles copies d'elles-mêmes. Imaginez que l'on puisse un instant désirer une présence pour la seule raison que ne résonne que l'absence profonde, depuis toujours. Je serais le seul auteur sans écrit à être désiré pour l'absence même de sa production. Le vide appelerait ainsi le plein littéraire et, dès que la jaquette, témoin de ce voeu le plus cher qui est le mien d'offrir mon bien le plus précieux aux regards les plus avides, sera visible, je ne serais plus le désir de lire mais la réalité de lire. Franchement, quel fantasme non ? Le manque de talent, béquille de ma propre fainéantise m'oblige à ne pas aller plus loin que des débuts d'histoire. Mais, à la vitesse où se lisent les livres, comment ne pas être découragé par l'entreprise de les écrire ? Car écrire peut prendre une vie entière, moins peut-être, en tous cas, il est clair qu'un livre se lit plus vite qu'il ne s'écrit. Mon syndrôme du fainéant cachant mon manque de génie est le meilleur allié de ma condition de non-écrivain.
Comment d'ailleurs un non-écrivain pourrait prétendre à une rentrée littéraire ? Encore faudrait-il que ce soit une non-rentrée littéraire, voilà la solution, je suis un non-auteur dans une non-rentrée littéraire. Pourtant, j'ai le désir plus fort que les mots et les mots plus durs que les phrases. Parfois les phrases allument la lumière sans électricité, des bougies sans feu comme il existe des orages sans pluie. La rentrée littéraire est à marée haute et je suis à marée basse, plumitif noyé sur l'estran d'un manque de tout. Il ne suffit pas de se déclarer écrivain pour écrire, il ne suffit pas non plus d'écrire pour être écrivain. C'est une condition difficile que le besoin d'être publié rend officiel : il y a beaucoup de premiers romans, mais combien y-a-t-il de premiers écrivains, de ces écrivains du silence, de ces romanciers du manuscrit ? L'édition donne la vie à l'écrivain. Je n'ai pas inscrit mon propre génôme dans l'ADN de cette rentrée littéraire et je suis exclu des 555 romans qui vont se pavaner sur les rayons des librairies. Ma propre frustration mériterait d'être un roman que j'ai déjà commencé sans l'avoir fini. Je vais être, une fois de plus, un prédateur, le dernier maillon de la chaîne littéraire, à dévorer tout cru la production des autres, car incapable de m'inscrire dans la logique inéluctable des écrivains : produire.
La rentrée littéraire se fera donc sans moi, sans cet appel d'air roulé de modestie, de talent en suspend, de cette histoire invariable, nichée au creux de l'inédit dont la presse spécialisée va s'enticher, si un jour je croise le génie, le génie et le courage de n'être plus vraiment moi pour parvenir à ce moi réel que serait un roman. En attendant, je vais lire les 555 romans des plus chanceux que moi. 555 romans à lire, comment voulez-vous avoir le temps d'écrire après ?