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Billet de blog 29 juillet 2013

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Autres lettres de Vierzon à Jacques Brel

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cher Jacques,

     Demain, quand nous aurons sorti nos vies sur le palier pour secouer les miettes que les jours ont laissés en mangeant à nos tables, il sera toujours temps de se dire, vraiment "si j'avais su". Le genre de formule toujours appropriée aux formes de nos regrets, de nos remords fragiles, de notre peur aussi, à se sentir poussé.
     Nous aurons dans les mains, un gros bouquet de fleurs pour les jours à venir. Alors, demain, je te promets, je rentrais m'asseoir, près de notre fenêtre où la nuit est entrée. Je tirerai le rideau pour qu'il fasse plus noir, je fermerai les yeux. Et je me souviendrai. Je pleurerai, sans doute, des larmes trop amères car trop vieds d'amour.
Je resterai des heures à ne savoir que faire : partir pour être libre ou rester jusqu'au jour ?
     Le soleil tournera la clef de mes paupières. A travers le rideau, je le sentirai proche. Je serai lourd d'angoisses. il y aura dans l'air, des souvenirs pesants à déchirer mes poches. 
     Une dernière fois, je remplirai ma bouche d'un sanglot étouffant. Je remplirai mes yeux de milliers de détails qui bouleversent et qui touchent.
Enfin je partirai.
Le temps sera radieux. Derrière la porte close, j'aurais mis le feu.
     Plus tard, beaucoup plus tard, quand nous serons foutus, plus de cheveux au vent, plus d'avance en retard, plus de nous-même en nous, plus, plus, plus... Juste de quoi survivre pour ne pas décrocher, pour que notre âme en route reste encore amarrée, à notre corps noirci par les mauvaises nouvelles dont l'odeur sera proche de celle des poubelles des éboueurs en grève.
     Plus tard, beauoup plus tard, quand plus un chemin creux n'ouvrira ses deux bras pour receuillir nos pas, nos lèvres et nos regards ; quand nos pattes sciées ne pourront plus soutenir, raide sur ses deux pieds, notre viande faisandée, il faudra bien choisir :
rester pour dire je reste comme un entêtement; rester pour dire je t'aime, lâché comme une promesse. Ou rester simplement. Ou partir, soulagé, entouré de tendresse. Ou partir en colère, un coup de pied au cul. Ou partir simplement.
     A chacun son histoire, son morceau de carcasse, son bout d'os à rogner avec une dent gâtée et sa tête bizarre accrochée à la glace. Sans compter les comptines qu'on se met à cracher comme la fumée d'usine qui va nous étouffer.
     A chacun sa cadence derrière sa machine et son lot de tracas, fidèle destrier qui trotte dans nos têtes à nous les faire craquer, qui trop souvent nous font courber l'échine.
     A chacun son pardon, à chacun sa rancune, à chacun sa lumière de soleil ou de lune, ses sourires en solde, ses bonjours en promo que l'on reprend aux autres, une fois tourné le dos.
     A chacun son histoire, unique et égoïste, à chacun son destin qui s'entête, qui insiste. Ailleurs, certainement, nous n'aurons plus d'histoire, ou si peu, ou vidée du moindre désespoir, que le regard des autres ne sera plus gênant.
Et nous ne serons plus des êtres insignifiants.


Cher Jacques,
     Je suis passé chez toi. Enfin, chez toi, presque... Un endroit que tu aurais aimé, c'est sûr. Je déroulais ma résistance au froid, dans un petit matin trop tôt pour être raisonnable. Une escale inventée de toutes pièces dans une ville traversée. C'est ainsi, quelque fois, pour sortir de sa brume, on s'arrête boire un café chez l'inconnu comme d'autres vont petit-déjeuner chez l'habitant. L'enseigne a stoppé ma course, je me rendais je ne sais plus où, entre quelque part et ailleurs, pour une raison sans doute futile. Il n'y a de bonnes raisons que pour les voyages lointains. Les autres destinations ne sont que des déplacements sans importance. 
     "Chez Brel". 
     Devanture sans brillance. Bistrot unique et doux. Lumière avare d'éclat. Un comptoir large au quai. Des tables désertées. Un zinc cousu pour moi. Du fond montait un air d'une chanson connue comme si, derrière le rideau qui devait séparer le lieu public du lieu privé, tu allais apparaître pour chanter pour de vrai. Quelque chose d'Olympia ou d'une scène de province. Quelque chose de Bruges, de Flamandes, d'Isabelle et d'éclusier. Quelque chose de familier comme une tendrese d'ami. 
     Enfin, un souffle chaud que je reconnaissais sans même l'avoir touché. En fait, j'entrais dans un disque comme d'autres vont à confesse pour avouer des pêchés sans grande conviction. J'étais l'unique sillon de cette grande galette et le patron tournait en boucle un torchon gris-blanc dans la gueule d'un verre haut. J'entrais physiquement dans les limites du bar en laissant mon esprit me seconder un peu. Il y avait mille visages du tien. Aux murs, au plafond, couvrant le moindre espace, suintant du moindre coin. 
     Des strates impressionnantes d'images comme des couches de vie. Des images récentes barrant des plus anciennes. Des authentiques siglées d'une signature dormant sous des plaques de verre. Des étagères ventrues de livres te racontant. Des immenses affiches de cinéma servaient de fenêtres ouvertes. Une carte de la Belgique imposait ton pays et une autre des Marquises me murmurait, tout bas, les limites de ton dernier voyage. Le patron continuait à étouffer ses verres pour les sècher des traces des clients précédents. La chanson venait de changer. J'entendais à présent Vesoul me tartiner de l'accordéon sur un morceau de pain tendu. Il y avait le silence importun de ma bouche et la rengaine, au fond, qui venait jusqu'à moi, qui venait jusqu'à nous, qui venait me servir. J'avais le rouge au front et le silence à la main. 
     A gauche, des partitions et quelques instruments semblaient doutés d'eux-mêmes sur leur raison de vivre. Et je doutais moi-même de cette étrange insertion dans ce lieu de culte, chapelle de bistrot ardente à ta mémoire. Le patron détaillait chaque trait de mon visage quand je lui demandais, enfin, de me servir un café. Le ronronnement de la machine, le parfum, le tintement de la cuillère sur la soucoupe blanche, le bruit sec sur le bois. Le "merci". Le rituel. Le moment de se dire enfin que le désir d'un café se mue en plaisir d'un café. 
     Et la Chanson des vieux amants vint sucrer l'air suspendu à mon verdict. Et le patron reprit sa besogne de plus belle. Et je lisais les murs comme un livre géant. Et les murs te suaient jusqu'à n'être plus murs mais une tombe bavarde, ce qui n'est pas courant. Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adulte... J'étais attiré par le fond du bistrot. Le café était bon. Le temps était ailleurs. Le patron un horizon finalement agréable. C'était un peu le saphyr sur le sillon du disque, la raison d'être du disque. Le disque humain.
     Qu'est-ce que j'aurais bien aimé, encore une fois, encore toujours, me pendre ici, me pendre là, entre l'instant où je serais et l'instant vif où je ne suis pas. Je suis resté une heure sans parler hormis pour demander un café supplémentaire. Ne pas avouer rester ici pour le plaisir unique d'y être. Et pourtant. Je n'osais pas quitter le comptoir, ni ces murs déraisonnables qui me donnaient mille fois raison de ne pas les décrocher de mon regard. Il y avait plus de toi que tu aurais pu en contenir. Et toujours, dans l'air, ces chansons, à chaque fois surnuméraires. J'ai pris un dernier café pour la route. Le matin s'était alangui sur le début d'après-midi. Et je ne connaissains toujorus pas la voi du patron de "Chez Brel". Il faut dire qu'aucun client, à part moi, n'a franchi la porte. A croire que le bistrot n'était là que pour moi.
     Avant de sortir, j'ai arraché mes yeux du mur en tirant d'un coup sec. Et j'ai aspiré une chanson en route comme si dehors, je ne devais plus respirer. Comme si, dehors, il n'y avait plus rien à attendre. 
     "Chez Brel". 
     Tu vois, quelque part, il y a encore des choses te concernant qui restent à inventer... L'imagination a parfois beaucoup plus de talent que la mémoire.


Cher Jacques,

     J’avais douze ans. Je buvais la solitude de ma chambre plantée au sommet de dix-huit marches qui se superposaient dans une courbe élégante. Dans une vaste maison d’enfance, je tentais de comprendre ce qui me parvenais : des bouquets de phrases dont j’ignorais l’origine, des paquets de mots descendus de nulle part, des saisons d’écriture renouvelées chaque jour. J’étais bien, tellement bien, tenu en haleine  par ce mystérieux courrier,posté de je ne savais où. J’étais ravi et comblé de me sentir habité par cette fantastique faculté d’écrire. Je n’étais plus seul désormais. Les soirs d’été s’allongeaient comme des bonheurs élastique. J’écrivais beaucoup. Je n’avais plus aucun soupçon sur moi-même. L’enfant murmurait l’adulte qui arrivait au devant de lui. Je priais un Dieu inventé de toutes pièces. Je priais uniquement pour que cette main tendue à l’intérieur de moi ne se referme jamais.

Plus tard, je compris nettement l’importance de ces récoltes qui me mettaient à l’abri du besoin. Je répondais présent à chaque sollicitation. J’étais là pour l’écriture, j’en saisissais les formes, les contraintes, les folies, les frontières et les pouvoirs. Mon enfance basculait. Le monde ? Trop longtemps, les autres se le sont partagés mais il m’appartenait aussi. Pas une journée sans visite, pas une seule nuit sans le frottement doux d’un vol de mots sauvages. Je m’étais tellement reprochée ma solitude et voilà qu’elle exigeait maintenant sa part de légitimité. J’avais peur de ne pas savoir aller vers les autres. Ils me le rendaient bien qui ne venaient pas non plus vers moi ! Une douleur d’enfant est toujours terrible car le silence aiguise ses tranchants sournois dans les plaies de l’adulte. J’étais ma seule compagnie.

Ecrire égale aimer, un amour impossible forcément merveilleux. Ecrire égale allumer la lumière. Écrire égale attendre une visite. Écrire égale composer sa propre vie. Ecrire, je ressentais le verbe comme une aisance surnaturelle à maîtriser l’inattendu. Je me coulais une raison : l’écriture n’avait aucune équivalence. Elle ne tolérait aucun ennemi. Ne recevait aucun pardon, elle n’admettait ni modèle, ni morale, ni antidote, l’ordre était cruellement simple : écrire ou mourir. En cas de danger : faire usage de ses mots en état de légitime défense. Je relisais des dizaines et des dizaines et des dizaines de fois, le même morceau monolithique. Je soustrayais, j’additionnais, je dévirgulais et je majusculais, je repoussais des points et je raccourcissais des phrases, je vidais et je remplissais, je freinais et j’accélérais, je semais et j’arrachais mes certitudes aux vices de leurs contraires. J’avais l’impression parfois désagréable de tout faire sauf d’écrire, de coudre peut-être ou de préparer une pâte à crêpes, d’écosser des petits pois rondement tièdes, dans leur petit sac à glissière, et croquants sous la dent, parce que j’ai toujours adoré les petits pois du jardin de mon père, exclusivement crus.

Toutes mes histoires étaient les transfuges de mes envies de fiction et de mes désirs de vies nouvelles. La nouveauté était lumineuse et sans nouveauté, je savais que l’existence ne se dépassait plus.  

Il y avait un revers à ce plaisir. Je ne connaissais plus le repos, le repos véritable, sans un bruit, sans le moindre froissement d’un mot qui se déplace à pas de voyelles. J’avais peur d’ignorer l’origine de cette avalanche et j’éprouvais une peur plus étrange encore : être à l’heure suivante complètement vide du sens que donnaient les mots à mon brouillon d’existence. Mes angoisses les plus sourdes portaient le poids de ces doutes. Je n’ai jamais aimé sans les mots. Chaque acte était double, ourlé d’une étreinte passionnelle de l’écriture, de dictées jamais transcrites, de flots de paragraphes qui ne se terminaient pas. J’apprenais le plaisir des corps par le désir des mots. J’étais assis, la nuit tombée, sur le bord de ma chambre à épier le moindre pas dans la rue de ma tête. L’enfant qui attendait était devenu, à jamais, le veilleur perpétuel de ma propre vie.


     Pendant des années, j’ai cru à cette idée d’avoir été choisi pour accomplir ce qu’un autre, je ne sais pas  qui, n’a pas eu le temps de terminer pendant sa vie. J’étais un enfant, en même temps, le fruit d’un puissant hasard aux ordres d’un être de l’ombre tapis dans les recoins du vide, à l’heure où les enfants ont des peurs d’enfant que les adultes guérissent. Un été s’annonçait. Assis sur mon lit, j’écrivais sans la moindre appréhension. Après, je m’endormais. Le lendemain, la relecture coulait en moi les sentiments révélés à l’écriture. Donc le texte était bon. Je pouvais le soumettre, le ranger, le relire encore, m’en inspirer pour d’autres.

Dans la combinaison rigoureuse de mes impératifs, je peux dire aujourd’hui que j’affrontais le bonheur. Le monde se construisait autour de moi, coloré des solitudes désuètes pour lesquelles il ne faut rien entreprendre car elles sont douces au toucher. Cependant, toutes les solitudes ne sont pas bonnes à garder. Celles qui m’arrivaient ne me faisaient douter de rien. Elles remplissaient abondamment ces petits plaisirs d’enfant dont j’étais exclu. Ces petits plaisirs qui naissent en groupe, dans l’invention du jeu ou de la cruauté. Je croquais mon bout d’existence sans la conscience de son ivresse. Sans savoir que mon bien-être était dosé à la proportionnelle de mes angoisses profondes.

 Enfin, j’avais trouvé le rythme efficace à mes orchestres intérieurs. Je buvais les bonheurs simples comme voir la nuit manœuvrer pour se garer à la place du jour. J’étais heureux, mêlé à ce changement de garde. La fraîcheur du soir, je l’emportais avec moi sur le chemin du retour : le bout de la rue et sa courbe légère ; le rectangle brutal de la maison adouci par la rondeur inexacte du marronnier en arrière plan. La rue continuait encore, bordée par la lumière pluvieuse des réverbères. L’été, je finissais d’étendre, dans l’herbe obscure, la tiédeur magnifique de mes fins de journée. Je devais écrire. Mes doigts en avaient la forme et mes mains la volonté. J’écrivais tout mais tout écrire n'est pas le bout de l'écriture.

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