Cher Jacques,
Faut-il que l'on soit deux, faut-il que l'on soit mille
A fouiller les sillons de ce mystère épais
Que j'étreins sans relâche, à m'en sècher la bile,
Pour transformer le doute en redoutables faits.
Je m'entends, râbacher, de jour comme de nuit,
Comme si, quelque part, ma vie put en dépendre,
La parole est gravée, la musique s'enfuit,
Je marche à grandes eaux, je cours à pierre fendre,
Existe-t-il un lieu pour répondre aux questions ?
Une surface unique où poser ses principes ?
Un cercle universel pour les résolutions
Des problèmes que science et foi prennent en grippe ?
Parfois, dans l'absolu, je guéris mes souffrances
En soufflant, sans forcer, sur le feu de tes strophes,
L'étrange à l'indicible se mêlent au silence :
La mort est de la vie un pays limitrophe.
J'écoute avec ardeur ta voix couper en tranches
Cette masse uniforme où le mot se grandit,
Lorsque, parti de rien, tu vois dans le dimanche,
Les ailes du départ revenir à Orly.
Ta voix pose le temps sur son socle impossible,
Peut-on faire tenir les équations du rien,
Ces constructions fragiles, en plus d'être invisibles
Précipitent nos corps exténués de leurs liens.
Voilà, je viens enfin d'exprimer ma douceur
Et le tragique espoir de compendre comment
Tu as pu, dans un trait, faire battre le coeur
De Vierzon dans Vesoul aussi passionnément.
Cher Jacques,
J'entends venir les mots, mercenaires de textes,
Ex-commandos de prose ou paras repentis,
Dont les fusils encrés font plier sous l'index
Des chapitres entiers dans leur démocratie,
Ils arrivent à pied, dans un désordre sourd
Et la rime vrillée à leur ventre sans fond,
Les voilà qu'ils libèrent leurs syllabes qui courent,
Faisant croire qu'elles arrivent alors qu'elles s'en vont.
Il est temps d'opérer un reflux littéraire
Et de tourner le dos à l'organe officiel
Pour fuir la dictature de l'épais dictionnaire
Qui décide un peu trop des limites du ciel.
Je sens que mes doigts tremblent, la pression de la foule
Devient d'une évidence extrême et prestigieuse,
Chaque mot se durcit sous les lettres qui roulent
La révolte est à moi et la rue est joyeuse.
J'entends, parmi les cris, d'ivresse et de colère
D'autres cris de silence où s'éteignent les peurs,
Déjà, montent du sol, des tourbillons dans l'air
Les phrases ont cette intelligence supérieure.
Partout, le soleil fond, sans distinction profonde,
J'ai faim de m'engager, j'ai soif de me relire,
Tous les mots de la nuit que banissaient ce monde
Se rangent uniquement pour me faire plaisir.
Ils ont le pas léger des êtres de confiance
Ce qu'il faut de lumière accrochée à leur vie,
Et plus ils sont nombreux à peser ma présence
Plus je deviens leur âme, plus je me multiplie.
Ceux qui n'ont pu fixer leur envie d'être là
Repartent vers ailleurs, sans la moindre colère.
Je les entends combler le vide avec leurs pas
Soucieux d'être toujours plus vaporeux que l'air.
Certains ont reconnu être passés chez toi,
Avoir trouvé refuge au creux des évidences.
Et d'autres sont partis car chassé par le froid
Ce froid qui définit trop crûment les absences.
Cher Jacques,
T'as voulu voir Vierzoul et on a vu Vierzoul.
T'as voulu voir Veson et on a vu Veson.
T'as voulu voir Honvers et on a vu Honvers.
T'as voulu voir Hamfleur et on a vu Hamfleur.
T'as voulu voir Anbourg, on a revu Hamfleur,
J'ai voulu voir ta soeur et on a vu ta mère
Comme toujours.
T'as plus aimé Vierzoul, on a quitté Vierzoul.
T'as plus aimé Veson, on a quitté Veson.
T'as plus aimé Honvers, on a quitté Honvers.
T'as plus aimé Hamfleur, on a quitté Hamfleur
T'as voulu voir Anbourg et on n'a vu qu'ses faubourgs
T'as plus aimé ta mère, on a quitté sa soeur
Comme toujours.
Et je te le dis, je n'irai pas plus loin
Mais je te préviens, j'irais pas à Paris,
D'ailleurs j'ai horreur, de tous les flons-flons
De la valse musette et de l'accordéon.
T'as voulu voir Paris et on a vu Paris...
Alors, alors....
T'as voulu voir Vierzoul, donc j'ai créé Vierzoul.
T'as voulu voir Veson, j'ai inventé Veson.
T'as voulu Honvers, il est sur le marché.
T'as voulu voir Anbourg, c'est à une lettre près.
T'as plus aimé Vierzoul, j'ai effacé Vierzoul.
T'as plus aimé Honvers et j'ai gommé Honvers.
T'as plus aimé aimé Hamfleur, j'ai arraché Hamfleur.
T'as voulu voir Anbourg, j'ai planté ses faubourgs.
Pour ta soeur et ta mère, je n'ai rien pu y faire.
T'as plus aimé mes rêves, j'ai cessé d'en avoir.
Jusqu'à ce jour étrange.
T'as voulu voir Vierzon et on a vu Vierzon.
T'as voulu que je chante, j'en ai fait une chanson.
T'as voulu voir Vesoul, c'est devenu un titre.
Mais je te préviens, je n'irais pas plus loin, je n'irais pas plus loin...
Cher Jacques,
Ce soir, plus que jamais, plus que tout, plus que toi,
Plus que tout autre encor, plus que jamais, peut-être,
Plus que n'importe qui, plus que l'onde des voix
Plus que le cri primal que je peux me permettre,
Plus que nos alphabets, plus que nos décisions,
Plus que l'argent perdu, plus que nos déceptions,
Plus que la vie grattée au verso d'un ticket
Plus que le sol trop dur sur lequel j'ai glissé,
Je remets, sur la table, une carte à l'envers
Et je joue, yeux fermés, comme un coup de poker,
Le bien contre le mal, le mot contre la rime,
La descente aux enfers, et brelan de déprime.
Je cherche la sortie, une porte capable
D'étourdir un instant mes compagnons de table,
Mes compagnons de jeu, mes compagnons de vie,
Mes compagnons de mort. C'est pour ça, je t'écris.
Du haut de mon angoisse à dérouler les heures,
J'ai séché mon sommeil pour larguer mes paupières,
Pour espèrer qu'enfin elles tombent en poussière
Inutiles volets, inutiles recours.
C'est l'instant primordial, car j'ai payé pour voir
Ce qui se cachait là, au coeur du jeu des autres.
Une vie sans dormir pour essayer de croire
Qu'ils tiennent dans mes mains leurs innombrables fautes.
Ce soir, plus que jamais, plus que tout, plus qu'étrange
Je sens cette indiscible et froissable rumeur,
Monter du sol trahi qu'une pelle mélange
A grand coup de pendule dans le ventre des heures.
C'est là que se termine, une part de moi-même,
Dans ce que la raison a fait de consistant :
La terre a le goût rance des propos que l'on sème
Dont les racines dures me percent en poussant.
Voilà pourquoi ce soir, je tenais à te dire
Par-dessus le possible, au-delà du comment,
Que j'ai sur mes parois, la pression d'un sourire,
Même mort, comme moi, j'ai reconnu Fernand....
Cher Jacques,
Il faut absolument que je pense à :
acheter un avion et un bateau
aimer plusieurs femmes à la fois
écrire une chanson d'amour
écrire des chansons d'amour
écrire des chansons
écrire une chanson avec Vierzon dedans
gueuler "morts aux cons"
être beau sans le savoir
savoir chanter
avoir envie de chanter
chanter toute sa vie
avoir trois filles
fumer quatre paquets de cigarettes chaque nuit
ne jamais éteindre la musique dans sa tête
ne jamais éteindre la lumière
ne jamais éteindre l'inspiration
être Belge
être Parisien
être un peu Vierzonnais
être un peu Vésulien
être un peu de Hambourg, de Anvers, de Honfleur
être un peu de la gare Saint-Lazare
être le suivant de celui qu'on suivait
être de partout
avoir du talent
devenir demain
partir loin
revenir quand même
écrire une chanson pour Jojo
vivre assez longtemps pour devenir éternel
rester éternel
tout sauf au pire et le pire, c'est ne plus penser du tout.
Mais surtout, je dois penser à :
être une heure, une heure seulement,
Brel, Brel, Brel et Brel à la fois.
*********************
Morts aux cons, à bas les lugubres !
Je mangerai vos cervelles à la petite cueillère
Comme vous le faites aux singes dans les restaurants chics.
Je goûterai les pensées de vos boîtes en fer
J'en trierai les déchets, vos tocs et vos tics,
Vos trucs inavouables et vos pourrissements,
Vos poisons pris de force dans des filets de sang.
Je mangerai vos rêves, piqués à la fourchette,
Retirant la peau sombre et les vives arètes.
Je piocherai dans les coins, un bout d'intelligence
Arrosé de vin doux, d'une minute de silence.
A vos mémoires, les Cons, je lève mon godet
Celles, sombres bien sûr, que je décortiquerai.
Je sucerai vos yeux où perce le soleil
Par où rentre le monde, par où sortent vos haines.
Vos deux globes étranges seront deux monts vermeils,
Deux objets saupoudrés de poivre de Cayenne.
Je ne laisserai rien. Que les os pour les chiens
Qui viendront sous la table clocharder leur pitance.
J'aurais vos têtes sombres dans le creux de mes mains
Et vos bouches cousues, enfin, d'un long silence.
Et j'en éprouverai une joie singulière
Celle de manger du Con à la petite cueillère.
Cher Jacques,
Mon bateau est une prison
car je n'ai pas de mer à vendre
mais le tien est un grand frisson
à bord duquel tout reste à tendre.
Ma Belgique est une étrangère,
je ne suis même pas Flamand...
Mais la tienne contient père et mère,
âmes au pluriel, femme et enfants.
Mes paroles sont des plaies à vif,
je ne sais pas être une chanson,
mais les tiennes frôlent les récifs
de tes lignes de flottaison.
Mon bel avion est un tombeau
car je n'ai pas de rêve à fendre
mais le tien est large et haut
entre ciel dur et terre à prendre.
Mes Olympia crèvent de soif
et mes scènes se tordent de faim,
mes routes clochardent des autographes,
des valises sous mes matins.
Mes bourgeois ont le regard froid
car je n'ai rien à leur montrer,
ni la face qui me fait foi,
ni l'arrière de mes pensées.
Mes Marquises manquent d'été
et de soleils de repentance,
j'ai du mal à garder fermer,
mes yeux cloués par tes silences.
Mes amitiés sont en retour,
sur quelques longs chemins de bière,
aimer c'est juste aimer d'amour,
pleurer c'est juste être derrière.
Mon accordéon est fané
dans sa boîte de valse-musette,
Marcel a sans doute trop chauffé,
de grains en grains, de fêtes en fêtes.
Mon Vierzon que t'as voulu voir
en a toujours la chair de poule,
même si, en guise de mémoire,
tu nous as imposé Vesoul.
Cher Jacques,
C'est l'heure de ma garde à vue
(en écho, plus agressif, à Ne me quitte pas...)
J’ai recueilli ton dernier trouble,
l’aube était courbée à tes pieds,
ton existence vivait en double,
mes mains faisaient tous les métiers.
Les matins blancs géraient nos crises,
les soirs rouges les éparpillaient,
je rangeais ton corps sous ma brise,
tout était trop sous mes baisers.
Ma vie était sous jalousie,
c’est le prix de la liberté.
J’avais confiance mais à crédit,
une dette envers la société.
C’est pour ça que je t’ai rejoins,
les yeux bandés pour le voyage,
pour éviter que sous mes poings,
ne se cache mon manque de courage.
Renoncer ce n’est pas la mort,
c’est juste le vide agressif,
la raison bafouée du plus fort,
qui vit, tranchante, comme run récif.
C’est l’heure d’admettre mon erreur.
J’ai recueilli ton dernier trouble,
dans le creux d’un jour vieillissant,
ma peau ne valait plus un rouble,
Dieu sait si même Dieu m’entend.
Je t’ai fait croire à mes croyances,
à des tas de choses inutiles,
mes espoirs n’avaient aucun sens,
mes recettes miracles si futiles.
Je t’ai aimé en sacrifice,
de découvertes en surprises,
dorénavant mon âme glisse,
entre rumeurs et terre grise.
Je voulais des plus que parfait,
redevables de mes futurs,
j’aurais voulu te les donner,
comme de tendres confitures.
Mais ta main a glissé du temps,
la mienne s’est retrouvée morte,
le courant d’air de cet instant,
m’a laissé nu derrière ta porte.
C’est l’heure d’admettre mon erreur.
J’ai recueilli ton dernier rire,
de passage sur tes lèvres bleues,
tu ne devais pas revenir,
le passé était silencieux.
Tes yeux ont brisé mes serrures
car tu avais perdu les clefs,
j’ai reconnu dans tes murmures,
la trace de mes mots délavés.
Tu les prononçais sans plaisir,
comme si tu les recopiais,
et sur tes buvards sans désir,
je sais que tu les écrasais.
Je n’ai pas voulu te briser,
dans le désert d’un matin noir.
J’ai senti mon poing se lever
comme si je forçais un tiroir.
Ton corps sous ma pluie imparfaite,
de ces coups portés jusqu’à terme.
Je t’ai rayé de ma planète.
En t’écrasant de mes « je t’aime ».
C’est l’heure d’admettre mon erreur,
c’est l’heure de ma garde à vue,
mes aveux me font tellement peur,
« si tu me quittes, je te tue,
si tu me quittes, je te tue,
si tu me quittes je te tue… »
Cher Jacques
Ca sent la bière de Londres à Berlin,
Ca sent Jacques Brel du soir au matin,
Ca sent l’orgueil de nous avoir chanté
Ca sent la feuille près de l’encrier !
Et ça sent Vesoul au cœur de Vierzon
Et ça sent la foule au cœur des bouchons,
Et t’as voulu voir, as-tu bien voulu ?
C’est notre heure de gloire mais l’a-t-on bien vu ?
Ca sent Vierzon de Jacques jusqu’à Brel
Ca sent Vesoul, ça sent de plus belle,
Ca sent le temps, le passé qu’on déplace
Et ça sent ton nom qu’on mettra sur la place.
Ca sent le Jacques jusqu’au bord du Brel
Ca sent le Jacques jusqu’au « Chauffe Marcel »,
Ca sent le Brel dans les rues de Vierzon,
Ca sent le Brel et enfin ça sent bon.
Ca sent la joie du retour au pays,
Le parfum du pourquoi qu’on a enfin conquis.
Ca sent la question, « est-ce que t’as vu Vierzon ? »
Si Jacques a dit oui, Brel aurait dit non.
Et ça sent tes mots jusqu’au cœur de nos veines
Ca sent le tempo d’Azzola sur la scène,
Ca sent l’excellence au pays de Vierzon,
Lettres capitales habitées par ton nom.
Ca sent Don Quichotte en l’absence de moulins,
Ca sent la parlotte au bistrot du coin,
Et ça sent Vierzon jusque dans ton retour,
Et l’accordéon nous parle d’amour…