Depuis presque une semaine, alors que l'hiver pointe le bout de son nez, la place Exarchia est éclairée non pas par des lampadaires, mais par quelques feux autour desquels se réunissent des dizaines de badauds. Une musique électro affreuse ainsi que des chiens plus ou moins errants les accompagnent. Les feux sont allumés à même le sol, avec des morceaux de bois trouvés ça et là. Certains préfèrent mettre le feu à des poubelles fixées sur des lampadaires qu'ils garnissent de cartons. Mais les feux de la nuit ne sont pas les seuls à avoir investi la place : des dizaines d'étrangers se sont mêlés aux Grecs et immigrés qui occupent d'ordinaire la plateia contestataire. On entend parler plus souvent que d'habitude l'anglais et l'allemand. Et lorsqu'on interroge un de ces nouveaux arrivants, jeunes, l'écharpe qui cache la moitié du visage, on comprend rapidement qu'il est là notamment pour le 6 décembre.
Le 6 décembre et le 17 novembre sont deux journées synonymes d'émeute à Athènes et en Grèce, ou du moins dans certains quartiers. Il y a trois semaine avait eu lieu une importante manifestation pour la commémoration des quarante ans du soulèvement et l'écrasement de la révolte des étudiants de l'école Polytechnique contre la dictature des Colonels. La manifestation impressionnante ayant rassemblée des milliers d'hommes et de femmes s'était presque déroulée sans incident. De retour à Exarchia, les flics avaient complètement quadrillé le quartier et la terrifiante Delta force faisait sans arrêt des rondes à moto. Pourtant, deux heures plus tard, les étudiants et autres jeunes anarchistes ou gauchistes avaient réussi à reprendre la place. Les quelques scènes de caillassage des flics m'avaient impressionné. Mais on me disait que ce n'était rien en comparaison avec le 6 décembre.
En effet, il y a cinq ans était tué un jeune garçon anarchiste de 15 ans par un policier. Des émeutes immenses avait éclaté partout en Grèce pendant de nombreuses semaines. Depuis, chaque année, le 6 décembre est synonyme de trouble dans les grandes villes. Les jeunes étrangers qui étaient arrivés depuis quelques jours à Athènes venaient pour célébrer à leur manière cet événement tragique. La situation politique et sociale en Grèce a de quoi mobiliser plus d'un : violences de l’État et de la police, autoritarisme, corruption et austérité avec en toile de fond la montée du fascisme car tout le monde se souvient encore de l'assassinat de Pavlos Fyssas par un membre d'Aube dorée. Qui plus est, pour la première fois, des sympathisants et membres d'Aube dorée s'étaient rassemblés devant le Parlement pour protester contre l’incarcération de leur dirigeant et autres députés. Un service d'ordre agressif intimidait tous ceux qui tentaient de prendre des photos, moi y compris. Ils étaient plusieurs centaines à agiter leurs drapeaux grecs. Ce raz de marée de drapeaux bleus et blancs au dessus de la foule était terrifiant à voir: c'était l'image du fascisme même.
La journée du 6 décembre devait être plus importante que l'année dernière. Une formation anarchiste m'avait même confié une mission : être au bon endroit au bon moment pour prendre des photos et vidéos d'un assaut des anarchistes contre la police anti-émeute (la MAT) et cela place Syntagma. Je devais être absolument neutre tout au long de cette journée et ne prendre aucun risque, c'est à dire rester avec les journalistes. Il fallait se méfier à la fois des jeunes anar qui allaient défiler insulter ou intimider les journalistes et des flics en tenu de robocop pas forcément contents lorsqu'on les photographie de près. Une première manifestation des étudiants devait partir à 11h devant l'Université d'Athènes, toujours en grève. Lorsque je suis sorti de chez moi d'après 12h je tombe vers Omonia sur près de 1500-2000 manifestants très jeunes encagoulés et très remontés, criant « flics, porcs, assassins » et insultant les flics qui encadraient de près les manifestants. Ces jeunes ont lancé des pétards costauds, des cailloux, parfois même des fleurs et des bières sur les policiers plutôt bienveillants qui parfois souriaient, parfois gueulaient. S'ils ont multiplié les provocations, les flics – batzi - ont eu l'intelligence de ne pas réagir... jusqu'à ce qu'ils reçoivent une véritable pluie d'oranges.
En effet, à la fin de la manifestation, devant l'Université d'Athènes, les policiers ne pouvaient plus encadrer les jeunes qui se sont rués sur les arbres et ont arraché une quantité impressionnante d'oranges qu'ils ont ensuite balancées sur eux. Puis tout ce qui passait sous la main était lancé : des pierre et des bâtons. Les flics ont rapidement répliqué avec des flash et quelques grenades lacrymogènes, puis ont lancé une attaque éclaire, précise et terriblement efficace. Il est 13h45. Ils sont venus de partout, ont attaqué sur les côtés et pris en tenaille de nombreux manifestants qui se sont réfugiés devant l'université. Plusieurs jeunes ont été arrêté. On a vu des flics se mettre sur eux pour les maîtriser. Les policiers ont ensuite adopté la technique du « kettling » : enfermer les manifestants dans une sorte de prison en plein air. Les profs étaient là pour les soutenir et blâmer le comportement des policiers. Un jeune garçon prisonnier a fait un malaise, il a fallu attendre un long moment avant de le prendre en charge. Les manifestants ont été libérés une heure plus tard, petit à petit. Les flics fouillaient leur sac. Beaucoup de matériels ont été confisqués par la police.