Dans une interview sur CNews (26 Octobre 2023), vous expliquez qu’il existe une « guerre de civilisation entre juifs et chrétiens d’un côté et musulmans de l’autre » à la place d’une montée des nationalismes pour expliquer ce qui se passe au Proche-Orient, et vous vous servez du conflit entre Azéris et Arméniens pour soutenir cette thèse. Étant moitié Français, moitié Arménien (multiculturel par la force des choses), ma réponse est « non », M. Onfray, je ne prendrai pas part à votre guerre, et ce pour plusieurs raisons.
Premièrement, les choses sont moins simples que vous les présentez. Vous, qui êtes cultivé, devriez savoir que le récent nettoyage ethnique d’Artsakh s’est produit grâce à l’armement de l’Azerbaïdjan par Israël. Vous devriez aussi savoir qu’Israël a bombardé la dernière église chrétienne à Gaza (où est enterré un membre de ma famille) et que des colons israéliens sont actuellement en train d’harceler les Arméniens de Jérusalem. Sans doute est-il temps d’apprendre que pendant le génocide arménien des milliers d’enfants furent sauvés par des Arabes musulmans de Syrie et qu’Israël refuse toujours de reconnaitre le génocide des Arméniens !
Deuxièmement, quand Albert Camus a parlé de « guerre de civilisation », c’était pour décrire les révoltes anti-coloniales de l’après-guerre, pas pour justifier le néo-colonialisme. Le recours aujourd’hui à un tel concept « entre juifs et chrétiens d’un côté et musulmans de l’autre », et surtout l’adhésion à l’un de ces deux camps imaginaires, au lieu d’aider à apaiser les esprits, ne peut que contribuer à la montée de l’intolérance. Pour un avenir juste et pacifique au Proche-Orient, il faut, évidemment, une révolution démocratique dans le monde arabe et musulman en général (le Printemps arabe y était presque). Mais il est aussi temps que les pays occidentaux prennent leur part de responsabilité dans la situation actuelle, à commencer par leur complicité dans la grande injustice faite aux Palestiniens en 1948, en passant par le renversement par les États-Unis et le Royaume Uni du gouvernement démocratiquement élu de Mosaddegh en Iran, au soutien aux dictatures religieuses (Arabie saoudite) ou militaires (Turquie, Egypte après Nasser), les aventures militaires désastreuses en Irak et en Afghanistan, jusqu'à l’armement par les Etats-Unis des crimes contre l’humanité en cours à Gaza. Le soutien des États-Unis à des mouvements fondamentalistes musulmans armés pendant des décennies pour contenir le nationalisme séculaire pan-arabe est bien documenté, tout comme le soutien originel d’Israël à Hamas pour diviser la résistance palestinienne à l’occupation.
Mais on vous voit venir: dénoncer l’hypocrisie du néo-colonialisme au nom de la démocratie depuis la dernière guerre mondiale et la montée de l’islamophobie en France et aux Etats-Unis serait faire preuve de « haine contre l’Occident » et d’« islamo-gauchisme ». A force de courir derrière les souverainistes de droite sur les plateaux télévisés, vous vous êtes perdu dans les coulisses du chauvinisme, voire des guerres de religions, et ce au nom… de l’athéisme et du socialisme libertaire ! D’ailleurs, en déclarant que M. Mélenchon est un « putschiste et fasciste » et que Mme Le Pen « n’est pas plus à droite que M. Chirac », au lieu de contribuer à la formation d’une alternative véritablement socialiste et démocratique en France, vous en rajoutez au sectarisme qui, depuis plus d’un siècle, a tant desservi la gauche dont vous vous réclamez encore.
Je suis solidaire avec le peuple palestinien abandonné de toutes parts, comme ce fut le cas jadis pour les Arméniens. C’est mon devoir d’être humain. Je trouve insupportable l’indifférence face aux massacres et au début de famine dont nous sommes témoins. Dans ce contexte, votre promotion publique d’une « guerre de civilisation » est une insulte à la raison et à l’humanisme le plus fondamental. Pas en mon nom.
Je finis en citant un philosophe brillant du XXème siècle, dont vous avez dit du bien mais vous avez aussi caricaturé (comme vous faites avec les philosophes que vous critiquez), né et élevé en Allemagne au sein d'une stricte tradition hébraïque pour ensuite plaider pour un socialisme humaniste : « Selon le droit international, il existe le principe selon lequel aucun citoyen ne peut être déchu de sa propriété ou de ses droits de citoyenneté; et le droit de citoyenneté est de facto un droit pour lequel les Arabes d’Israël ont bien plus de légitimité que les Juifs [européens]. Juste parce que les Arabes ont fui? Depuis quand cela est-il passible de la confiscation des biens et de l'interdiction de retourner sur la terre sur laquelle les ancêtres d’un peuple ont vécu pendant des générations? Ainsi, la revendication des Juifs sur la terre d’Israël ne peut pas être une revendication politique réaliste. Si toutes les nations revendiquaient soudainement les territoires dans lesquels leurs ancêtres avaient vécu il y a deux mille ans, ce monde serait une maison de fous ». Erich Fromm (1959).