Vivre debout.
« Qu’est-ce que vous faites debout ? » lance d’un air agacé l’aide-soignante.
Mais retournons-nous vers quelques jours en arrière, donc quelques jours avant Noel. Un homme en pyjama d’âge mur, d’âge gris comme ses cheveux, se tient debout auprès d’un autre plus âgé, plus gris encore et qui, par injonction médicale, est alité de façon permanente.
Le premier a passé une nuit ponctuée d’épisodes de douleurs fulgurantes et de moments d’accalmie heureusement plus grands qui ont permis quelques heures d’un sommeil hachuré.
Car la position couchée a été sujette à des douleurs traîtresses accompagnées de réveils en sursaut et de gémissements pointus, de jurons incontrôlés. C’est embêtant, pour ne pas dire plus car en principe la position couchée est la plus propice à la détente et l’endormissement…
Pourtant, comme les nuits précédentes depuis son arrivée aux urgences de l’hôpital, il a passé pour partie des nuits découpées en tronçons à solliciter l’assistance de l’infirmier ; condamné malgré tout à rester couché en évitant soigneusement de bouger la moindre parcelle de son corps pour échapper aux foudres des douleurs. Il n’empêche et à chaque fois, il a répondu favorablement aux propositions du salvateur soignant de se voir injecté des solutions diverses de produits antalgiques.
Au cours des dernières nuits, il est tout de même péniblement parvenu à se lever et à rester assis dans un fauteuil attenant au lit, à rester des heures durant presque sans bouger dans le noir de la chambre qu’il partage avec son compagnon de douleurs, à lorgner sur les heures qui peinent à s’égrainer, avant de refaire exténué des tentatives pour se rallonger délicatement, de répéter à plusieurs reprises des allers et retours entre le fauteuil et le lit médicalisé.
Bien que tous deux plutôt taiseux ; les jours passant, des liens, du respect se sont tissés. Ils ont partagé quelques mots, l’impossibilité de faire autrement que de partager aussi des pans de leur intimité corporelle et aussi une certaine expression solidaire.
Même si cette dernière pouvait s’avérer grandement inefficace à réellement soulager l’autre, cette bouffée d’empathie, d’humanité avait valeur de réel soutien, nourrissait l’un et l’autre de forces pour opposer de la résistance aux tracasseries du présent et à celles qui ne manqueraient pas de défier leurs limites à l’insupportable en se manifestant plus tard de façon fourbe.
Alors, parfois, des petits mots, des petits gestes pour faciliter ceux du quotidien de l’autre, un peu d’humour, de complicité, de compagnonnage, de bienveillance étaient échangés et, à mesure qu’il devenait moins compliqué de les accepter venant de l’autre, on pouvait ainsi se sentir un peu utile, un peu moins seul dans sa peau, dans ses maux.
« Qu’est-ce que vous faites debout ? » demanda donc un peu sèchement l’aide-soignante qui prenait son service de jour. Il était environ 6 h 30 ce matin-là, elle venait de pousser la porte de la chambre. Et elle fut surprise de voir l’homme en pyjama d’âge mur auprès du lit du patient le plus âgé. En fait, ses mots avaient certainement dépassé sa pensée, avaient mis en défaut sa posture professionnelle. Elle avait semblé immédiatement gênée, paraissait presque sidérée également d’avoir eu cette réaction qui venait peut-être dire quelque chose d’enfoui en elle et qui avait émergé sans prévenir.
Lui s’était senti dépossédé, incapable de se défendre, d’opposer un mot. Il se sentait renvoyé dans ses buts, « à sa place » dans son fauteuil ou son lit destinés uniquement à la patience et la souffrance.
Troublée mais s’attachant à sa mission du moment, elle se dirigea vers la fenêtre de la chambre pour actionner la montée du volet électrique, ainsi amener enfin le soulagement de la lumière du jour, changer l’eau tiédie des brocs, prendre la température des deux patients avant de repartir vers d’autres chambres en adressant un mot aimable aux deux messieurs du 102 et du 103. Tout cela aurait pu paraitre bien banal, s’il ne s’agissait du signal qui ouvrait les portes de la renaissance d’une nouvelle journée et sur ses mouvements.
Il est des circonstances de la vie qui font que son déroulement est détourné de son chemin initial et où l’on se retrouve en situation de perte partielle, totale, provisoirement ou non, d’autonomie. Même si on reste en principe « un égal », on ne se sent plus un être libre, un individu pleinement détenteur de tous ses moyens, mieux encore doté d’un droit, d’une parole citoyenne. Cette perte d’indépendance, cette dépendance, fait qu’on devient un usager d’une institution et de ceux qui se démènent avec les moyens dont ils disposent pour fournir un maximum de confort dans une situation d’inconfort.
Or, dans ce type de situation, de ce côté-ci de la barrière, plus qu’un accompagnement, l’on ressent le bénéfice d’une prise en charge. Même partielle, il y a des mots qui ce ne sont alors pas que de la sémantique, du conceptuel. De ce côté-là, lorsqu’il y en a, les mots ne sont pas vides de consistance, ne sont pas des notions passe partout fourrées à la va vite, ne signifiant qu’approximation d’un vague ressenti.
C’est un rappel à l’ordre immuable des choses qui fait que même bon vivant, dans la plupart des cas on n’en demeure pas moins mauvais mourant. Même si pour cette fois on est conscient que l’issue ne sera pas morbide, il n’en demeure pas moins qu’à coup sûr c’est pour une autre fois et on y pense quand même. On se réconforte comme on peut.
A partir de là, il n’existe pas vraiment d’autre choix raisonnable que de se résigner à être presqu’uniquement un patient et à avoir chaque minute qui passe pour objectifs d’éviter précautionneusement la douleur tout en regagnant patiemment petit à petit le monde de l’autonomie.
On a inventé, organisé des sécurités autant que des rouages sociaux. Cette sécurité, cette fluidité, le secteur public et apparenté en est et doit en être un immuable garant. Il en va ainsi par exemple des hôpitaux, des transports publics.
Ainsi, à l’hôpital d’autres sont chargés, rémunérés pour plus ou moins suppléer à cette limitation temporaire, ponctuelle de l’autonomie individuelle, d’en évaluer l’étendue, de laisser le plus de marge possible pour que les objectifs du désormais patient soient atteints par lui dans les meilleurs ou moins pires conditions et délais.
Le patient n’est plus un homme libre, il est usager. Pour autant, être usager signifie qu’on a la possibilité d’user de, de faire usage d’un service. Car il faut bien rester humble et avouer qu’on n’est pas omnipotent, omnipuissant et qu’il est des domaines où on a besoin de recourir à des moyens techniques, scientifiques, etc… qui individuellement nous font défaut et que d’autres possèdent.
Ainsi, lorsqu’on est malade ou blessé, on est bien heureux de trouver un hôpital, l’hôpital. Dans un autre domaine, on est satisfait de prendre des transports en commun pour se déplacer à plus grande distance ou à plus grande vitesse par nécessité ou par plaisir qu’avec nos uniques propres moyens comparativement forts limités, qui ne comportent que deux jambes agrémentés d’autant de pieds (ce qui n’est pas si mal !).
On est tour à tour usager et « homme libre », autonome. Etre usager signifie que d’autres suppléent et que ceux-ci sont eux-mêmes tour à tour « usagers » et « hommes libres ».Ils mettent leur savoir-faire au service d’autres en fournissant une prestation et un savoir [DB1] -être qui leur sont propres. Parfois bénévoles, ils sont majoritairement salariés. Ces « hommes libres » sont le plus souvent liés par un contrat de travail, une éthique, une déontologie, ils en sont à la fois sujets et objets…ont des contraintes mais gardent leur liberté…
Lorsqu’on est usager, pour moi le souci n’est pas d’user mais de ne pas être ou se sentir abusé. Et ainsi de conserver, non seulement par principe mais dans le réel, le droit à la parole, de conserver ce droit en même temps qu’une place d’être désirant qui n’en est pas au point de ne pas savoir ce qui est bon pour lui malgré le handicap et donc l’incontournable nécessité de recourir à d’autres.
Même si dans sa grande majorité le personnel soignant fait preuve d’une grande humanité, qu’on reste à ses yeux une personne avec un nom, qu’un type de relation en découle et s’installe un peu à la fois, dès la porte donnant sur le couloir du service, on se sait redevenir le patient, l’usager du103.
C’est peut-être une façon de mettre de la distance avec la résonance de la souffrance de l’autre, c’est peut-être humainement nécessaire pour ceux qui sont du côté soignant de la barrière et du défilé quasi incessant, du renouvellement des patients de la chambre 102 et 103…
Tout cela est bien aimable mais du « côté saignant », on est le seul et unique « patient du 103 ». Et le pire c’est qu’on a besoin de l’être patient lorsqu’on a besoin de soins. Il vaut mieux être patient, avoir le courage de patienter en attendant de moins, de ne plus souffrir, de retrouver, redécouvrir ses moyens, son lieu de vie, ses repères laissés un temps dehors dans une parenthèse.
En attendant il faut ronger son frein, accepter du mieux possible la perte de sa liberté, accepter d’être un usager différencié, mais aussi « comme les autres », d’un service, d’une institution, d’un grand tout, d’une organisation qui est pensée, agencée pour distribuer le soin nécessaire servant à apaiser un peu à la fois la douleur, servant à conduire ce 103 là, les suivants et les autres vers la sortie, vers le monde imparfait mais « normal » où l’on vit debout.
Daniel BOT, 23 décembre 2014.
Billet de blog 6 janvier 2015
l’Hôpital et moi !
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