A défaut d’autres termes, dans l’immédiat, proposons ceux-ci, encore néologiques, pour désigner la transposition dans le monde capitalistique de l’entreprise, de leurs homologues des organismes étatiques : paperasserie et bureaucratie, mailasserie et managerocratie. La langue ne tient pas un rôle mineur dans le livre de David Gaeber, Bureaucratie, version d’octobre 2015 mise à jour. Surtout, très freudiennement, c’est à titre de symptôme qu’elle apparaît : « vision », « qualité », « parties prenantes », « leadership », « excellence », »innovation », « objectifs stratégiques », « meilleures pratiques », dont l’auteur fait remarquer que le lexique provient de la philosophie du « développement personnel ». Leur apparition dans un espace, dans une zone, font signe de cette violence structurelle à l’oeuvre, celle dont il va être question tout au long de cet ouvrage. Ce livre peut être vu comme l’actualisation du propos de Jacques Lacan sur les bureaucrates dans son séminaire L’éthique de la psychanalyse, dans le chapitre « La fonction du beau » (18 mai 1960). Dès la page 36 du livre, est abordée la culture de la complicité engendrée par la culture bureaucratique. Cette culture dont le nom moderne est culture d’entreprise. La mailasserie, dans ce contexte ne serait autre que la version internet, la version digitalisée, de la bureaucratie, sa version automatisée, standardisée par les nouvelles technologies de l’information. Aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée règne ainsi l’organisation impersonnelle, celle que nous serviront bientôt les robots dont la production est déjà bien industrialisée. Evaluation, audit, quantitication, autant de termes qui ont donné lieu à la formation d’une gigantesque cohorte de « cocheurs de cases », aux titres tous plus ronflants les uns que les autres, qui n’ont d’égal que leur vacuité. « Métiers à la con » artificiels et dénués de sens », s’exprime plus crûment l’auteur. La culture du formulaire nous a ainsi submergés, nous dévore. « Sur le plan purement personnel, ce qui m’a probablement le plus perturbé a été de constater qu’en un sens, avoir à faire à ces formulaires m’avait abêti, moi aussi » écrit à la page 61 David Gaeber. Qu’est-ce que la violence structurelle ? Elle relève de « structures qui n’ont pu être instituées ou maintenues que par la menace de la violence, même si, dans leur fonctionnement ordinaire, quotidien, aucune violence physique réelle n’est nécessaire ». Chacune par ailleurs pouvant être décrite comme « Un dispositif institutionnel qui, par son fonctionnement même, cause régulièrement des souffrances physiques ou psychologiques à une certaine fraction e la population, ou impose des limites à sa liberté |….] » (note 11 p275). Tout a long du propos de l’auteur, court le binôme : violence/travail interprétatif qui retient l’attention. A savoir « qu’au sein des rapports de domination c’est généralement au subordonné auquel revient de facto la tâche de comprendre le fonctionnement réel des rapports sociaux en question »(P87). Cette « imagination » s’accompagne d’une certaine sympathie, élément qu’avait relevé en son temps Adam Smith. Le rapport dominant/subordonné produit donc cette autre relation dissymétrique, celle de la violence structurelle et du travail interprétatif. La violence elle-même pouvant être abordée comme une communication dont le contenu ne comprend aucun travail interprétatif. L’aliénation trouve ici l’un de ses fondements. Si le terme de sympathie peut choquer, on se souviendra certes de son accointance étymologique avec la pâtir. On saisira aussi le sérieux du propos de Lacan lorsqu’il parle « de cette communication affective, essentielle au groupement social et qui se manifeste assez immédiatement en ces faits que c’est son semblable que l’homme exploite, que c’est en lui qu’il se reconnaît, que c’est à lui qu’il est attaché par le lien psychique indélébile qui perpétue la misère vitale, vraiment spécifique, de ses premières années » (« Au-delà du « Principe de réalité » Ecrits). Ce que David Gaeber aborde de son côté comme l’im-bécillité, et la stupidité attachées à cette violence. Parmi les expressions interrogées figurent la fameuse « être réaliste », mot de passe de l’ultra-libéralisme. La question de la foule, des foules, n’est pas laissée de côté, dans un pertinent abord de l’individu, selon qu’il est immergé dans l’une ou l’autre d’entre elles. Pertinent car l’aliénation dans ce cadre, signifie que la personne ne demeure pas un invariant, qu’il en devient méconnaissable, altéré, pour les autres certes, mais aussi, pour prolonger ce point, pour lui-même (voir les pages 118 à 122). « Un esprit bureaucratique, timoré, imprègne aujourd’hui de toutes parts la vie intellectuelle. La plupart du temps, il s’avance masqué, enveloppé dans un langage de créativité, d’initiative et d’esprit d’entreprise ». Le chapitre 3 « L’utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond », n’est pas moins décapant. Il aborde la séduction, « l’attrait caché » qu’exerce sur nous la bureaucratie. Nous vous laisserons ici la surprise du développement sur la Poste allemande, où l’expression américaine « To go postal », autrement dit, « Péter un câble », trouve sa lointaine origine. Dans cette analyse continue de la violence bureaucrate le propos mentionné de David Hume, sonne comme une révolte : « La raison est et ne doit être que l’esclave des passions ». La partie consacrée au jeu et aux règles, est à considérer selon nous comme l’amorce d’un développement plus important : « Les bureaucrates créent des jeux-simplement ce sont des jeux qui ne sont vraiment pas drôles » (p222). Ce serait à interroger. Car, pour nous servir de ce concept psychanalytique, on ne joue pas avec surmoi. Le surmoi porte un masque grimaçant et inquiétant. Ce qui expliquerait l’attrait de la bureaucratie, selon l’auteur, ce serait la peur du jeu. (p225). Où cela nous mènerait il en effet ? Au jeu de l’amour et du hasard ? A être le jouet du sort ? Ou du caprice de l’Autre?
Billet de blog 5 décembre 2015
MAILASSERIE ET MANAGEROCRATIE, HOW TO GO POSTAL !
David Graeber, dans son livre Bureaucratie, met les points sur les i, concernant la culture bureaucrate dans laquelle nous baignons, dans notre travail, autant que dans la vie quotidienne et notre rapport aux administrations.
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